L’ère de la vulnérabilité

Jeudi 23 Octobre 2014

NEW YORK – Deux études récentes démontrent à nouveau toute l’ampleur du problème des inégalités aux États-Unis. La première, le rapport annuel sur l’évolution des revenus et de la pauvreté rendu par le Bureau du recensement américain, a démontré qu’en dépit d’une prétendue reprise économique depuis la Grande Récession, les revenus des citoyens Américains ordinaires continuaient de stagner. Les revenus médians des ménages, ajustés à l’inflation, demeurent quant à eux en-dessous de leur niveau d’il y a 25 ans.


Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia
Il a longtemps été considéré que la plus grande force de l’Amérique ne résidait non pas dans sa puissance militaire, mais dans un système économique envié par le monde entier. Mais pourquoi s’agirait-il aujourd’hui pour les autres États de reproduire un modèle économique en vertu duquel une large proportion de la population – si ce n’est une majorité – connaît une stagnation de revenus alors même que ceux des plus fortunés grimpent en flèche ?
Une deuxième étude, le rapport 2014 sur le développement humain  du Programme des Nations Unies pour le développement, vient corroborer ces conclusions. Le PNUD publie chaque année un classement des États, selon leur indice de développement humain (IDH), qui mobilise diverses dimensions du bien-être au-delà des simples revenus, parmi lesquelles la santé et l’enseignement.
L’Amérique se classe en cinquième position en termes d’IDH, derrière la Norvège, l’Australie, la Suisse et les Pays-Bas. Une fois les inégalités intégrées à ce score, elle perd de nouveau 23 places – une chute parmi les plus vertigineuses pour un pays hautement développé. L’Amérique se retrouve alors en effet derrière la Grèce et la Slovaquie, des pays que l’opinion publique n’a pas pour habitude de considérer comme des modèles, ou comme des concurrents de l’Amérique au plus haut des tableaux.
Le rapport du PNUD se concentre sur un autre aspect de la performance sociétale : la vulnérabilité. Il souligne en effet qu’en dépit de la réussite de nombreux États dans l’extraction de nombreux individus de la pauvreté, la vie quotidienne d’un grand nombre de ces personnes demeure précaire. La survenance d’un événement relativement mineur – tel que l’apparition d’une maladie au sein de la famille – serait précisément susceptible de faire replonger celle-ci dans la déchéance. La mobilité descendante constitue ainsi une menace réelle, là où les perspectives de mobilité ascendante demeurent limitées.
Aux États-Unis, cette mobilité ascendante constitue davantage un mythe qu’une réalité, tandis que vulnérabilité et mobilité descendante constituent une expérience largement partagée. Ceci s’explique en partie par la nature du système de santé de l’Amérique, qui abandonne encore aujourd’hui les Américains les plus pauvres à une situation précaire, et cela malgré les réformes du président Barack Obama.
Les plus défavorisés flirtent constamment avec la faillite, ainsi qu’avec son lot de répercussions. Maladie, divorce ou perte d’emploi suffisent bien souvent à les y plonger.
La loi de 2010 sur la protection des patients et les soins abordables  (ou « Obamacare ») avait pour objectif d’atténuer ces menaces – un certain nombre d’indicateurs solides  révélant effectivement une réduction prochaine et significative du nombre d’Américains n’étant pas assurés. Néanmoins, et notamment en raison d’une décision de la Cour suprême  ainsi que de l’obstination des gouverneurs et parlementaires républicains, qui dans deux douzaines d’États américains ont refusé d’étendre le programme Medicaid (assurance santé destinée aux plus défavorisés) – et bien que le gouvernement fédéral prenne en charge la quasi-totalité de la facture – 41 millions d’Américains demeurent privés d’assurance santé. Lorsque l’inégalité économique se transcrit en distorsion politique – ce qui est largement le cas aux États-Unis – les gouvernements ne prêtent que peu d’attention  aux besoins des moins fortunés.
Ni le PIB, ni l’IDH ne reflètent les changements au cours du temps ou les différences entre les États sur le plan de la vulnérabilité. Pour autant, en Amérique et ailleurs, on constate nettement une baisse de la sécurité au sens large. Ceux qui disposent d’un emploi s’inquiètent de leur capacité à le conserver, tandis que ceux qui n’ont pas cette chance redoutent de ne jamais en décrocher.
Le récent ralentissement économique a véritablement saigné la richesse de nombreux individus. Aux États-Unis, et même à partir de la reprise du marché boursier, les revenus médians ont chuté de plus de 40 % entre 2007 et 2013. Ceci signifie que nombre de personnes âgées et d’approchants de la retraite s’inquiètent aujourd’hui pour leur niveau de vie. Des millions d’Américains ont perdu leur maison ; plus nombreux encore sont les millions d’entre eux confrontés à l’insécurité liée à l’éventualité de perdre un jour la leur.
Toutes ces insécurités viennent s’ajouter à celles que connaissent depuis longtemps les Américains. Au sein des quartiers pauvres du pays, des millions de jeunes hispaniques et afro-américains sont confrontées à un risque de disfonctionnement ou de partialité du système policier et judiciaire ; il peut leur suffire de rencontrer la mauvaise humeur d’un officier de police pour se retrouver sans motif derrière les barreaux – ou pire encore.
L’Europe reconnaît traditionnellement l’importance de l’appréhension de cette vulnérabilité, à travers le fonctionnement d’un système de protection sociale. Les Européens ont compris que les meilleurs systèmes de protection sociale pouvaient même permettre d’améliorer la performance économique dans son ensemble, les individus étant davantage disposés à prendre les risques nécessaires à une plus forte croissance économique.
En bien des régions d’Europe, un taux de chômage élevé  (12 % en moyenne, 25 % dans les pays les plus affectés), combiné à une érosion de la protection sociale induite par l’austérité, aboutit néanmoins aujourd’hui à une montée sans précédent de la vulnérabilité. Ainsi le déclin du bien-être en société pourrait-il se révéler bien plus grave que ne l’indiquent les mesures conventionnelles du PIB – chiffres d’ores et déjà suffisamment maussades, la plupart des pays enregistrant un revenu réel par habitant (ajusté à l’inflation) inférieur aujourd’hui à celui d’avant-crise – soit un demi-siècle perdu.
Le rapport  de la Commission internationale sur la mesure des performances économiques et du progrès social (que je préside) a souligné que le PIB ne constituait pas un bon outil de mesure de la performance d’une économie. Les rapports du Bureau du recensement américain et du PNUD nous rappellent toute l’importance de cet aspect. Beaucoup trop a d’ores et déjà été sacrifié sur l’autel d’un fétichisme autour du PIB.
Indépendamment du rythme de la croissance du PIB, lorsqu’un système économique échoue à conférer un gain à la majorité de ses citoyens, et qu’il voit croître en son sein une population exposée à une insécurité grimpante, il constitue au sens fondamental un système économique en échec. Quant à ces politiques qui, à l’instar de l’austérité, aggravent l’insécurité tout en érodant les revenus les plus faibles et le niveau de vie d’un large pan de la population, elles se révèlent tout aussi défaillantes sur un plan fondamental.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia. Son ouvrage le plus récent, co-écrit avec Bruce Greenwald, s’intitule Creating a Learning Society: A New Approach to Growth, Development, and Social Progress
 
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