La menace de la submersion du marché

Lundi 15 Février 2016

Il est temps de mettre la montée des économies émergentes en perspective. La croissance économique rapide dans la plupart des pays en développement depuis le début du siècle a été alimentée par un boom des matières premières et une surabondance de crédit. Mais, parce que le boom des marchés émergents n'a pas été accompagné par des réformes structurelles suffisantes, il n'a pas été durable.


La menace de la submersion du marché
Aujourd'hui, la plupart des grandes économies émergentes ont connu un retournement sévère de fortune. La Russie et le Brésil ont plongé dans des crises graves, avec inflation à deux chiffres accompagnant une contraction de 4%  du PIB l'an dernier. L’Afrique du Sud croit à peine. Le rythme phénoménal de la croissance chinoise a ralenti à moins de 7%. Sans surprise, Goldman Sachs a fermé  son fonds BRIC d’investissement au Brésil, en Russie, en Inde et en Chine qui ne faisait que perdre de l'argent.
En effet, l'avenir des BRICS (y compris l'Afrique du Sud) – ainsi que celui des autres marchés émergents – semble sombre. En dehors de l'Asie, la plupart des économies en développement sont principalement exportatrices de matières premières, et sont donc très exposées aux chocs de prix. La chute des prix du pétrole a réduit la valeur du rouble russe de plus de moitié par rapport au dollar américain, et de nouvelles baisses semblent probables – surtout si la Réserve fédérale américaine continue à relever ses taux d'intérêt.
Les prix des matières premières sont susceptibles de rester bas pendant une ou deux décennies, comme ils l’ont fait dans les années 1980 et 1990. En ce qui concerne le pétrole, par exemple, le gaz de schiste, le pétrole de réservoirs étanches, le gaz naturel liquéfié, ainsi que l'énergie solaire et éolienne de plus en plus concurrentielles, augmentent fortement l'offre d'énergie, alors même qu’une décennie de prix élevés a stimulé des économies et réduit la demande.
La crise des matières premières se révélera surement douloureuse pour la population des marchés émergents, qui mesurent souvent leurs revenus en dollars américains. Avec la chute des taux de change, ils se sentiront rapidement beaucoup plus pauvres. Les gouvernements souffriront aussi, puisque leur dette extérieure – qui est montée en flèche suite aux efforts d’expansion budgétaire et monétaire qui n’ont produit que peu de croissance – deviendra beaucoup plus lourde, tandis que la stimulation des exportations grâce aux taux de change plus bas sera limitée, en raison de l'absence de nouvelles capacités en dehors des secteurs des matières premières. Lorsqu’il deviendra de plus en plus difficile pour les pays d’honorer les paiements, il est probable que l’on assiste à de multiples crises de la dette de marchés émergents.
À court terme, c’est le Brésil qui suscite le plus d'inquiétude, compte tenu de son importante dette publique et de son vaste déficit budgétaire. A moyen terme, cependant, la situation de la Chine semble encore plus effrayante. En règle générale, la dette totale du secteur privé et public d’une économie émergente ne devrait pas dépasser 100% du PIB. La dette totale de la Chine dépasse maintenant 250% du PIB.
La lacune critique des pays des BRICS est la mauvaise gouvernance. Selon son indice de perception de la corruption dans 175 pays,Transparency International  classe  l'Afrique du Sud 61ème, le Brésil et l'Inde 76e, la Chine 83e et la Russie 119e. La mauvaise gouvernance limite la capacité d'un pays à créer de la richesse et des capacités de production durables – même si les lacunes ne deviennent véritablement évidentes et dommageables que lorsque les booms se transforment en récessions. Comme Warren Buffet  l'a formulé, « On ne découvre qui nage sans maillot que lorsque la marée se retire. »
Pour combattre efficacement la corruption, les gens ont besoin de chasser des dirigeants corrompus, ce qui explique pourquoi la démocratie est vitale. Les changements de régime en Ukraine et en Argentine, tout comme la victoire de l'opposition lors des élections parlementaires récentes au Venezuela, sont annonciateurs des basculements à venir. Le Brésil pourrait être le prochain.
Il est possible que les marchés émergents puissent croitre à nouveau, mais seulement dans le cas et au moment où une amélioration de la gouvernance et des réformes structurelles seront mises en œuvre pour stimuler la croissance potentielle. Or, cela prendra du temps. Nous ne devrions donc pas être surpris de voir deux décennies de croissance mondiale lente.
L'Occident ne peut pas se permettre d'être complaisant. Après avoir trop mis l'accent sur la gestion de la demande, l'Europe devrait essayer de réduire le fardeau fiscal et réglementaire de l'État, de sorte que ses économies puissent retrouver le chemin de la croissance. Il faut également ouvrir les marchés du travail, des services, des capitaux et des produits numériques qui ont pris du retard dans leur développement.
L'Occident a besoin de travailler ensemble pour établir des normes mondiales pendant qu'il en est encore temps. La démocratie, la primauté du droit et l'économie de marché méritent tous d'être défendus. L'agression de la Russie en Ukraine ainsi que les guerres en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ont démontré pourquoi l'OTAN devrait être renforcé, et que l'Europe doit enfin envisager sérieusement un vrai système de défense communautaire – au lieu de simplement continuer à compter sur les États-Unis.
En coordonnant les sanctions occidentales contre la Russie, le G7 a déjà réussi à retrouver une certaine importance. Cela devrait être suivi par des efforts pour gérer la stagnation à venir. Le Partenariat Trans-Pacifique et le Partenariat transatlantique pour le commerce et l'investissement sont deux initiatives importantes à cet égard.
Les organisations et arrangements institutionnels dirigés par l'Occident seront particulièrement importants dès lors que les organisations internationales ont du mal à rester pertinentes. L'Organisation des Nations Unies, notamment, sera probablement paralysé par les vetos russe et chinois au Conseil de sécurité. Seul le Fonds monétaire international pourrait gagner en importance, lorsque plusieurs grandes économies émergentes – probablement le Venezuela, l'Argentine et le Brésil – finiront par le rejoindre.
Si on laisse les aspects économiques de côté, la Chine et la Russie poseront probablement le plus grand défi. Ces deux grands pays émergents sont encore dirigés par des gouvernements autoritaires, dirigés par des élites dirigeantes qui – compte tenu de la quantité de richesses qu'ils ont accumulées – sont sans doute les plus corrompues de l'histoire.
Lorsque la pression de changement deviendra trop forte, leur transformation n’a que peu de chance d'être pacifique. Le Kremlin l’a déjà démontré avec ses guerres en Ukraine et en Syrie, il est prêt à contrer un malaise interne par une agression extérieure. Cela ne devrait pas changer à moins que quelque chose soit faite pour l'en empêcher. La chute des économies émergentes pourrait avoir un impact beaucoup plus durable que leur ascension.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Anders Åslund est senior fellow de l’Atlantic Council à Washington.
 
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