Le Grand coup du lapin

Jeudi 16 Avril 2020

L'histoire nous a montré les ravages causés par la Grande dépression des années 1930 – et la plupart d'entre nous connaissent la Grande récession qui a suivi la crise financière mondiale de 2008. Mais nous n'avons jamais rien connu de tel que la crise du COVID-19. La pandémie laissera de profondes cicatrices psychologiques, mais sa caractéristique la plus frappante est la vitesse et la férocité avec lesquelles les efforts de confinement ont frappé l'économie mondiale. Appelons cela le Grand coup du lapin


New York se met à l’arrêt
New York se met à l’arrêt
Aux États-Unis, plus de 17 millions de personnes ont rempli une demande  d'allocations chômage le mois dernier. La semaine du 28 mars, un record de 6,9 millions de personnes a été enregistré – un chiffre qui aurait semblé incroyable quelques semaines auparavant, alors que la norme hebdomadaire était d'environ un demi-million. La Banque fédérale de Saint-Louis estime  qu'en milieu d'année, le taux de chômage américain pourrait atteindre 32,1 %, dépassant ainsi le précédent pic de de 24,9 % en 1933.

D'après les statistiques fragmentaires issues des pays en voie de développement, il est clair que la situation est désespérée. Dans son récent rapport  Africa’s Pulse, la Banque mondiale estime que l'économie de l'Afrique subsaharienne pourrait se contracter de 5,1 % en 2020 – contre 2,4 % de croissance l'an dernier – l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Angola ayant enregistré quelques francs succès. L'Afrique du Sud – qui a été félicitée à juste titre pour ses fortes mesures de confinement précoce – a également souffert d'une fuite de 1,75 milliard de dollars en capitaux de portefeuille en mars, ce qui a entraîné une forte dépréciation du rand.

Le problème le plus urgent de l'Afrique est toutefois la pénurie de produits essentiels, en particulier de nourriture. La Banque mondiale s'attend à ce que la production agricole baisse d'au moins 2,6 % et jusqu'à 7 %, les importations de produits alimentaires chutant de 13 à 25 %.

Malgré ces prévisions maussades, il y a quelques raisons d'espérer. Grâce à une mobilisation mondiale des ressources scientifiques, témoignant d'une unité de vue rarement observée dans l'histoire humaine, notre confusion initiale a progressivement cédé la place à une certaine compréhension de la manière dont le COVID-19 se répand – et de la manière dont nous pouvons le contenir sans provoquer une famine et une pauvreté généralisées.

Les pouvoirs publics ont d'ores et déjà réalloué des ressources considérables en vue de lutter contre la pandémie. Aux États-Unis, un navire-hôpital de la Navy a accosté  dans le port de New York afin d'alléger la charge de travail des hôpitaux de la ville. En Chine, des hôpitaux spécialisés en COVID-19 se sont construits en un temps record. L'Inde a transformé 5 000 wagons ferroviaires en services de contagieux et ses célèbres Taj Hotels de Mumbai sont utilisés pour héberger les professionnels de santé en première ligne qui doivent rester en quarantaine entre deux services.

Dans le même temps, les tests de COVID-19 financés par le gouvernement ont permis à la Corée du Sud d'atteindre le taux de test  le plus élevé au monde. En appliquant ces leçons, l'Afrique du Sud est devenue un chef de file dans le domaine des tests rapides, en déployant des unités de test mobiles dans les zones densément peuplées. Le gouvernement prévoit d'augmenter sa capacité à 30 000 tests par jour d'ici la fin du mois d'avril.

Les tests à grande échelle sont essentiels, car les gouvernements tentent de concevoir des mesures qui limitent les coûts de la crise, tout en protégeant la santé publique. En ce sens, il faut attacher une attention toute particulière à ce que les épidémiologistes appellent « taux de reproduction de base » ou R0.

Le R0 d'une maladie infectieuse est le nombre moyen de personnes auxquelles une personne infectée est susceptible de transmettre la maladie. Le R0 du COVID-19 est actuellement estimé à environ 2,5 . Si les infections diminuent avec le temps, ce chiffre devrait être inférieur à 1.

Bien que nous ne puissions pas rendre le COVID-19 moins contagieux, nous pouvons réduire son R0 par le biais de normes et de comportements sociaux, tels que la distanciation physique. Compte tenu des inconvénients des confinements et des mises en quarantaine généralisés, nous devrions placer des barrières dans les zones où les infections sont concentrées – identifiées par des tests plus approfondis – tout en permettant à l'économie de continuer à fonctionner ailleurs (avec des règles de distanciation appropriées en vigueur).

La nourriture et les services de santé pourraient alors être livrés à domicile de ceux qui sont en confinement. L'État indien du Kerala, comme le suggèrent  certains éléments, réussit à maintenir un faible R0, et a distribué des repas préparés aux personnes qui en ont besoin, tout en mettant en œuvre des tests agressifs, le traçage de contact et les protocoles de quarantaine.

D'autres pays trouvent des moyens novateurs de protéger les citoyens sans arrêter l'économie. Par exemple, plutôt que de fermer Atikilit Tera, l'immense marché des fruits et légumes d'Addis-Abeba, les autorités éthiopiennes l'ont déplacé dans un grand espace ouvert, afin de pouvoir respecter les règles de distanciation sociale.

Nous avons encore beaucoup à apprendre sur le COVID-19 – une réalité qui devrait tout à la fois nous inquiéter et nous donner de l'espoir. Nous ne savons toujours pas pourquoi l'incidence de la maladie reste faible en Afrique, en Asie du Sud et dans de vastes régions d'Amérique latine.

Les pays dont le taux d'infection est inférieur ne sont pas plus isolés que les autres. Le Bangladesh (qui a enregistré  1 000 cas) a l'une des populations les plus itinérantes du monde et l'Éthiopie (avec moins de 80 cas confirmés) entretient des liens étroits avec la Chine.

Bien sûr, le faible nombre d'infections confirmées peut s'expliquer en partie par une campagne de tests insuffisante. Mais le relevé des décès est plus précis que celui des infections. De ce fait, le nombre de morts suggère, du moins, que le COVID-19 pourrait avoir un taux de mortalité plus faible dans ces régions.

Une augmentation des infections peut encore se produire et nous devons prendre toutes les précautions nécessaires pour nous protéger contre cette éventualité. Mais avant de sombrer dans l'hystérie collective, nous devrions nous rappeler que nous avons été stupides de faire preuve d'indifférence durant les premiers mois de l'épidémie de COVID-19. Encore sonnés par ce coup du lapin, nous risquons de nous montrer tout aussi stupides en croyant que nous courons nécessairement à la catastrophe. En ce sens, nos piètres prévisions peuvent nous apporter une certaine consolation.
Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et ancien conseiller économique en chef du gouvernement de l'Inde, professeur d'économie à l'Université Cornell et chercheur non résident à la Brookings Institution.
© Project Syndicate 1995–2020
 
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