Or, il semble que les créanciers de la Grèce aient oublié ce sage principe financier. Dès lors qu’il est question de la Grèce, un phénomène particulier se produit, apparu au cours des cinq dernières années, et qui demeure à ce jour intact.
En 2010, l’Europe et le Fonds monétaire international accordaient à l’État grec, insolvable, des prêts équivalant à 44 % du PIB du pays. La simple évocation d’une restructuration de la dette était alors considérée comme inadmissible, et jetait le ridicule sur ceux qui osaient faire valoir son caractère inévitable.
En 2012, tandis que grimpait en flèche le ratio dette/PIB, les créanciers privés de la Grèce ont fait l’objet d’une coupe significative de 34 %. Or, dans le même temps, de nouveaux prêts représentant 63 % du PIB venaient s’ajouter à la dette nationale grecque. Quelques mois plus tard, l’Eurogroupe (composé des ministres des Finances des États membres de la zone euro) faisait savoir que l’allégement de la dette serait finalisé d’ici le mois de décembre 2014, une fois achevé « avec succès » le programme de 2012, et une fois que le budget gouvernemental de la Grèce aurait atteint l’excédent primaire (exclusion faite des paiements d’intérêts).
En 2015, une fois l’excédent primaire atteint, les créanciers de la Grèce allaient pourtant refuser l’idée même d’une discussion autour d’un allégement de la dette. Pendant cinq mois, les négociations demeureront dans l’impasse, avec pour point culminant le référendum grec du 5 juillet, à l’issue duquel les électeurs rejetteront en masse toute nouvelle austérité, et qui donnera lieu plus tard à la capitulation du gouvernement grec, formalisée dans l’accord du Sommet de la zone euro du 12 juillet. Cet accord, qui constitue désormais la feuille de route des relations entre la Grèce et la zone euro, vient perpétuer une modèle vieux de cinq ans, et consistant à placer la restructuration de la dette au dernier plan d’une longue séquence désastreuse alliant resserrement budgétaire, contraction économique et échec des programmes.
En effet, la séquence de « nouveau sauvetage » prévue par l’accord du 12 juillet débute comme l’on pouvait s’y attendre par l’adoption – avant la fin du mois – de mesures fiscales sévères et d’objectifs budgétaires à moyen termes, équivalant à une nouvelle période d’austérité rigoureuse. Interviendra ensuite une négociation en milieu d’été, autour d’un nouveau prêt massif représentant 48 % du PIB (le ratio dette/PIB étant déjà supérieur à 180 %). Enfin, au mois de novembre, au plus tôt, et après achèvement d’un premier examen du nouveau programme, « l’Eurogroupe se tiendra prêt à considérer, si nécessaire, la possibilité de mesures supplémentaires… avec pour objectif que les besoins bruts de financement conservent un niveau soutenable. »
Lors des négociations auxquelles j’ai participé entre le 25 janvier et le 5 juillet, j’ai proposé à maintes reprises à nos créanciers de procéder à une série de judicieux échanges de dette. L’objectif consistait à minimiser la quantité de nouveaux financements exigés par le Mécanisme européen de stabilité et par le FMI aux fins du refinancement de la de la dette grecque, ainsi qu’à faire en sorte que la Grèce devienne, courant 2015, éligible au programme d’achat d’actifs (assouplissement quantitatif) de la Banque centrale européenne, afin de rouvrir l’accès de la Grèce aux marchés de capitaux. Nous estimions que 30 milliards € (soit 17 % du PIB) de nouveau financements issus du MES seraient suffisants, sans nécessité d’en faire bénéficier le budget primaire de l’État grec.
Nos propositions ne furent pas rejetées. Nous avions consciencieusement travaillé à leur conférer une rigueur technique et une justesse juridique. Non, elles ne furent tout simplement même pas débattues. La volonté politique de l’Eurogroupe se limitait à ignorer nos propositions, à laisser échouer les négociations, à contraindre les banques de prendre des vacances pour une durée indéterminée, ainsi qu’à forcer le gouvernement grec à acquiescer sur tout – y compris sur un nouveau prêt massif, d’une ampleur presque trois fois supérieure à ce que nous avions proposé. Une fois encore, les créanciers de la Grèce avaient préféré mettre la charrue avant les bœufs, en insistant sur l’acceptation d’un nouveau prêt avant même toute discussion autour d’un allégement de la dette. C’est ainsi que ce nouveau prêt jugé nécessaire s’est accru inexorablement, comme en 2010 et 2012.
Tôt ou tard, lorsqu’elle est intenable, une dette finit toujours par être allégée. En revanche, le timing et la nature de cet allégement font toute la différence concernant les perspectives économiques du pays concerné. Or, si la crise humanitaire grecque conduit aujourd’hui le pays à l’agonie, c’est bel et bien parce que le caractère inévitable de la restructuration de sa dette n’a cessé d’être utilisé comme une excuse destinée à reporter cette restructuration ad infinitum, comme l’illustre ce que m’a dit un jour un haut responsable de la Commission européenne : « Contre vents et marées, votre dette sera nécessairement allégée, alors pourquoi gaspillez-vous un capital politique aussi précieux en insistant pour que cette restructuration s’opère dès aujourd’hui ? »
La réponse à cette question était évidente. Une restructuration plus précoce de la dette, en ce qu’elle aurait réduit l’ampleur des nouveaux prêts, et rendu la dette tenable avant la mise en œuvre de quelque réforme, aurait eu de bonnes chances de mobiliser l’investissement, de stabiliser les revenus, et d’établir un contexte propice à la reprise. Par opposition, les allégements de dette opérés trop tardivement, comme dans le cas de la Grèce en 2012, et découlant simplement de l’échec des programmes, ne font qu’entretenir la spirale infernale.
Ainsi, pourquoi les créanciers de la Grèce refusent-ils de s’orienter vers une restructuration de la dette avant que de nouveaux prêts ne soient négociés ? Et pourquoi privilégient-ils un nouveau paquet de prêts beaucoup plus volumineux que nécessaire ?
Les réponses à ces questions ne peuvent émerger d’une sage discussion autour de la finance, publique ou privée, dans la mesure où elles s’ancrent solidement dans le domaine de la politique des puissances. La dette constitue un atour de pouvoir pour les créanciers. C’est la leçon que tire douloureusement la Grèce aujourd’hui : une dette intenable change le créancier en véritable Léviathan. Dans ces conditions, la vie humaine devient difficile, brutale et – pour nombre de mes compatriotes – écourtée.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Yanis Varoufakis, ancien ministre des Finances de la Grèce, est député du parti Syriza et professeur d’économie à l’Université d’Athènes.
© Project Syndicate 1995–2015
En 2010, l’Europe et le Fonds monétaire international accordaient à l’État grec, insolvable, des prêts équivalant à 44 % du PIB du pays. La simple évocation d’une restructuration de la dette était alors considérée comme inadmissible, et jetait le ridicule sur ceux qui osaient faire valoir son caractère inévitable.
En 2012, tandis que grimpait en flèche le ratio dette/PIB, les créanciers privés de la Grèce ont fait l’objet d’une coupe significative de 34 %. Or, dans le même temps, de nouveaux prêts représentant 63 % du PIB venaient s’ajouter à la dette nationale grecque. Quelques mois plus tard, l’Eurogroupe (composé des ministres des Finances des États membres de la zone euro) faisait savoir que l’allégement de la dette serait finalisé d’ici le mois de décembre 2014, une fois achevé « avec succès » le programme de 2012, et une fois que le budget gouvernemental de la Grèce aurait atteint l’excédent primaire (exclusion faite des paiements d’intérêts).
En 2015, une fois l’excédent primaire atteint, les créanciers de la Grèce allaient pourtant refuser l’idée même d’une discussion autour d’un allégement de la dette. Pendant cinq mois, les négociations demeureront dans l’impasse, avec pour point culminant le référendum grec du 5 juillet, à l’issue duquel les électeurs rejetteront en masse toute nouvelle austérité, et qui donnera lieu plus tard à la capitulation du gouvernement grec, formalisée dans l’accord du Sommet de la zone euro du 12 juillet. Cet accord, qui constitue désormais la feuille de route des relations entre la Grèce et la zone euro, vient perpétuer une modèle vieux de cinq ans, et consistant à placer la restructuration de la dette au dernier plan d’une longue séquence désastreuse alliant resserrement budgétaire, contraction économique et échec des programmes.
En effet, la séquence de « nouveau sauvetage » prévue par l’accord du 12 juillet débute comme l’on pouvait s’y attendre par l’adoption – avant la fin du mois – de mesures fiscales sévères et d’objectifs budgétaires à moyen termes, équivalant à une nouvelle période d’austérité rigoureuse. Interviendra ensuite une négociation en milieu d’été, autour d’un nouveau prêt massif représentant 48 % du PIB (le ratio dette/PIB étant déjà supérieur à 180 %). Enfin, au mois de novembre, au plus tôt, et après achèvement d’un premier examen du nouveau programme, « l’Eurogroupe se tiendra prêt à considérer, si nécessaire, la possibilité de mesures supplémentaires… avec pour objectif que les besoins bruts de financement conservent un niveau soutenable. »
Lors des négociations auxquelles j’ai participé entre le 25 janvier et le 5 juillet, j’ai proposé à maintes reprises à nos créanciers de procéder à une série de judicieux échanges de dette. L’objectif consistait à minimiser la quantité de nouveaux financements exigés par le Mécanisme européen de stabilité et par le FMI aux fins du refinancement de la de la dette grecque, ainsi qu’à faire en sorte que la Grèce devienne, courant 2015, éligible au programme d’achat d’actifs (assouplissement quantitatif) de la Banque centrale européenne, afin de rouvrir l’accès de la Grèce aux marchés de capitaux. Nous estimions que 30 milliards € (soit 17 % du PIB) de nouveau financements issus du MES seraient suffisants, sans nécessité d’en faire bénéficier le budget primaire de l’État grec.
Nos propositions ne furent pas rejetées. Nous avions consciencieusement travaillé à leur conférer une rigueur technique et une justesse juridique. Non, elles ne furent tout simplement même pas débattues. La volonté politique de l’Eurogroupe se limitait à ignorer nos propositions, à laisser échouer les négociations, à contraindre les banques de prendre des vacances pour une durée indéterminée, ainsi qu’à forcer le gouvernement grec à acquiescer sur tout – y compris sur un nouveau prêt massif, d’une ampleur presque trois fois supérieure à ce que nous avions proposé. Une fois encore, les créanciers de la Grèce avaient préféré mettre la charrue avant les bœufs, en insistant sur l’acceptation d’un nouveau prêt avant même toute discussion autour d’un allégement de la dette. C’est ainsi que ce nouveau prêt jugé nécessaire s’est accru inexorablement, comme en 2010 et 2012.
Tôt ou tard, lorsqu’elle est intenable, une dette finit toujours par être allégée. En revanche, le timing et la nature de cet allégement font toute la différence concernant les perspectives économiques du pays concerné. Or, si la crise humanitaire grecque conduit aujourd’hui le pays à l’agonie, c’est bel et bien parce que le caractère inévitable de la restructuration de sa dette n’a cessé d’être utilisé comme une excuse destinée à reporter cette restructuration ad infinitum, comme l’illustre ce que m’a dit un jour un haut responsable de la Commission européenne : « Contre vents et marées, votre dette sera nécessairement allégée, alors pourquoi gaspillez-vous un capital politique aussi précieux en insistant pour que cette restructuration s’opère dès aujourd’hui ? »
La réponse à cette question était évidente. Une restructuration plus précoce de la dette, en ce qu’elle aurait réduit l’ampleur des nouveaux prêts, et rendu la dette tenable avant la mise en œuvre de quelque réforme, aurait eu de bonnes chances de mobiliser l’investissement, de stabiliser les revenus, et d’établir un contexte propice à la reprise. Par opposition, les allégements de dette opérés trop tardivement, comme dans le cas de la Grèce en 2012, et découlant simplement de l’échec des programmes, ne font qu’entretenir la spirale infernale.
Ainsi, pourquoi les créanciers de la Grèce refusent-ils de s’orienter vers une restructuration de la dette avant que de nouveaux prêts ne soient négociés ? Et pourquoi privilégient-ils un nouveau paquet de prêts beaucoup plus volumineux que nécessaire ?
Les réponses à ces questions ne peuvent émerger d’une sage discussion autour de la finance, publique ou privée, dans la mesure où elles s’ancrent solidement dans le domaine de la politique des puissances. La dette constitue un atour de pouvoir pour les créanciers. C’est la leçon que tire douloureusement la Grèce aujourd’hui : une dette intenable change le créancier en véritable Léviathan. Dans ces conditions, la vie humaine devient difficile, brutale et – pour nombre de mes compatriotes – écourtée.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Yanis Varoufakis, ancien ministre des Finances de la Grèce, est député du parti Syriza et professeur d’économie à l’Université d’Athènes.
© Project Syndicate 1995–2015