Ce sont les électeurs mécontents qui sont à l'origine de ce basculement. Pendant des décennies les Américains ont cru que du fait des progrès de la science et ultérieurement avec la réussite de la Silicon Valley, la croissance économique allait se prolonger indéfiniment comme par magie. En réalité la croissance de la productivité totale des facteurs est faible depuis le début des années 1970. Entre 1996 et 2004, le boom d'Internet n'a été qu'une exception.
Peu à peu, les entreprises ayant diminué leurs investissements en raison de la baisse de leurs bénéfices, la croissance de la productivité du travail et le salaire horaire ont baissé et beaucoup de personnes en âge de travailler ont décidé de cesser toute activité.
C'est la "stagnation séculaire" décrite par l'économiste Alvin Hansen. Elle n'affecte pas particulièrement les fortunes établies, car des taux d'intérêt extrêmement faibles ont propulsé dans les hauteurs le prix des actions. Mais une proportion importante de la population est exaspérée par les dirigeants politiques qui semblent avoir d'autres priorités que la restauration d'une croissance largement répartie. Des commentateurs en ont même conclu que le capitalisme est en bout de course et que l'économie va rapidement se retrouver dans un état relativement stationnaire de saturation en capital.
Après 1970, la croissance des salaires a été légèrement supérieure à celle des profits agrégés et la croissance des salaires les plus faibles n'a pas ralenti par rapport à ceux de la classe moyenne. Mais dans le secteur privé le salaire horaire moyen du personnel de production et du personnel non-cadre a augmenté beaucoup plus lentement que tous les autres. Et le taux de participation des hommes à la force de travail a diminué plus rapidement que celui des femmes. En 2015, la part des emplois industriels dans le total des emplois avait baissé de 75% par rapport à son niveau de 1970.
Du fait des pertes d'emplois industriels dans la Ceinture rouillée [les vieux Etats industriels en déclin], le niveau de vie de la classe laborieuse composée essentiellement d'hommes blancs est à peine supérieur à celui de la génération précédente. Depuis longtemps, notamment dans les Appalaches, ces blancs déclassés ont le sentiment d'être laissés pour compte. Ils ne peuvent plus jouer un grand rôle au sein de leur famille, dans leur ville ou village ou au niveau du pays. Et leur sentiment d'injustice est d'autant plus grand qu'ils ont l'impression que les hauts salaires ne paient pas leur juste dû, tandis que d'autres bénéficient d'avantages sociaux sans travailler.
Mais leur colère tient aussi à des raisons plus profondes. Ces hommes n'ont plus un emploi qui fait sens et se sentent dépossédés du pouvoir d'agir sur leur propre vie ; ils n'ont plus d'espace dans lequel prospérer et se réaliser dans leur travail. Ils aimeraient imaginer et créer tout en ayant un impact sur la société. Dans certains secteurs industriels, des emplois de qualité leur offraient la perspective de nouveaux défis, d'acquérir de nouvelles connaissances et d'une promotion. Or il n'y a rien de tout cela dans les emplois qu'on leur propose au bas de l'échelle dans le commerce de détail ou dans les services.
En perdant un travail décent, ces hommes ont perdu une part essentielle de ce qui faisait sens dans leur vie. L'augmentation du nombre de suicides et d'overdoses met en évidence ce phénomène, ainsi que l'on montré Anne Case et Angus Deaton.
Pour trouver une réponse appropriée à ce problème, il faut examiner les causes sous-jacentes de la stagnation dans les pays occidentaux. En 1934 Hansen écrivait que "la stagnation séculaire est due au manque de nouvelles inventions ou de nouveaux secteurs d'activité", et de mon coté j'ai montré dans un livre intitulé La prospérité des masses (Mass Flourishing), qu'aux USA l'innovation a commencé à décliner à la fin des années 1960.
A cette époque l'esprit d'innovation américain (l'attrait pour l'imagination, l'exploration, l'expérimentation et la création) s'est trouvé affaibli par la défense des intérêts en place, un principe qui pénétrait tous les niveaux de l'appareil gouvernemental et remplaçait l'individualisme sur lequel s'appuie le capitalisme pour prospérer. Même si la propriété privée reste très rependue, l'Etat contrôle maintenant une grande partie du secteur privé. Un acteur privé qui a une idée innovatrice a souvent besoin de l'accord de l'Etat pour se lancer ; et les entreprises qui veulent exercer leur activité dans un secteur existant doivent entrer en concurrence avec les entreprises en place qui disposent déjà du soutien de l'Etat. La Silicon Valley a créé de nouveaux secteurs d'activité et accéléré le rythme de l'innovation durant une courte période, mais elle s'est trouvée confrontée à des bénéfices à la baisse.
Pour relancer l'innovation il faudrait toucher au mode de fonctionnement des entreprises. Le gouvernement de Trump devrait pour sa part chercher à ouvrir la concurrence au lieu de se contenter de déréglementer. Malheureusement ce ne sont apparemment pas les préoccupations de Trump : il parle rarement d'innovation et son équipe envisage une stratégie dangereuse qui pourrait la freiner.
Trump pointe du doigt le commerce et non le manque d'innovation comme cause des difficultés endurées par les travailleurs américains. Or le taux de participation de la force de travail masculine a augmenté dans des pays comme la Hollande ou l'Allemagne dont le commerce est le point fort, alors qu'il a baissé significativement dans des pays considérés traditionnellement comme innovateurs, tels que les USA, le Royaume-Uni ou la France. On peut en déduire que c'est essentiellement l'insuffisance de l'innovation et non le commerce qui est à l'origine des problèmes des classes laborieuses.
Trump croit qu'une politique de l'offre destinée à doper les bénéfices nets des entreprises va entraîner des augmentations de salaire et créer des emplois, mais elle pourrait aussi provoquer une explosion de la dette publique et finalement conduire à une récession sévère.
Enfin, et c'est le pire, Trump croit qu'intimider certaines entreprises comme Ford ou Carrier et en aider d'autres comme Google va stimuler la production et créer des emplois. C'est une relance de la politique corporatiste, du jamais vu depuis l'Allemagne et l'Italie fascistes des années 1930. Si cette idéologie s'enracine, l'Etat va protéger de plus en plus fréquemment les entreprises en place au détriment des nouveaux entrants. Cela freinera probablement l'innovation sans guère stimuler les entreprises existantes.
Les responsables politiques doivent prendre conscience du danger de la résurgence du corporatisme sous l'influence de Trump. Cette stratégie face à la stagnation et aux difficultés économiques pourrait tuer l'innovation… et les classes laborieuses américaines.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Edmund Phelps est directeur du Centre de recherche sur le capitalisme et la société à l'université de Columbia à New-York et prix Nobel d'économie 2006. Il a écrit un livre intitulé La prospérité des masses ( Mass Flourishing).
Peu à peu, les entreprises ayant diminué leurs investissements en raison de la baisse de leurs bénéfices, la croissance de la productivité du travail et le salaire horaire ont baissé et beaucoup de personnes en âge de travailler ont décidé de cesser toute activité.
C'est la "stagnation séculaire" décrite par l'économiste Alvin Hansen. Elle n'affecte pas particulièrement les fortunes établies, car des taux d'intérêt extrêmement faibles ont propulsé dans les hauteurs le prix des actions. Mais une proportion importante de la population est exaspérée par les dirigeants politiques qui semblent avoir d'autres priorités que la restauration d'une croissance largement répartie. Des commentateurs en ont même conclu que le capitalisme est en bout de course et que l'économie va rapidement se retrouver dans un état relativement stationnaire de saturation en capital.
Après 1970, la croissance des salaires a été légèrement supérieure à celle des profits agrégés et la croissance des salaires les plus faibles n'a pas ralenti par rapport à ceux de la classe moyenne. Mais dans le secteur privé le salaire horaire moyen du personnel de production et du personnel non-cadre a augmenté beaucoup plus lentement que tous les autres. Et le taux de participation des hommes à la force de travail a diminué plus rapidement que celui des femmes. En 2015, la part des emplois industriels dans le total des emplois avait baissé de 75% par rapport à son niveau de 1970.
Du fait des pertes d'emplois industriels dans la Ceinture rouillée [les vieux Etats industriels en déclin], le niveau de vie de la classe laborieuse composée essentiellement d'hommes blancs est à peine supérieur à celui de la génération précédente. Depuis longtemps, notamment dans les Appalaches, ces blancs déclassés ont le sentiment d'être laissés pour compte. Ils ne peuvent plus jouer un grand rôle au sein de leur famille, dans leur ville ou village ou au niveau du pays. Et leur sentiment d'injustice est d'autant plus grand qu'ils ont l'impression que les hauts salaires ne paient pas leur juste dû, tandis que d'autres bénéficient d'avantages sociaux sans travailler.
Mais leur colère tient aussi à des raisons plus profondes. Ces hommes n'ont plus un emploi qui fait sens et se sentent dépossédés du pouvoir d'agir sur leur propre vie ; ils n'ont plus d'espace dans lequel prospérer et se réaliser dans leur travail. Ils aimeraient imaginer et créer tout en ayant un impact sur la société. Dans certains secteurs industriels, des emplois de qualité leur offraient la perspective de nouveaux défis, d'acquérir de nouvelles connaissances et d'une promotion. Or il n'y a rien de tout cela dans les emplois qu'on leur propose au bas de l'échelle dans le commerce de détail ou dans les services.
En perdant un travail décent, ces hommes ont perdu une part essentielle de ce qui faisait sens dans leur vie. L'augmentation du nombre de suicides et d'overdoses met en évidence ce phénomène, ainsi que l'on montré Anne Case et Angus Deaton.
Pour trouver une réponse appropriée à ce problème, il faut examiner les causes sous-jacentes de la stagnation dans les pays occidentaux. En 1934 Hansen écrivait que "la stagnation séculaire est due au manque de nouvelles inventions ou de nouveaux secteurs d'activité", et de mon coté j'ai montré dans un livre intitulé La prospérité des masses (Mass Flourishing), qu'aux USA l'innovation a commencé à décliner à la fin des années 1960.
A cette époque l'esprit d'innovation américain (l'attrait pour l'imagination, l'exploration, l'expérimentation et la création) s'est trouvé affaibli par la défense des intérêts en place, un principe qui pénétrait tous les niveaux de l'appareil gouvernemental et remplaçait l'individualisme sur lequel s'appuie le capitalisme pour prospérer. Même si la propriété privée reste très rependue, l'Etat contrôle maintenant une grande partie du secteur privé. Un acteur privé qui a une idée innovatrice a souvent besoin de l'accord de l'Etat pour se lancer ; et les entreprises qui veulent exercer leur activité dans un secteur existant doivent entrer en concurrence avec les entreprises en place qui disposent déjà du soutien de l'Etat. La Silicon Valley a créé de nouveaux secteurs d'activité et accéléré le rythme de l'innovation durant une courte période, mais elle s'est trouvée confrontée à des bénéfices à la baisse.
Pour relancer l'innovation il faudrait toucher au mode de fonctionnement des entreprises. Le gouvernement de Trump devrait pour sa part chercher à ouvrir la concurrence au lieu de se contenter de déréglementer. Malheureusement ce ne sont apparemment pas les préoccupations de Trump : il parle rarement d'innovation et son équipe envisage une stratégie dangereuse qui pourrait la freiner.
Trump pointe du doigt le commerce et non le manque d'innovation comme cause des difficultés endurées par les travailleurs américains. Or le taux de participation de la force de travail masculine a augmenté dans des pays comme la Hollande ou l'Allemagne dont le commerce est le point fort, alors qu'il a baissé significativement dans des pays considérés traditionnellement comme innovateurs, tels que les USA, le Royaume-Uni ou la France. On peut en déduire que c'est essentiellement l'insuffisance de l'innovation et non le commerce qui est à l'origine des problèmes des classes laborieuses.
Trump croit qu'une politique de l'offre destinée à doper les bénéfices nets des entreprises va entraîner des augmentations de salaire et créer des emplois, mais elle pourrait aussi provoquer une explosion de la dette publique et finalement conduire à une récession sévère.
Enfin, et c'est le pire, Trump croit qu'intimider certaines entreprises comme Ford ou Carrier et en aider d'autres comme Google va stimuler la production et créer des emplois. C'est une relance de la politique corporatiste, du jamais vu depuis l'Allemagne et l'Italie fascistes des années 1930. Si cette idéologie s'enracine, l'Etat va protéger de plus en plus fréquemment les entreprises en place au détriment des nouveaux entrants. Cela freinera probablement l'innovation sans guère stimuler les entreprises existantes.
Les responsables politiques doivent prendre conscience du danger de la résurgence du corporatisme sous l'influence de Trump. Cette stratégie face à la stagnation et aux difficultés économiques pourrait tuer l'innovation… et les classes laborieuses américaines.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Edmund Phelps est directeur du Centre de recherche sur le capitalisme et la société à l'université de Columbia à New-York et prix Nobel d'économie 2006. Il a écrit un livre intitulé La prospérité des masses ( Mass Flourishing).