Cette fois, le président sortant, Uhuru Kenyatta, ne peut se représenter, en raison des limites constitutionnelles à son mandat. Acceptant la situation, il a déclaré son soutien à son rival de jadis, Raila Odinga, qui fut Premier ministre dans le gouvernement issu des négociations qui permirent de sortir de la crise en 2008. Odinga, leader du parti ODM (Orange Democratic Movement) et de la coalition Azimio La Umoja (« En quête d’unité ») a pour colistière Martha Karua, qui sera, si le « ticket » est élu, la première femme accédant à la vice-présidence du pays.
Ils affrontent l’actuel vice-président, William Ruto, qui dirige l’UDA (United Democratic Alliance. Ruto et Kenyatta ont tous deux été mis en cause, puis disculpés, pour avoir attisé les violences en 2007-2008. Ils se sont depuis brouillés (d’où le soutien de Kenyatta à Odinga). Deux autres prétendants, David Mwaure et George Wajackoyah, sont presque certains d’être battus.
Les élections se déroulent cette année sur fond de crise énergétique, alimentaire et climatique. Comme ailleurs dans le monde, le coût de la vie a augmenté au Kenya, en raison des pénuries imputables à la pandémie, de la sécheresse et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, entre autres causes globales. La guerre s’est traduite par une flambée des prix de l’alimentation, des carburants et des engrais. Ceux de l’huile de cuisson ont augmenté de 47 % d’une année sur l’autre selon le bureau national des statistiques du Kenya, et malgré les subventions sur les carburants, le litre de kérosène enregistre, sur un an, une hausse de 21,3 %, le litre de gasoil, de 21,5 % et le litre d’essence, de 18,7 % – encore le pire est-il à venir. S’ajoutent à tout cela des précipitations insuffisantes en Afrique de l’Est, qui ont laissé 3,5 millions de Kényans dépendants de l’aide alimentaire.
Les élections kényanes ne sont souvent qu’une compétition entre personnalités, plus qu’entre programmes politiques ; on ne peut donc prédire les conséquences qu’auront sur le scrutin ces difficultés. Les problèmes économiques vont-ils attirer les électeurs vers les mesures, plus radicales, prônées par Ruto, ou bien préféreront-ils Odinga, vétéran de l’opposition et des élites. Dans quelle mesure l’identité ethnique des candidats – traditionnellement un facteur de poids – importera-t-elle aujourd’hui ?
Celui qui l’emportera devra prendre immédiatement des initiatives pour soulager les souffrances économiques de la population. Il lui faudra trouver le moyen de rendre plus abordables les denrées de base, de mettre un terme à la dépendance du Kenya aux importations alimentaires et de stabiliser le prix des carburants – tout cela sans augmenter la dette publique ni alimenter l’inflation. Il faudra aussi se hâter d’oublier l’acrimonie accumulée pendant la campagne et tous les Kényans – y compris les entreprises et la société civile – devront aller dans le même sens.
L’attitude des missions d’observation sera aussi déterminante. Lors des précédentes élections présidentielles, en 2017, les observateurs internationaux avaient certifié l’intégrité du scrutin, qui fut par la suite invalidé après que le recours déposé par Odinga eut conduit à son annulation en raison de graves irrégularités. Mais Odinga décida de boycotter les urnes lors du nouveau scrutin ordonné par la Cour suprême, au motif que la commission électorale (IEBC) n’avait pas été correctement réformée. Cette stratégie laissa le champ libre à Kenyatta, qui fut dûment réélu.
Malgré ce fiasco, rares furent les réformes mises en œuvre à l’IEBC. Il existe pourtant des raisons d’espérer que les élections générales de cette année défraieront la chronique, à leur crédit, cette fois : beaucoup plus de femmes sont candidates et tout indique qu’on s’oriente vers une passation pacifique du pouvoir. « Notre troisième chef de l’État est sur le point de quitter ses fonctions dans le calme, et c’est positif », remarque, dans un entretien, John Githongo, journaliste et militant anticorruption de premier plan, qui travaille aujourd’hui sur la campagne Odinga. « Malgré les difficultés et l’apathie de la jeunesse, personne ne remet en question la transition démocratique », poursuit-il. Le Kenya pourrait ainsi devenir un modèle pour l’Afrique de l’Est et le reste du continent.
En outre, comme le rappelle opportunément Githongo : « Une nouvelle attitude, une nouvelle capacité d’action de l’Afrique se fait jour dans les relations internationales – qu’illustre la visite [du président sénégalais] Macky Sall en Russie et [au président russe Vladimir] Poutine, en pleine crise ukrainienne, pour discuter des exportations de blé. Le sens des intérêts africains s’affirme comme jamais auparavant. » D’où l’absence de déclarations tranchées des principaux candidats à ces élections sur le conflit en Ukraine.
Enfin, Githongo insiste sur l’importance des « trois D » – démocratie, dette et démographie – dans ce scrutin. La démocratie sortira renforcée d’un processus électoral crédible et d’une passation pacifique du pouvoir. Mais les tracas liés à la dette se profilent alors que le monde s’achemine vers une récession et un durcissement de la situation financière, qui priveront les gouvernements des marges de manœuvre budgétaires nécessaires pour venir en aide aux populations. Quant à la démographie – notamment l’âge des électeurs et l’identité ethnique –, elle demeure l’inconnue du scrutin.
Quel que soit le résultat, le prochain président du Kenya aura du pain sur la planche. Les électeurs kényans savent d’expérience – et celle-ci est amère – que les promesses de campagnes n’auront guère de sens si le gouvernement du vainqueur ne peut venir à bout de la corruption systémique encouragée par les élites kényanes.
Traduit de l’anglais pas François Boisivon
Steven Gruzd est directeur du cursus de gouvernance et de diplomatie africaines à l’Institut sud-africain des affaires étrangères (South African Institute of International Affairs).
© Project Syndicate 1995–2022
Ils affrontent l’actuel vice-président, William Ruto, qui dirige l’UDA (United Democratic Alliance. Ruto et Kenyatta ont tous deux été mis en cause, puis disculpés, pour avoir attisé les violences en 2007-2008. Ils se sont depuis brouillés (d’où le soutien de Kenyatta à Odinga). Deux autres prétendants, David Mwaure et George Wajackoyah, sont presque certains d’être battus.
Les élections se déroulent cette année sur fond de crise énergétique, alimentaire et climatique. Comme ailleurs dans le monde, le coût de la vie a augmenté au Kenya, en raison des pénuries imputables à la pandémie, de la sécheresse et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, entre autres causes globales. La guerre s’est traduite par une flambée des prix de l’alimentation, des carburants et des engrais. Ceux de l’huile de cuisson ont augmenté de 47 % d’une année sur l’autre selon le bureau national des statistiques du Kenya, et malgré les subventions sur les carburants, le litre de kérosène enregistre, sur un an, une hausse de 21,3 %, le litre de gasoil, de 21,5 % et le litre d’essence, de 18,7 % – encore le pire est-il à venir. S’ajoutent à tout cela des précipitations insuffisantes en Afrique de l’Est, qui ont laissé 3,5 millions de Kényans dépendants de l’aide alimentaire.
Les élections kényanes ne sont souvent qu’une compétition entre personnalités, plus qu’entre programmes politiques ; on ne peut donc prédire les conséquences qu’auront sur le scrutin ces difficultés. Les problèmes économiques vont-ils attirer les électeurs vers les mesures, plus radicales, prônées par Ruto, ou bien préféreront-ils Odinga, vétéran de l’opposition et des élites. Dans quelle mesure l’identité ethnique des candidats – traditionnellement un facteur de poids – importera-t-elle aujourd’hui ?
Celui qui l’emportera devra prendre immédiatement des initiatives pour soulager les souffrances économiques de la population. Il lui faudra trouver le moyen de rendre plus abordables les denrées de base, de mettre un terme à la dépendance du Kenya aux importations alimentaires et de stabiliser le prix des carburants – tout cela sans augmenter la dette publique ni alimenter l’inflation. Il faudra aussi se hâter d’oublier l’acrimonie accumulée pendant la campagne et tous les Kényans – y compris les entreprises et la société civile – devront aller dans le même sens.
L’attitude des missions d’observation sera aussi déterminante. Lors des précédentes élections présidentielles, en 2017, les observateurs internationaux avaient certifié l’intégrité du scrutin, qui fut par la suite invalidé après que le recours déposé par Odinga eut conduit à son annulation en raison de graves irrégularités. Mais Odinga décida de boycotter les urnes lors du nouveau scrutin ordonné par la Cour suprême, au motif que la commission électorale (IEBC) n’avait pas été correctement réformée. Cette stratégie laissa le champ libre à Kenyatta, qui fut dûment réélu.
Malgré ce fiasco, rares furent les réformes mises en œuvre à l’IEBC. Il existe pourtant des raisons d’espérer que les élections générales de cette année défraieront la chronique, à leur crédit, cette fois : beaucoup plus de femmes sont candidates et tout indique qu’on s’oriente vers une passation pacifique du pouvoir. « Notre troisième chef de l’État est sur le point de quitter ses fonctions dans le calme, et c’est positif », remarque, dans un entretien, John Githongo, journaliste et militant anticorruption de premier plan, qui travaille aujourd’hui sur la campagne Odinga. « Malgré les difficultés et l’apathie de la jeunesse, personne ne remet en question la transition démocratique », poursuit-il. Le Kenya pourrait ainsi devenir un modèle pour l’Afrique de l’Est et le reste du continent.
En outre, comme le rappelle opportunément Githongo : « Une nouvelle attitude, une nouvelle capacité d’action de l’Afrique se fait jour dans les relations internationales – qu’illustre la visite [du président sénégalais] Macky Sall en Russie et [au président russe Vladimir] Poutine, en pleine crise ukrainienne, pour discuter des exportations de blé. Le sens des intérêts africains s’affirme comme jamais auparavant. » D’où l’absence de déclarations tranchées des principaux candidats à ces élections sur le conflit en Ukraine.
Enfin, Githongo insiste sur l’importance des « trois D » – démocratie, dette et démographie – dans ce scrutin. La démocratie sortira renforcée d’un processus électoral crédible et d’une passation pacifique du pouvoir. Mais les tracas liés à la dette se profilent alors que le monde s’achemine vers une récession et un durcissement de la situation financière, qui priveront les gouvernements des marges de manœuvre budgétaires nécessaires pour venir en aide aux populations. Quant à la démographie – notamment l’âge des électeurs et l’identité ethnique –, elle demeure l’inconnue du scrutin.
Quel que soit le résultat, le prochain président du Kenya aura du pain sur la planche. Les électeurs kényans savent d’expérience – et celle-ci est amère – que les promesses de campagnes n’auront guère de sens si le gouvernement du vainqueur ne peut venir à bout de la corruption systémique encouragée par les élites kényanes.
Traduit de l’anglais pas François Boisivon
Steven Gruzd est directeur du cursus de gouvernance et de diplomatie africaines à l’Institut sud-africain des affaires étrangères (South African Institute of International Affairs).
© Project Syndicate 1995–2022