Deux hypothèses se dégagent principalement. Première hypothèse, dans le cadre d’un phénomène naturel, le SARS-CoV-2 aurait été transmis de l’animal à l’être humain, dans la nature, dans une exploitation agricole, ou sur un marché aux produits alimentaires. Deuxième hypothèse, des travaux de recherche sur les virus de type SRAS (proches du virus à l’origine de l’épidémie de SRAS en 2002-2004) auraient conduit à une infection. Si nous entendons éviter de futures épidémies, l’identification de la source de la pandémie actuelle doit constituer une priorité majeure.
Ces deux hypothèses conduisent notre réflexion à se porter sur deux ensembles distincts de préoccupations et de mesures politiques, qui requièrent tous deux notre attention. Les maladies liées à une transmission des virus de la faune sauvage à l’être humain (dites zoonoses naturelles) nécessitent des mesures de précaution lors des interactions de l’homme avec les réservoirs animaux de pathogènes potentiellement mortels, par exemple dans le cadre du défrichement, de l’agriculture, de la consommation de gibier, ainsi que de l’élevage et du commerce du bétail. Il est en effet possible que des incidents zoonotiques naturels aient été à l’origine de plusieurs épidémies redoutables ces dernières décennies, notamment le SIDA/VIH, Ebola, le SRAS et le MERS.
De nouvelles maladies infectieuses sont également susceptibles d’apparaître au cours de recherches sur les virus et autres pathogènes. Il est arrivé dans l’histoire que des scientifiques et employés de laboratoire soient infectés par les pathogènes qu’ils étudiaient. Dans le cas du SARS-CoV-2, une infection au cours de recherches a pu survenir de nombreuses manières. Il est possible qu’un chercheur ait été infecté au moment de collecter des échantillons de virus et particules virales dans l’habitat naturel de chauves-souris fer à cheval ou d’une autre espèce animale susceptible d’avoir hébergé le virus. Une infection peut également avoir eu lieu au sein d’un laboratoire dans lequel des scientifiques travaillaient sur des échantillons ou isolats de virus précédemment collectés et contenant le virus. Autre scénario proche, il est possible qu’une équipe de recherche ait été infectée par des virus collectés à partir d’une source naturelle puis génétiquement manipulés en laboratoire, certaines modifications ayant pu rendre un virus présent chez la chauve-souris davantage susceptible d’infecter l’être humain.
Ces deux hypothèses – zoonose naturelle et infection au cours de recherches – sont viables à ce stade de l’enquête. Ceux qui affirment que l’origine naturelle constitue la seule hypothèse valable sous-estiment l’étendue des activités de recherches actuelles sur le terrain et en laboratoire autour des virus de type SRAS, notamment à Wuhan en Chine, où la première épidémie a été détectée, ainsi qu’aux États-Unis. De l’autre côté, ceux qui considèrent que l’unique explication réside dans un incident infectieux au cours de recherches sous-estiment la fréquence des transmissions zoonotiques de virus dans la nature, qui ont par exemple engendré l’épidémie de SRAS. De bien des manières, il est possible qu’un événement naturel impliquant le SARS-CoV-2 ait eu lieu quelque part en Chine, puis que le virus ait été hébergé jusqu’à Wuhan par une personne infectée ou un animal vendu sur le marché. Une grande confusion est née de l’association de l’hypothèse de l’origine en laboratoire avec une version très spécifique de cette hypothèse, dans laquelle l’infection s’expliquerait par des manipulations ciblées du virus, visant à l’adapter à l’être humain.
Depuis le début de la pandémie, les partisans de chaque hypothèse formulent des affirmations exagérées, prématurées et infondées. À l’apparition de l’épidémie, de nombreux scientifiques ont déclaré que plusieurs preuves majeures penchaient en faveur d’un SARS-CoV-2 ayant pour origine une espèce animale sauvage, et que toute autre théorie, notamment celle d’un incident en laboratoire, relevait du « complotisme ». D’autres observateurs de la première heure, suivis par plusieurs responsables politiques américains, dont le président Donald Trump, le secrétaire d’État Mike Pompeo, et certains membres du Congrès, ont affirmé l’existence de preuves incontestables selon lesquelles le virus se serait échappé d’un laboratoire, pointant du doigt les activités de recherches menées dans les laboratoires de Wuhan.
L'avancée du débat
Certains scientifiques ont rapidement considéré que les deux hypothèses étaient plausibles. Les recherches qui ont suivi concernant l’origine du COVID-19 se révèlent à ce jour peu concluantes, maintenant en vie les deux hypothèses tout en mettant à mal les affirmations insistantes de certains représentants des deux camps. Dans un premier temps, certains espéraient que le génome du SARS-CoV-2 lui-même révèlerait rapidement l’origine du virus, soit grâce à la découverte d’un virus quasi-identique dans la nature (chez une chauve-souris ou un hôte intermédiaire tel que le pangolin), soit en démontrant incontestablement une manipulation génétique du virus en laboratoire.
Cet espoir d’une résolution claire et rapide du débat n’a pas été satisfait, le génome du SARS-CoV-2 laissant ouvertes à la fois la possibilité d’une apparition dans le milieu naturel, et celle d’une apparition lors de recherches scientifiques. On peut alors imaginer qu’un chercheur ait été infecté au moment de collecter des échantillons de virus sur le terrain, auquel cas ce virus proviendrait directement de la nature, mais son origine resterait connexe à la recherche scientifique. Pour ajouter à cette complexité, le chercheur de terrain a pu développer une forme bénigne ou asymptomatique, auquel cas celui-ci est ses collègues n’ont pas eu conscience de l’infection sur le terrain, puis de la possibilité d’une transmission directe entre êtres humains.
D’un autre côté, le génome du SARS-CoV-2 ne montre aucune « trace génomique » concluante de manipulation artificielle, de type recombinaison claire d’un matériel génétique qui aurait été impossible dans l’environnement naturel.
Pour leur part, les partisans de l’hypothèse SARS-CoV-2 résultant d’un événement zoonotique naturel espéraient que l’animal hôte du SARS-CoV-2 serait rapidement identifié, par exemple dans un élevage ou sur un marché aux animaux vivants, ou que le virus serait retrouvé directement sur les chauves-souris. Ici encore, l’espoir est resté vain, même s’il demeure encore permis. Les découvertes de ce type interviennent souvent de nombreuses années après l’apparition de l’épidémie initiale. Il n’en demeure pas moins que les scientifiques n’ont pas encore identifié de réservoir chez la chauve-souris ou chez un mammifère hôte intermédiaire susceptible d’avoir fait office de réservoir naturel du virus.
Pour autant, un certain nombre de faits très importants et préoccupants se dégagent de cette première année et demie d’épidémie, qui pèsent significativement sur l’origine du virus. Le public et la communauté politique ont de plus en plus entendu parler des recherches poussées qui avaient lieu aux États-Unis, en Chine et ailleurs autour des virus de type SRAS, à la fois en termes de collecte d’échantillons viraux sur le terrain, ainsi que d’étude de leur degré infectieux et pathogène (capacité à causer une maladie) en laboratoire. Nous avons appris que la plupart de ces travaux étaient catégorisés en tant que recherches « GoF » (pour gain de fonction). Ce terme générique implique une modification de virus visant l’acquisition de nouvelles fonctions biologiques. Une attention particulière s’est concentrée sur la catégorie « GoF Research of Concern » (GOFROC), qui inclut des travaux susceptibles d’accroître la transmissibilité humaine et/ou la pathogénicité de potentiels pathogènes pandémiques. Les expériences menées à l’Institut de virologie de Wuhan (IVW) et impliquant la modification de coronavirus existant chez la chauve-souris, dans le but d’exprimer des protéines susceptibles de favoriser la pénétration dans les cellules humaines, sont considérées par de nombreux scientifiques comme s’inscrivant clairement dans la catégorie GOFROC.
De nombreux experts de la biosécurité considèrent depuis longtemps que les travaux de ce type – destinés à révéler plus rapidement les hôtes cibles, à améliorer la prévision des épidémies, ainsi qu’à développer des vaccins et produits thérapeutiques – doivent faire l’objet d’une surveillance, d’un contrôle ainsi que d’examens plus poussés, et prévoir notamment que des comptes soient rendus au public de manière plus transparente concernant ces activités de recherche. Aux États-Unis, les directives des Instituts nationaux de santé (NIH) prévoient une disposition selon laquelle « Dans toute la mesure du possible, les mécanismes d’examen des PPP accentués [pathogènes pandémiques potentiels] appliqués par les agences doivent permettre une transparence auprès du public, concernant les projets financés impliquant la création, le transfert ou l’utilisation des PPP accentués ».
Nous savons désormais également que les NIH ont financé des scientifiques américains et chinois dans le cadre d’un travail de collaboration impliquant la collecte d’échantillons de virus de type SRAS sur le terrain, ainsi que leur livraison à l’IVW aux fins d’analyses génétiques avancées. Dans le cadre des travaux de recherche de l’IVW, plusieurs études ont consisté à créer des recombinants génétiques chimériques de virus de type SRAS, afin d’évaluer leur capacité à infecter des cellules humaines et provoquer une maladie. Nous savons également que certains des travaux de clonage viral menés de l’IVW ont eu lieu dans des installations BSL2, dont de nombreux scientifiques estiment qu’elles n’offrent pas le niveau de sécurité suffisant contre le risque de voir un virus s’échapper du laboratoire, même si les NIH semblent approuver de tels travaux aux sein d’installations BSL2.
La science versus le secret
Ni les autorités américaines, ni les autorités chinoises n’ont à ce jour suffisamment communiqué pour permettre aux chercheurs de faire progresser notre compréhension de l’origine du SARS-CoV-2. Les NIH ont récemment déclaré qu’ils ne soutenaient pas de recherches GoF susceptibles d’avoir conduit à la pandémie de COVID-19, affirmant qu’ils n’avaient jamais « approuvé la moindre subvention en soutien à des recherches GoF autour de coronavirus qui auraient pu accroître leur transmissibilité ou leur degré de mortalité pour l’être humain ».
Seulement voilà, les NIH n’ont pas non plus révélé les recherches qu’ils avaient bel et bien financées et soutenues. Au sein de la communauté scientifique américaine, chacun sait que les NIH soutiennent effectivement des recherches de recombinaison génétique autour de virus de type SRAS, une démarche que de nombreux scientifiques inscrivent dans la catégorie GOFROC. La littérature scientifique revue par les pairs rapporte les résultats de ces recherche de recombinaison génétique relatives aux virus de type SRAS. La procédure d’examen de la biosécurité des potentielles études GOFROC est néanmoins opaque, ne révélant au public ni les noms et qualifications des personnes impliquées dans la révision, ni la substance des discussions, ni même les chercheurs ou projets faisant l’objet d’un examen.
Plus spécifiquement, il apparaît clairement que les NIH ont cofinancé au sein de l’IVW certaines recherches qui mériteraient un examen rigoureux dans l’hypothèse d’un incident en laboratoire ayant conduit le virus à s’échapper. Ces recherches impliquent la collecte de dangereux virus de type SRAS au sein de l’environnement naturel, ainsi que des expérimentations d’infection par ces virus, le tout aboutissant à une publication des résultats revue par les pairs. Une récente subvention de la part des NIH, destinée à cofinancer certains travaux de l’IVW, décrit l’Objectif 1 et l’Objectif 3 de ces projets de recherche (dans leur Annexe) :
« Objectif 1. Caractériser la diversité et la distribution des SARSr-CoV à risque élevé de propagation chez les chauves-souris dans le sud de la Chine. Nous recourrons à des analyses phylogéographiques et analyses des courbes de découverte virale pour cibler une collecte supplémentaire d’échantillons chez les chauves-souris, et nous effectuerons un dépistage moléculaire CoV pour compléter nos précédents échantillonnages et caractériser pleinement la diversité naturelle des SARSr-CoV dans le sud de la Chine. Nous séquencerons les domaines de liaison aux récepteurs (protéines spike) pour identifier les virus présentant le plus haut potentiel de propagation, que nous inclurons dans nos recherches expérimentales (Objectif 3). »
« Objectif 3. Caractérisation in vitro et in vivo du risque de propagation des SARSr-CoV, associée à des analyses spatiales et phylogénétiques, afin d’identifier les régions et virus d’intérêt sur le plan de la santé publique. Nous utiliserons les données de séquence de la protéine S, les technologies de clonage infectieux, des expérimentations d’infection in vitro et in vivo, ainsi que des analyse de la liaison aux récepteurs, afin d’évaluer l’hypothèse d’un pourcentage de seuils de divergences dans les séquences de protéine S permettant de prédire le potentiel de propagation. »
(L’Objectif 2 porte sur la surveillance des populations à haut risque de contact avec les chauves-souris.)
De même, il apparaît clairement que les scientifiques chinois et américains soutenus par les NIH ont bien d’autres éléments à partager sur la nature de ces travaux : rapports faisant état d’expéditions dans les habitats naturels des chauves-souris et autres environnements de collecte de spécimens de virus de type SARS-CoV-2 ; mesures de précaution appliquées ou non appliquées lors de ces expéditions ; registre d’échantillons viraux, de virus vivants, de séquences génomiques, et d’autres informations génétiques utiles ; dossiers de laboratoire relatifs aux expériences sur des virus de type SRAS, dont l’inscription des virus chimériques produits, testés et cultivés en laboratoire ; mesures de précautions appliquées ou non appliquées lors de ces recherches ; autres données de laboratoire ; et rapports complets sur les potentielles infections parmi les employés de l’IVW.
Les plus grands chercheurs responsables des projets de l’IVW affirment catégoriquement n’avoir mené aucune recherche sur des virus proches du SARS-CoV-2. Il est impératif que toutes les notes de laboratoire et autres informations utiles soient mises à disposition par les scientifiques chinois et américains travaillant sur ce projet, aux fins d’un examen poussé de la part d’experts indépendants.
La vraie question
La question de l’origine du virus ne doit pas porter sur un gouvernement ou un autre, et encore moins constituer un sujet géopolitique ou motif de critique de la Chine et d’exonération des États-Unis. Car si le SARS-CoV-2 s’est réellement échappé d’un laboratoire, l’incident a tout à fait pu avoir lieu dans le cadre d’un projet financé par le gouvernement américain, recourant à des méthodes élaborées et défendues par des scientifiques américains, dans le cadre d’un programme conduit par les États-Unis, financé par les États-Unis, visant la collecte et l’analyse de virus potentiellement dangereux, notamment en Chine.
Pour que nous en apprenions autant que possible sur l’origine du SARS-CoV-2, une enquête internationale indépendante doit être menée sans tarder pour examiner les différentes hypothèses, enquête dans le cadre de laquelle les gouvernements américain et chinois doivent coopérer pleinement, en toute transparence. En attendant, les scientifiques, politiciens, observateurs et acteurs des réseaux sociaux doivent reconnaître les incertitudes qui prédominent actuellement.
Ils doivent également reconnaître que la tragédie de la pandémie nous fournit d’ores et déjà certains enseignements sur la manière de prévenir de futures épidémies et pandémies. Les événements zoonotiques naturels étant inévitables, nous devons mettre en place de bien meilleurs systèmes internationaux de surveillance, d’alerte, et bien entendu des mécanismes de réaction rapide face à l’apparition d’une épidémie.
Nous avons besoin de canaux de communication crédibles pour empêcher la propagation mondiale rapide de nouvelles maladies zoonotiques, et nous devons créer des mécanismes institutionnels permettant une recherche immédiate de traitements potentiels, tests de diagnostics, vaccins, et autres outils et bonnes pratiques d’endiguement d’une épidémie. Autrement dit, nous devons être davantage prêts à partager des savoir-faire scientifiques et technologiques de manière plus honnête, plus transparente, et plus crédible que ce que nous observons dans l’actuelle pandémie.
Mais intervient également le risque de futures maladies pandémiques liés à des incidents lors de recherches scientifiques. Les gouvernements doivent renforcer la transparence, la supervision et la biosécurité de tout projet consistant à rechercher activement des pathogènes dangereux dans l’environnement naturel pour ensuite les rapporter en laboratoire, et doivent reconnaître les risques multiples qui s’y rattachent.
De même, les outils de manipulation génomique ont progressé si rapidement que la création potentielle de nouveaux pathogènes mortels en laboratoire, susceptibles de s’en échapper accidentellement ou par intention, constitue une préoccupation très sérieuse. Le monde n’applique pas à ce jour de mesures internationales et nationales suffisantes de prévention et de transparence autour de ces travaux dangereux, et les risques se trouvent accentués par un certain nombre de programmes de recherche secrets portant sur des armes biologiques, soutenus par plusieurs gouvernements.
La Commission du Lancet sur le COVID-19, que je préside, étudiera avec rigueur ces problématiques dans la perspective de son rapport final de la mi-2022. La Commission a pour objectif majeur de recommander des mesures politiques de prévention et d’endiguement des futures épidémies, et ses travaux techniques seront conduits par des experts indépendants, non impliqués directement dans les recherches américano-chinoises examinées. Les scientifiques qui ont participé à ces recherches devront expliquer pleinement la nature de leurs travaux. En attendant, la Commission mobilisera des experts en biosécurité pour contribuer à évaluer les hypothèses relatives aux origines du SARS-CoV-2, ainsi que pour recommander des mesures permettant de prévenir et contrôler les futures épidémies, qu’elles résultent d’événement zoonotiques naturels ou d’activités de recherche.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs, professeur universitaire à l'Université de Columbia, est directeur du Centre de l’Université de Columbia pour le développement durable, et président du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2021
Ces deux hypothèses conduisent notre réflexion à se porter sur deux ensembles distincts de préoccupations et de mesures politiques, qui requièrent tous deux notre attention. Les maladies liées à une transmission des virus de la faune sauvage à l’être humain (dites zoonoses naturelles) nécessitent des mesures de précaution lors des interactions de l’homme avec les réservoirs animaux de pathogènes potentiellement mortels, par exemple dans le cadre du défrichement, de l’agriculture, de la consommation de gibier, ainsi que de l’élevage et du commerce du bétail. Il est en effet possible que des incidents zoonotiques naturels aient été à l’origine de plusieurs épidémies redoutables ces dernières décennies, notamment le SIDA/VIH, Ebola, le SRAS et le MERS.
De nouvelles maladies infectieuses sont également susceptibles d’apparaître au cours de recherches sur les virus et autres pathogènes. Il est arrivé dans l’histoire que des scientifiques et employés de laboratoire soient infectés par les pathogènes qu’ils étudiaient. Dans le cas du SARS-CoV-2, une infection au cours de recherches a pu survenir de nombreuses manières. Il est possible qu’un chercheur ait été infecté au moment de collecter des échantillons de virus et particules virales dans l’habitat naturel de chauves-souris fer à cheval ou d’une autre espèce animale susceptible d’avoir hébergé le virus. Une infection peut également avoir eu lieu au sein d’un laboratoire dans lequel des scientifiques travaillaient sur des échantillons ou isolats de virus précédemment collectés et contenant le virus. Autre scénario proche, il est possible qu’une équipe de recherche ait été infectée par des virus collectés à partir d’une source naturelle puis génétiquement manipulés en laboratoire, certaines modifications ayant pu rendre un virus présent chez la chauve-souris davantage susceptible d’infecter l’être humain.
Ces deux hypothèses – zoonose naturelle et infection au cours de recherches – sont viables à ce stade de l’enquête. Ceux qui affirment que l’origine naturelle constitue la seule hypothèse valable sous-estiment l’étendue des activités de recherches actuelles sur le terrain et en laboratoire autour des virus de type SRAS, notamment à Wuhan en Chine, où la première épidémie a été détectée, ainsi qu’aux États-Unis. De l’autre côté, ceux qui considèrent que l’unique explication réside dans un incident infectieux au cours de recherches sous-estiment la fréquence des transmissions zoonotiques de virus dans la nature, qui ont par exemple engendré l’épidémie de SRAS. De bien des manières, il est possible qu’un événement naturel impliquant le SARS-CoV-2 ait eu lieu quelque part en Chine, puis que le virus ait été hébergé jusqu’à Wuhan par une personne infectée ou un animal vendu sur le marché. Une grande confusion est née de l’association de l’hypothèse de l’origine en laboratoire avec une version très spécifique de cette hypothèse, dans laquelle l’infection s’expliquerait par des manipulations ciblées du virus, visant à l’adapter à l’être humain.
Depuis le début de la pandémie, les partisans de chaque hypothèse formulent des affirmations exagérées, prématurées et infondées. À l’apparition de l’épidémie, de nombreux scientifiques ont déclaré que plusieurs preuves majeures penchaient en faveur d’un SARS-CoV-2 ayant pour origine une espèce animale sauvage, et que toute autre théorie, notamment celle d’un incident en laboratoire, relevait du « complotisme ». D’autres observateurs de la première heure, suivis par plusieurs responsables politiques américains, dont le président Donald Trump, le secrétaire d’État Mike Pompeo, et certains membres du Congrès, ont affirmé l’existence de preuves incontestables selon lesquelles le virus se serait échappé d’un laboratoire, pointant du doigt les activités de recherches menées dans les laboratoires de Wuhan.
L'avancée du débat
Certains scientifiques ont rapidement considéré que les deux hypothèses étaient plausibles. Les recherches qui ont suivi concernant l’origine du COVID-19 se révèlent à ce jour peu concluantes, maintenant en vie les deux hypothèses tout en mettant à mal les affirmations insistantes de certains représentants des deux camps. Dans un premier temps, certains espéraient que le génome du SARS-CoV-2 lui-même révèlerait rapidement l’origine du virus, soit grâce à la découverte d’un virus quasi-identique dans la nature (chez une chauve-souris ou un hôte intermédiaire tel que le pangolin), soit en démontrant incontestablement une manipulation génétique du virus en laboratoire.
Cet espoir d’une résolution claire et rapide du débat n’a pas été satisfait, le génome du SARS-CoV-2 laissant ouvertes à la fois la possibilité d’une apparition dans le milieu naturel, et celle d’une apparition lors de recherches scientifiques. On peut alors imaginer qu’un chercheur ait été infecté au moment de collecter des échantillons de virus sur le terrain, auquel cas ce virus proviendrait directement de la nature, mais son origine resterait connexe à la recherche scientifique. Pour ajouter à cette complexité, le chercheur de terrain a pu développer une forme bénigne ou asymptomatique, auquel cas celui-ci est ses collègues n’ont pas eu conscience de l’infection sur le terrain, puis de la possibilité d’une transmission directe entre êtres humains.
D’un autre côté, le génome du SARS-CoV-2 ne montre aucune « trace génomique » concluante de manipulation artificielle, de type recombinaison claire d’un matériel génétique qui aurait été impossible dans l’environnement naturel.
Pour leur part, les partisans de l’hypothèse SARS-CoV-2 résultant d’un événement zoonotique naturel espéraient que l’animal hôte du SARS-CoV-2 serait rapidement identifié, par exemple dans un élevage ou sur un marché aux animaux vivants, ou que le virus serait retrouvé directement sur les chauves-souris. Ici encore, l’espoir est resté vain, même s’il demeure encore permis. Les découvertes de ce type interviennent souvent de nombreuses années après l’apparition de l’épidémie initiale. Il n’en demeure pas moins que les scientifiques n’ont pas encore identifié de réservoir chez la chauve-souris ou chez un mammifère hôte intermédiaire susceptible d’avoir fait office de réservoir naturel du virus.
Pour autant, un certain nombre de faits très importants et préoccupants se dégagent de cette première année et demie d’épidémie, qui pèsent significativement sur l’origine du virus. Le public et la communauté politique ont de plus en plus entendu parler des recherches poussées qui avaient lieu aux États-Unis, en Chine et ailleurs autour des virus de type SRAS, à la fois en termes de collecte d’échantillons viraux sur le terrain, ainsi que d’étude de leur degré infectieux et pathogène (capacité à causer une maladie) en laboratoire. Nous avons appris que la plupart de ces travaux étaient catégorisés en tant que recherches « GoF » (pour gain de fonction). Ce terme générique implique une modification de virus visant l’acquisition de nouvelles fonctions biologiques. Une attention particulière s’est concentrée sur la catégorie « GoF Research of Concern » (GOFROC), qui inclut des travaux susceptibles d’accroître la transmissibilité humaine et/ou la pathogénicité de potentiels pathogènes pandémiques. Les expériences menées à l’Institut de virologie de Wuhan (IVW) et impliquant la modification de coronavirus existant chez la chauve-souris, dans le but d’exprimer des protéines susceptibles de favoriser la pénétration dans les cellules humaines, sont considérées par de nombreux scientifiques comme s’inscrivant clairement dans la catégorie GOFROC.
De nombreux experts de la biosécurité considèrent depuis longtemps que les travaux de ce type – destinés à révéler plus rapidement les hôtes cibles, à améliorer la prévision des épidémies, ainsi qu’à développer des vaccins et produits thérapeutiques – doivent faire l’objet d’une surveillance, d’un contrôle ainsi que d’examens plus poussés, et prévoir notamment que des comptes soient rendus au public de manière plus transparente concernant ces activités de recherche. Aux États-Unis, les directives des Instituts nationaux de santé (NIH) prévoient une disposition selon laquelle « Dans toute la mesure du possible, les mécanismes d’examen des PPP accentués [pathogènes pandémiques potentiels] appliqués par les agences doivent permettre une transparence auprès du public, concernant les projets financés impliquant la création, le transfert ou l’utilisation des PPP accentués ».
Nous savons désormais également que les NIH ont financé des scientifiques américains et chinois dans le cadre d’un travail de collaboration impliquant la collecte d’échantillons de virus de type SRAS sur le terrain, ainsi que leur livraison à l’IVW aux fins d’analyses génétiques avancées. Dans le cadre des travaux de recherche de l’IVW, plusieurs études ont consisté à créer des recombinants génétiques chimériques de virus de type SRAS, afin d’évaluer leur capacité à infecter des cellules humaines et provoquer une maladie. Nous savons également que certains des travaux de clonage viral menés de l’IVW ont eu lieu dans des installations BSL2, dont de nombreux scientifiques estiment qu’elles n’offrent pas le niveau de sécurité suffisant contre le risque de voir un virus s’échapper du laboratoire, même si les NIH semblent approuver de tels travaux aux sein d’installations BSL2.
La science versus le secret
Ni les autorités américaines, ni les autorités chinoises n’ont à ce jour suffisamment communiqué pour permettre aux chercheurs de faire progresser notre compréhension de l’origine du SARS-CoV-2. Les NIH ont récemment déclaré qu’ils ne soutenaient pas de recherches GoF susceptibles d’avoir conduit à la pandémie de COVID-19, affirmant qu’ils n’avaient jamais « approuvé la moindre subvention en soutien à des recherches GoF autour de coronavirus qui auraient pu accroître leur transmissibilité ou leur degré de mortalité pour l’être humain ».
Seulement voilà, les NIH n’ont pas non plus révélé les recherches qu’ils avaient bel et bien financées et soutenues. Au sein de la communauté scientifique américaine, chacun sait que les NIH soutiennent effectivement des recherches de recombinaison génétique autour de virus de type SRAS, une démarche que de nombreux scientifiques inscrivent dans la catégorie GOFROC. La littérature scientifique revue par les pairs rapporte les résultats de ces recherche de recombinaison génétique relatives aux virus de type SRAS. La procédure d’examen de la biosécurité des potentielles études GOFROC est néanmoins opaque, ne révélant au public ni les noms et qualifications des personnes impliquées dans la révision, ni la substance des discussions, ni même les chercheurs ou projets faisant l’objet d’un examen.
Plus spécifiquement, il apparaît clairement que les NIH ont cofinancé au sein de l’IVW certaines recherches qui mériteraient un examen rigoureux dans l’hypothèse d’un incident en laboratoire ayant conduit le virus à s’échapper. Ces recherches impliquent la collecte de dangereux virus de type SRAS au sein de l’environnement naturel, ainsi que des expérimentations d’infection par ces virus, le tout aboutissant à une publication des résultats revue par les pairs. Une récente subvention de la part des NIH, destinée à cofinancer certains travaux de l’IVW, décrit l’Objectif 1 et l’Objectif 3 de ces projets de recherche (dans leur Annexe) :
« Objectif 1. Caractériser la diversité et la distribution des SARSr-CoV à risque élevé de propagation chez les chauves-souris dans le sud de la Chine. Nous recourrons à des analyses phylogéographiques et analyses des courbes de découverte virale pour cibler une collecte supplémentaire d’échantillons chez les chauves-souris, et nous effectuerons un dépistage moléculaire CoV pour compléter nos précédents échantillonnages et caractériser pleinement la diversité naturelle des SARSr-CoV dans le sud de la Chine. Nous séquencerons les domaines de liaison aux récepteurs (protéines spike) pour identifier les virus présentant le plus haut potentiel de propagation, que nous inclurons dans nos recherches expérimentales (Objectif 3). »
« Objectif 3. Caractérisation in vitro et in vivo du risque de propagation des SARSr-CoV, associée à des analyses spatiales et phylogénétiques, afin d’identifier les régions et virus d’intérêt sur le plan de la santé publique. Nous utiliserons les données de séquence de la protéine S, les technologies de clonage infectieux, des expérimentations d’infection in vitro et in vivo, ainsi que des analyse de la liaison aux récepteurs, afin d’évaluer l’hypothèse d’un pourcentage de seuils de divergences dans les séquences de protéine S permettant de prédire le potentiel de propagation. »
(L’Objectif 2 porte sur la surveillance des populations à haut risque de contact avec les chauves-souris.)
De même, il apparaît clairement que les scientifiques chinois et américains soutenus par les NIH ont bien d’autres éléments à partager sur la nature de ces travaux : rapports faisant état d’expéditions dans les habitats naturels des chauves-souris et autres environnements de collecte de spécimens de virus de type SARS-CoV-2 ; mesures de précaution appliquées ou non appliquées lors de ces expéditions ; registre d’échantillons viraux, de virus vivants, de séquences génomiques, et d’autres informations génétiques utiles ; dossiers de laboratoire relatifs aux expériences sur des virus de type SRAS, dont l’inscription des virus chimériques produits, testés et cultivés en laboratoire ; mesures de précautions appliquées ou non appliquées lors de ces recherches ; autres données de laboratoire ; et rapports complets sur les potentielles infections parmi les employés de l’IVW.
Les plus grands chercheurs responsables des projets de l’IVW affirment catégoriquement n’avoir mené aucune recherche sur des virus proches du SARS-CoV-2. Il est impératif que toutes les notes de laboratoire et autres informations utiles soient mises à disposition par les scientifiques chinois et américains travaillant sur ce projet, aux fins d’un examen poussé de la part d’experts indépendants.
La vraie question
La question de l’origine du virus ne doit pas porter sur un gouvernement ou un autre, et encore moins constituer un sujet géopolitique ou motif de critique de la Chine et d’exonération des États-Unis. Car si le SARS-CoV-2 s’est réellement échappé d’un laboratoire, l’incident a tout à fait pu avoir lieu dans le cadre d’un projet financé par le gouvernement américain, recourant à des méthodes élaborées et défendues par des scientifiques américains, dans le cadre d’un programme conduit par les États-Unis, financé par les États-Unis, visant la collecte et l’analyse de virus potentiellement dangereux, notamment en Chine.
Pour que nous en apprenions autant que possible sur l’origine du SARS-CoV-2, une enquête internationale indépendante doit être menée sans tarder pour examiner les différentes hypothèses, enquête dans le cadre de laquelle les gouvernements américain et chinois doivent coopérer pleinement, en toute transparence. En attendant, les scientifiques, politiciens, observateurs et acteurs des réseaux sociaux doivent reconnaître les incertitudes qui prédominent actuellement.
Ils doivent également reconnaître que la tragédie de la pandémie nous fournit d’ores et déjà certains enseignements sur la manière de prévenir de futures épidémies et pandémies. Les événements zoonotiques naturels étant inévitables, nous devons mettre en place de bien meilleurs systèmes internationaux de surveillance, d’alerte, et bien entendu des mécanismes de réaction rapide face à l’apparition d’une épidémie.
Nous avons besoin de canaux de communication crédibles pour empêcher la propagation mondiale rapide de nouvelles maladies zoonotiques, et nous devons créer des mécanismes institutionnels permettant une recherche immédiate de traitements potentiels, tests de diagnostics, vaccins, et autres outils et bonnes pratiques d’endiguement d’une épidémie. Autrement dit, nous devons être davantage prêts à partager des savoir-faire scientifiques et technologiques de manière plus honnête, plus transparente, et plus crédible que ce que nous observons dans l’actuelle pandémie.
Mais intervient également le risque de futures maladies pandémiques liés à des incidents lors de recherches scientifiques. Les gouvernements doivent renforcer la transparence, la supervision et la biosécurité de tout projet consistant à rechercher activement des pathogènes dangereux dans l’environnement naturel pour ensuite les rapporter en laboratoire, et doivent reconnaître les risques multiples qui s’y rattachent.
De même, les outils de manipulation génomique ont progressé si rapidement que la création potentielle de nouveaux pathogènes mortels en laboratoire, susceptibles de s’en échapper accidentellement ou par intention, constitue une préoccupation très sérieuse. Le monde n’applique pas à ce jour de mesures internationales et nationales suffisantes de prévention et de transparence autour de ces travaux dangereux, et les risques se trouvent accentués par un certain nombre de programmes de recherche secrets portant sur des armes biologiques, soutenus par plusieurs gouvernements.
La Commission du Lancet sur le COVID-19, que je préside, étudiera avec rigueur ces problématiques dans la perspective de son rapport final de la mi-2022. La Commission a pour objectif majeur de recommander des mesures politiques de prévention et d’endiguement des futures épidémies, et ses travaux techniques seront conduits par des experts indépendants, non impliqués directement dans les recherches américano-chinoises examinées. Les scientifiques qui ont participé à ces recherches devront expliquer pleinement la nature de leurs travaux. En attendant, la Commission mobilisera des experts en biosécurité pour contribuer à évaluer les hypothèses relatives aux origines du SARS-CoV-2, ainsi que pour recommander des mesures permettant de prévenir et contrôler les futures épidémies, qu’elles résultent d’événement zoonotiques naturels ou d’activités de recherche.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs, professeur universitaire à l'Université de Columbia, est directeur du Centre de l’Université de Columbia pour le développement durable, et président du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2021