Enquête sur les dommages des faibles taux d’intérêt

Lundi 15 Janvier 2018

Pendant des années après la crise financière de 2008, les décideurs se sont félicités d'avoir permis d'éviter une seconde Grande Dépression. Ils avaient réagi à la récession mondiale en mettant en œuvre le type de relance budgétaire et monétaire keynésienne que le moment requérait.


Enquête sur les dommages des faibles taux d’intérêt
Néanmoins, neuf ans se sont écoulés et les taux d'intérêt officiels sont toujours en vol stationnaire autour de zéro, alors que la croissance a été médiocre. Depuis 2008, l'Union européenne a affiché un taux de croissance annuel moyen lamentable, de seulement 0,9%.
Le large consensus keynésien qui a émergé immédiatement après la crise est devenu le dogme économique qui prévaut aujourd'hui: tant que la croissance reste inférieure à la normale et que l’inflation annuelle reste inférieure à 2%, stimuler davantage est jugé non seulement approprié, mais nécessaire.
Les arguments qui sous-tendent ce dogme ne tiennent pas. Pour commencer, les mesures de l'inflation sont extrêmement pauvres et arbitraires. Comme Martin Feldstein  de Harvard l’a fait remarquer, les gouvernements ne dispose d’aucune bonne façon  de mesurer l'inflation des prix des services et des nouvelles technologies, qui représentent une part de plus en plus grande du PIB des économies avancées, parce que la qualité dans ces secteurs varie considérablement au fil du temps. En outre, les biens immobiliers et d'autres actifs ne sont même pas inclus dans la comptabilité.
Le précepte selon lequel l'inflation devrait augmenter à un taux annuel de 2% est également arbitraire. Le concept, introduit il y a un siècle par l’économiste suédois Knut Wicksell, d'un taux d'intérêt « naturel » – taux auquel la croissance du PIB réel (corrigé de l'inflation) suit une moyenne de long terme tandis que l'inflation reste stable – a du sens. Pour autant, pourquoi le taux d'inflation devrait-il toujours être de 2%? Et pourquoi est-ce que les services, les nouvelles technologies ou, par exemple, les produits manufacturés chinois ne sont pas exclus de la mesure de l'inflation de base, comme le sont l'énergie et la nourriture?
Compte tenu de ces lacunes, il convient de se demander si la doctrine des banques centrales de « ciblage de l'inflation » ne subira pas le même sort que le monétarisme dans les années 1980, lorsque les décideurs étaient obsédés par l'offre de monnaie. Comme dans le cas de l'inflation aujourd'hui, les banques centrales n’avaient alors aucun moyen crédible de simplement mesurer la quantité de monnaie, sans parler d’obtenir les résultats escomptés en matière de politique monétaire.
Nous devrions considérer les effets des énormes déficits budgétaires comme une autre forme douteuse de stimulus. En 2017, la croissance économique dans l'UE a sauté vers un taux annuel de 2,3%, après que les Etats membres aient finalement réduit leurs déficits budgétaires à un niveau moyen de 1,5% du PIB, contre le niveau record de 6,4% du PIB atteint en 2010. Apparemment, la relance budgétaire après la crise n'a pas été si stimulante que ça. En revanche, le resserrement des politiques budgétaires de ces dernières années semble avoir eu un effet positif.
En règle générale, une crise financière donne lieu à d'importantes réformes structurelles. Or, ni la crise de 2008, ni la crise de l'euro qui l’a suivie à cause de la dette publique excessive, n’ont conduit à un désendettement significatif ou à une destruction créatrice au sens de Schumpeter dans les pays touchés. De toute évidence, le flot de dépenses publiques a atténué la nécessité d’entreprendre des réformes difficiles, et a permis aux entreprises en place de consolider leurs positions grâce au crédit bon marché. Toute possibilité de renouvellement structurel a été tuée dans l’œuf.
Parmi les pays de l'UE, la dette publique moyenne a augmenté de 73% du PIB en 2009 à 86% du PIB en 2016, bien au-dessus du plafond de 60% du PIB fixé par les critères de Maastricht. Dans les pays du sud de l’Europe, les dettes publiques sont si lourdes qu'elles continueront à déprimer la croissance durant les années à venir.
Et pourtant, la dernière décennie de taux d'intérêt ultra-bas se révélera probablement encore plus pernicieuse que les années de déficits budgétaires. Il est impossible de prédire quand et où la prochaine bulle financière éclatera. Mais nous ferions bien de tenir compte des conclusions  des économistes comme le regretté Charles Kindleberger, ainsi que de Kenneth Rogoff  et Carmen Reinhart  de Harvard, et d'avancer avec précaution.
Après tout, on peut repérer des bulles potentielles un peu près partout. Les prix immobilier et d’autres actifs sont à des niveaux record dans une grande partie du monde. La valeur des Bitcoins en circulation a augmenté dix fois  au cours de cette seule année, jusqu’à atteindre 170 milliards de dollars, alors que la valeur sous-jacente de la crypto-monnaie reste douteuse  au mieux.
Les taux d'intérêt ultra-bas ont également créé une telle bousculade pour chercher des rendements plus élevés que, même un pays pauvre et mal géré comme le Tadjikistan, parvient à vendre des euro-obligations. Pour le président tadjik Emomali Rahmon, cela est certainement préférable que de demander de l'aide au Fonds monétaire international, qui exige des réformes substantielles. Grâce aux faibles taux d'intérêt, Rahmon peut continuer à mal gérer son ancienne république soviétique comme il l'entend.
Les nombreuses autres victimes des taux d'intérêt extrêmement bas ne devraient être que trop évidentes. Les épargnants de la classe moyenne ont vu la valeur réelle de leurs dépôts bancaires diminuer à un taux d'environ 2% par an, et de nombreux retraités ont subi une baisse réelle de leurs pensions, qui sont investies dans des actifs sûrs et donnent ainsi des rendements minimes.
La même chose est vraie aussi pour de nombreuses formes d'assurance. Les assureurs eux-mêmes semblent aller bien, mais c'est parce qu'ils ont réduit leurs prestations  au point que leurs clients se demanderont bientôt pourquoi ils ont pris la peine de s’assurer en premier lieu.
Même les banques sont aux abois. Dans les pays avancés, les prêteurs traditionnels sont désormais soumis à une réglementation tellement massive qu'ils ont dû abandonner certaines activités à l'étranger. Sans surprise, les intermédiaires moins réglementés du système bancaire informel ont pris le relais et se sont saisis d’une grande partie de leurs activités.
Traditionnellement, l'activité bancaire se concentre sur la collecte de dépôts et l'octroi de prêts. Mais en raison des taux d'intérêt « bas pour longtemps », cette partie de l’activité des banques est devenue de plus en plus petite, et les banques ont dû facturer des frais de plus en plus élevés sur d'autres services financiers.
De plus, les faibles taux d'intérêt ont détourné l'argent vers des institutions financières moins transparentes et plus spéculatives, comme les fonds de private equity et spéculatifs. Ces institutions se développent grâce au crédit bon marché, qui bénéficie d'un traitement plus favorable que le financement par actions dans la plupart des régimes fiscaux occidentaux.
Les faibles taux d'intérêt n’ont pas bénéficié à la population en général, et certainement pas à la classe moyenne, mais aux milliardaires – les 0,1%. Les inégalités de richesse mondiale se sont élargies de manière significative  au cours des seules dix dernières années, surtout aux États-Unis, où les milliardaires paient peu ou pas d’impôts grâce à des règles spéciales telles que «l’intéressement aux plus-values » (carried interest). De plus, dans le cadre du nouveau projet fiscal républicain, ils payeront encore moins.
La question maintenant est de savoir si les institutions occidentales sont suffisamment solides pour contenir la ploutocratie mondiale que les taux d'intérêt bas ont forgée.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Anders Åslund est senior fellow de l’Atlantic Council. Son dernier livre, co-écrit avec Simeon Djankov s’intitule Europe’s Growth Challenge.
 
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