Caracas, 24 juillet 1983
Monsieur le Président de la République du Venezuela,
Sire,
Monsieur le Président de la République de Colombie,
Monsieur le Président de la République d’Equateur,
Monsieur le Président de la République du Pérou,
Monsieur le Président de la République de Bolivie,
Monsieur le Vice-Président de la République de Panama,
Monsieur le Premier Ministre des Antilles Néerlandaises,
Monsieur le Secrétaire général des Nations-Unies,
Monsieur le Président de l’African National Congress,
Monsieur le Président du Conseil exécutif de l’Unesco,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
C’est un grand honneur pour moi, ainsi qu’une grande joie, de se trouver aujourd’hui sur la terre natale du Libertador avec tant d’autres personnalités prestigieuses venues du monde entier pour célébrer le bicentenaire de sa naissance, et de procéder à la première remise du Prix international Simon Bolivar.
Je remercie le Président Luis Herrera Campins pour l’aimable invitation qu’il m’a adressée d’assister aux cérémonies de commémoration organisées par le Venezuela et de placer dans ce cadre la remise du Prix. Il m’a ainsi donné l’occasion, au cours de ces derniers jours, de mesurer l’attachement profond du peuple vénézuélien aux idéaux de Simon Bolivar –ainsi que de resserrer davantage les liens de coopération entre le Venezuela et l’Unesco en signant l’accord sur le centre international de coopération scientifique Simon Bolivar.
Je salue, avec le Président Campins et son épouse, le Roi Juan Carlos 1er et la Reine Sophie d’Espagne, les Présidents Belisario Betancur, Fernando Belaunde Terry, Osvaldo Hurtago, Hernan Siles Zuazo et le Vice-Président Jorge Illueca, ainsi que leurs épouses, M. Olivier Tambo, et les nombreux invités qui ont tenu à s’associer à cette cérémonie de remise du Prix international Simon Bolivar.
Je voudrais saisir cette occasion pour saluer chaleureusement les efforts déployés par le Groupe Contadora qui, inspiré par les idéaux du Libertador, œuvre activement en vue de réaffirmer l’unité de l’Amérique centrale et de trouver des solutions pacifiques à ses problèmes. Il mérite ainsi amplement le soutien résolu de la communauté internationale.
Le Prix international Simon Bolivar a été institué par l’Unesco, en 1978, sur proposition personnelle du Président de la République du Venezuela alors en exercice, M. Carlos Andrès Pérez, dont je suis heureux de saluer la présence à cette cérémonie, aux côtés de son prédécesseur, M. Rafael Caldera et des anciens présidents constitutionnels des pays bolivariens.
Le Conseil exécutif de l’Unesco, dont le Président Victor Massuh est des nôtres aujourd’hui, a voulu, en adoptant la décision de créer le Prix sur la base du document que je lui avais présenté, reconnaître la valeur exceptionnelle de la pensée et de l’action de Bolivar –pour l’Amérique latine, certes, mais plus largement pour la communauté internationale et, en particulier, pour l’Organisation des Nations-Unies pour l’Education, la Science et la Culture.
Les idéaux de Bolivar représentent, dans une vaste mesure, une anticipation des objectifs de l’Unesco, dont les domaines de compétence avaient retenu, il y a un siècle et demi déjà, l’attention passionnée de Bolivar, qui en mesurait toute la portée sur la vie des peuples et pour le progrès de l’humanité.
Pour donner au Prix un caractère éminemment universel, l’Unesco a instauré un jury composé de sept membres, dont cinq sont des personnalités représentatives des différentes régions, cultures et sensibilités du monde –auxquelles s’ajoutent une personnalité nommée par le gouvernement du Venezuela qui finance le prix- et un représentant du Directeur général de l’Unesco.
Conformément aux dispositions des statuts portant création du Prix, les lauréats doivent être choisis à l’unanimité des voix du jury. C’est dire que la tâche de celui-ci n’a pas été des plus faciles, tant les candidats proposés étaient nombreux et tant leurs mérites étaient grands. Je tiens ici à féliciter le jury pour le remarquable travail qu’il a accompli, sous la présidence efficace et chaleureuse de l’un des plus dignes fils du Venezuela, mon ami Arturo Uslar Pietri.
Mesdames et Messieurs,
L’Amérique où Bolivar voit le jour est bien différente de celle où débarque, trois siècles plus tôt, Christophe Colomb. Elle a été le théâtre d’un des plus grands bouleversements démographiques et sociaux que l’Histoire ait connus. Sa physionomie a, pour une large part, été remodelée par une immense entreprise de colonisation qui, partant de l’Espagne, s’élargit ensuite à l’Europe et finit par provoquer de profonds remous dans de vastes contrées d’Afrique.
Sur le sol du Nouveau Monde, à côté des autochtones dont beaucoup connaissent un sort tragique, et des esclaves arrachés à l’Afrique, se côtoient des populations diverses qui, au travers de leurs multiples cultures et par-delà les différences de leurs conditions, sont amenées, par la force des choses, à vivre ensemble, à se mieux connaître, à se comprendre parfois.
De la conjonction de ces multiples destins, est né un homme nouveau, proprement américain –et a pris corps dans la fièvre, à travers de multiples péripéties, une volonté tenace de liberté. Cette volonté est exaltée par la création des Etats-Unis d’Amérique en 1783 et celle de la République d’Haïti en 1803, ainsi que par le déroulement, dans la vieille Europe elle-même, de la Révolution française de 1789.
Indépendance, liberté, égalité devenaient les mots d’ordre d’une grande partie du monde auquel se rattachait l’Amérique latine. Mais là, pour mobiliser les forces vives des populations, pour conduire leur élan libérateur, il fallait des dirigeants inspirés, profondément enracinés dans les réalités de leurs pays, capables de traduire leurs aspirations en programmes concrets d’action.
Simon Bolivar a été, au plus haut, l’une de ces personnalités d’exception. C’est pourquoi son passage a métamorphose l’Amérique latine.
L’objectif initial qui hante Bolivar est celui de l’émancipation vis-à-vis de la métropole coloniale, ainsi que l’affirmation de nouvelles entités nationales souveraines dans une Amérique latine indépendante. Mais les conditions sociales requises à cette fin ne paraissent se préciser qu’après ses premiers échecs et son exil à Haïti. Alors, Bolivar perçoit que son combat n’a de chance de succès que s’il repose sur les espérances convergentes de toutes les couches sociales, de toutes les communautés qui composent la société latino-américaine – Créoles et Métis, Indiens et Noirs ; que si ce combat incorpore la volonté, l’effort, l’esprit de sacrifice de chaque individu.
Dès lors, le principe de libre détermination sur le plan national est définitivement lié, pour Bolivar, à ceux de liberté de chacun et d’égalité de tous.
La société doit, selon ses propres termes, avoir «pour bases constituantes une égalité absolue des droits et une règle de justice qui ne s’incline jamais devant la naissance ou la fortune mais toujours en faveur de la vertu et du mérite».
L’accès à la culture et à l’éducation, la garantie de la liberté d’expression et de création, la sécurité sociale, doivent donner à tous – hommes et femmes – les moyens d’’un épanouissement personnel continu. Ainsi se trouvent posés les fondements d’une solidarité nationale qui devient, par excellence, le garant de l’indépendance conquise.
Mais Bolivar est conscient de la fragilité de cette indépendance, lorsqu’elle confine à la solitude et mène au morcellement. De petites nations isolées, en proie à des rivalités réciproques ou poussées par des ambitions mal contenues, risquent d’être précipitées les unes contre les autres, faisant ainsi le jeu de toutes les forces hostiles.
C’est pourquoi Bolivar est lance les appels les plus vibrants à l’unité, à la cohésion, à la fraternité des nations nouvellement libérées. Il voit en elles le noyau d’une union plus vaste s’étendant à l’ensemble de l’Amérique tout entière. Enfin, liant le destin de celle-ci à celui du reste de l’humanité, il entrevoit l’avènement d’un «nouvel équilibre du monde», dans le cadre duquel la communauté des nations pourra enfin assurer, aux femmes et aux hommes de partout, la justice, la dignité, le progrès et le bonheur.
Dans le monde d’aujourd’hui où s’entremêlent de plus en plus les destinées de toutes les nations – alors que continuent de prévaloir les égoïsmes, de croître les injustices et de s’aggraver les tensions – comment ne pas voir que la vision du paladin de Caracas demeure brûlante d’actualité ?
Certains parmi nos contemporains se reconnaissent pleinement dans cette vision et illustrent, par leurs paroles et par leurs actes, leur volonté de suivre jusqu’au bout les voies de la liberté, de la justice et de la solidarité si amplement frayée par Bolivar.
Le Prix Simon Bolivar a pour objet de faire universellement reconnaître la valeur de leurs efforts –et , en leur donnant un retentissement exceptionnel, amplifier dans le monde l’écho vivant des idéaux du Libertador.
Pour la première attribution de ce Prix, en ce 24 juillet 1983, qui marque le 200ème anniversaire de la naissance de Bolivar, il est apparu au jury que toutes les grandes significations qui se dégagent de cette vie exemplaire se retrouvent dans les destins, symboliquement mêlés, de S. M. Juan Carlos 1er, roi d’Espagne et de Nelson Mandela. Et qu’elles se combinent dans la simultanéité vivante d’un combat à travers lequel un roi régnant se retrouve côte-à-côte avec un prisonnier politique, pour la défense, plu que jamais indissociable, des libertés fondamentales de l’individu et de la dignité, de l’indépendance et de la solidarité des peuples.
Sire,
Le Prix international Simon Bolivar vous est attribué en reconnaissance de l’immense admiration que vous vaut, dans le monde, la reconduite du processus qui a abouti, non sans péripétie, à l’instauration en Espagne, d’un Etat démocratique, fondé sur les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de justice, dans le cadre d’un pluralisme politique garantissant à chacun un libre choix.
En optant délibérément pour la démocratie, vous avez scellé un pacte historique avec la nation espagnole qui, à son tour, a souverainement opté pour le régime de la monarchie parlementaire. Avec elle, vous tracez ainsi la voie d’un avenir où la poursuite du progrès reste fidèle aux sources de la tradition nationale et où l’épanouissement personnel des citoyens participe de la grandeur collective de l’Espagne.
A travers vous, les peuples espagnols entreprennent désormais un effort considérable en vue de renforcer leur coopération avec tous les pays du monde et en particulier avec les plus défavorisés d’entre eux. L’Espagne apporte ainsi une contribution des plus heureuses aux efforts visant à l’instauration d’un monde où seraient enfin garantis les droits de chaque individu et la liberté de tous les peuples.
En prenant la parole ce matin, Sire, au Panthéon national où repose le Libertador, vous avez prononcé des paroles d’une haute portée historique –et qui auront, sans nul doute un grand retentissement en Amérique latine.
«C’est en cessant de vivre sous une même souveraineté, disiez-vous, que les destinées historiques de l’Espagne et des nations hispano-américaines ont commencé à se ressembler le plus. Pendant plus d’un siècle, nos nations ont souffert un même sort, écrit dans la douleur, les humiliations et le sous-développement. Jamais nos sentiments n’ont été plus proches… En même temps que l’Amérique, d’autres hommes en Espagne ont engagé un combat semblable et parallèle…». Et vous tiriez cette conclusion qui s’impose avec la force même de l’évidence. «L’union est le plus important des enseignements bolivariens. C’est la grande tâche dont l’accomplissement s’offre à notre génération».
En vous, Sire, le Libertador –qui ne combattait pas l’Espagne mais l’absolutisme auquel vous avez mis fin- trouve ainsi l’héritiers spirituel qui aura mené à bien l’une de ses plus grandes ambitions et qui, par là, aura définitivement réconcilié l’Amérique latine et l’Espagne.
Dans le même temps, vous avez donné une signification nouvelle aux rapports qui lient l’Espagne à l’Afrique –comme en témoignent ces lignes de vous, dont les accents vibrent si fortement à l’unisson de Bolivar et, traversant l’Afrique sur toute sa longueur, frappent aux portes même de la prison de Mandela : «la liberté totale du continent africain, avec l’indépendance de la Namibie et la lutte contre l’Apartheid, -ressenti par le peuple espagnol, du plus profond de lui-même, comme une insulte à la dignité de l’homme – reçoivent et continueront de recevoir l’appui inconditionnel de mon gouvernement».
Pour avoir, au-delà de cinq siècles d’épreuves, rétabli le dialogue de la liberté entre l’Espagne et le monde, veuillez croire, Majesté, à la profonde émotion qui m’étreint au moment de vous remettre le diplôme et la médaille du premier Prix international Simon Bolivar.
A vos côtés, Majesté, ce fauteuil vide est le symbole d’une tragique absence physique –celle d’un homme incarcéré depuis vingt-et-un ans.
Mais ce fauteuil vide est aussi le symbole d’une formidable présence morale –celle d’un homme au combat duquel s’identifient les peuples d’Afrique du Sud et en qui s’incarne, au cœur même de leurs épreuves présentes, leur héroïque dignité.
Et je ne saurais mieux affirmer cette présence qu’en laissant Nelson Mandela lui-même tirer ici les leçons de sa vie : « il y a longtemps, déclare-t-il en 1962, au cours de mon premier procès, enfant élevé dans mon village du Transkei, j’écoutais les vieux de ma tribu raconter des histoires sur le vieux temps… En ce temps-là, notre peuple vivait en paix, sous le régime démocratique de ses rois et de ses amapakati… En ce temps-là, le pays était le nôtre, en notre nom, sous nos lois…»
Ces images éclairent tout à la fois la profondeur et la force de l’engagement de Mandela –qui poursuit : «je me suis engagé… à servir mon peuple et à apporter ma modeste contribution à la lutte pour la liberté».
Cependant, lorsqu’il rejoint en 1944 les rangs de l’African National Congress, Nelson Mandela n’est pas mû par un esprit de revanche ou par un désir de retour au passé. Il lutte pour l’établissement d’une république démocratique dont tous les habitants de l’Afrique du Sud seraient citoyens à part entière, sans distinction de race ou de culture –vivant en paix, porteurs d’une nationalité unique et partageant une même loyauté à l’égard de leur patrie commune.
C’est au nom de cet idéal qu’il déclare : «je déteste la pratique de la discrimination raciale –et le fait que la majorité écrasante de l’humanité, ici et ailleurs, la déteste aussi renforce ma conviction. Je déteste que l’on inculque systématiquement aux enfants des préjugés fondés sur la couleur de l’homme – et l’écrasante majorité de l’humanité, ici et ailleurs, partage ma haine. Je déteste l’arrogance raciste qui stipule que toutes les bonnes choses de la vie sont l’apanage absolu d’une minorité de la population, réduisant la majorité à un statut d’infériorité et de servilité».
Par la noblesse de son idéal, comme par l’indomptable courage dont il a fait preuve et l’immense sacrifice qu’il consent, dans la poursuite de cet idéal –la réclusion à perpétuité- Nelson Mandela nous offre l’exemple lumineux d’une vie dont la force souveraine, à l’exemple de celle de Simon Bolivar, défie tous les obstacles, sur la longue route qui mène aux rivages nécessaires de la liberté.
Monsieur le Président de l’African National Congress, en vous remettant pour Nelson Mandela, en présence de sa fille, Zenani Lamini, le diplôme et la médaille du Prix international Simon Bolivar, je vous prie de l’assurer que, du fond de sa cellule pénitentiaire, il a été plus que jamais présent parmi nous au cours de cette cérémonie –et qu’à travers nous, l’écrasante majorité de l’humanité se retrouve avec lui, elle entend son appel, et s’efforce de le relayer, de plus en plus largement, jusqu’à ce que le peuple de Nelson Mandela retrouve la plénitude de ses droits.
Monsieur le Président de la République du Venezuela,
Sire,
Monsieur le Président de la République de Colombie,
Monsieur le Président de la République d’Equateur,
Monsieur le Président de la République du Pérou,
Monsieur le Président de la République de Bolivie,
Monsieur le Vice-Président de la République de Panama,
Monsieur le Premier Ministre des Antilles Néerlandaises,
Monsieur le Secrétaire général des Nations-Unies,
Monsieur le Président de l’African National Congress,
Monsieur le Président du Conseil exécutif de l’Unesco,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
C’est un grand honneur pour moi, ainsi qu’une grande joie, de se trouver aujourd’hui sur la terre natale du Libertador avec tant d’autres personnalités prestigieuses venues du monde entier pour célébrer le bicentenaire de sa naissance, et de procéder à la première remise du Prix international Simon Bolivar.
Je remercie le Président Luis Herrera Campins pour l’aimable invitation qu’il m’a adressée d’assister aux cérémonies de commémoration organisées par le Venezuela et de placer dans ce cadre la remise du Prix. Il m’a ainsi donné l’occasion, au cours de ces derniers jours, de mesurer l’attachement profond du peuple vénézuélien aux idéaux de Simon Bolivar –ainsi que de resserrer davantage les liens de coopération entre le Venezuela et l’Unesco en signant l’accord sur le centre international de coopération scientifique Simon Bolivar.
Je salue, avec le Président Campins et son épouse, le Roi Juan Carlos 1er et la Reine Sophie d’Espagne, les Présidents Belisario Betancur, Fernando Belaunde Terry, Osvaldo Hurtago, Hernan Siles Zuazo et le Vice-Président Jorge Illueca, ainsi que leurs épouses, M. Olivier Tambo, et les nombreux invités qui ont tenu à s’associer à cette cérémonie de remise du Prix international Simon Bolivar.
Je voudrais saisir cette occasion pour saluer chaleureusement les efforts déployés par le Groupe Contadora qui, inspiré par les idéaux du Libertador, œuvre activement en vue de réaffirmer l’unité de l’Amérique centrale et de trouver des solutions pacifiques à ses problèmes. Il mérite ainsi amplement le soutien résolu de la communauté internationale.
Le Prix international Simon Bolivar a été institué par l’Unesco, en 1978, sur proposition personnelle du Président de la République du Venezuela alors en exercice, M. Carlos Andrès Pérez, dont je suis heureux de saluer la présence à cette cérémonie, aux côtés de son prédécesseur, M. Rafael Caldera et des anciens présidents constitutionnels des pays bolivariens.
Le Conseil exécutif de l’Unesco, dont le Président Victor Massuh est des nôtres aujourd’hui, a voulu, en adoptant la décision de créer le Prix sur la base du document que je lui avais présenté, reconnaître la valeur exceptionnelle de la pensée et de l’action de Bolivar –pour l’Amérique latine, certes, mais plus largement pour la communauté internationale et, en particulier, pour l’Organisation des Nations-Unies pour l’Education, la Science et la Culture.
Les idéaux de Bolivar représentent, dans une vaste mesure, une anticipation des objectifs de l’Unesco, dont les domaines de compétence avaient retenu, il y a un siècle et demi déjà, l’attention passionnée de Bolivar, qui en mesurait toute la portée sur la vie des peuples et pour le progrès de l’humanité.
Pour donner au Prix un caractère éminemment universel, l’Unesco a instauré un jury composé de sept membres, dont cinq sont des personnalités représentatives des différentes régions, cultures et sensibilités du monde –auxquelles s’ajoutent une personnalité nommée par le gouvernement du Venezuela qui finance le prix- et un représentant du Directeur général de l’Unesco.
Conformément aux dispositions des statuts portant création du Prix, les lauréats doivent être choisis à l’unanimité des voix du jury. C’est dire que la tâche de celui-ci n’a pas été des plus faciles, tant les candidats proposés étaient nombreux et tant leurs mérites étaient grands. Je tiens ici à féliciter le jury pour le remarquable travail qu’il a accompli, sous la présidence efficace et chaleureuse de l’un des plus dignes fils du Venezuela, mon ami Arturo Uslar Pietri.
Mesdames et Messieurs,
L’Amérique où Bolivar voit le jour est bien différente de celle où débarque, trois siècles plus tôt, Christophe Colomb. Elle a été le théâtre d’un des plus grands bouleversements démographiques et sociaux que l’Histoire ait connus. Sa physionomie a, pour une large part, été remodelée par une immense entreprise de colonisation qui, partant de l’Espagne, s’élargit ensuite à l’Europe et finit par provoquer de profonds remous dans de vastes contrées d’Afrique.
Sur le sol du Nouveau Monde, à côté des autochtones dont beaucoup connaissent un sort tragique, et des esclaves arrachés à l’Afrique, se côtoient des populations diverses qui, au travers de leurs multiples cultures et par-delà les différences de leurs conditions, sont amenées, par la force des choses, à vivre ensemble, à se mieux connaître, à se comprendre parfois.
De la conjonction de ces multiples destins, est né un homme nouveau, proprement américain –et a pris corps dans la fièvre, à travers de multiples péripéties, une volonté tenace de liberté. Cette volonté est exaltée par la création des Etats-Unis d’Amérique en 1783 et celle de la République d’Haïti en 1803, ainsi que par le déroulement, dans la vieille Europe elle-même, de la Révolution française de 1789.
Indépendance, liberté, égalité devenaient les mots d’ordre d’une grande partie du monde auquel se rattachait l’Amérique latine. Mais là, pour mobiliser les forces vives des populations, pour conduire leur élan libérateur, il fallait des dirigeants inspirés, profondément enracinés dans les réalités de leurs pays, capables de traduire leurs aspirations en programmes concrets d’action.
Simon Bolivar a été, au plus haut, l’une de ces personnalités d’exception. C’est pourquoi son passage a métamorphose l’Amérique latine.
L’objectif initial qui hante Bolivar est celui de l’émancipation vis-à-vis de la métropole coloniale, ainsi que l’affirmation de nouvelles entités nationales souveraines dans une Amérique latine indépendante. Mais les conditions sociales requises à cette fin ne paraissent se préciser qu’après ses premiers échecs et son exil à Haïti. Alors, Bolivar perçoit que son combat n’a de chance de succès que s’il repose sur les espérances convergentes de toutes les couches sociales, de toutes les communautés qui composent la société latino-américaine – Créoles et Métis, Indiens et Noirs ; que si ce combat incorpore la volonté, l’effort, l’esprit de sacrifice de chaque individu.
Dès lors, le principe de libre détermination sur le plan national est définitivement lié, pour Bolivar, à ceux de liberté de chacun et d’égalité de tous.
La société doit, selon ses propres termes, avoir «pour bases constituantes une égalité absolue des droits et une règle de justice qui ne s’incline jamais devant la naissance ou la fortune mais toujours en faveur de la vertu et du mérite».
L’accès à la culture et à l’éducation, la garantie de la liberté d’expression et de création, la sécurité sociale, doivent donner à tous – hommes et femmes – les moyens d’’un épanouissement personnel continu. Ainsi se trouvent posés les fondements d’une solidarité nationale qui devient, par excellence, le garant de l’indépendance conquise.
Mais Bolivar est conscient de la fragilité de cette indépendance, lorsqu’elle confine à la solitude et mène au morcellement. De petites nations isolées, en proie à des rivalités réciproques ou poussées par des ambitions mal contenues, risquent d’être précipitées les unes contre les autres, faisant ainsi le jeu de toutes les forces hostiles.
C’est pourquoi Bolivar est lance les appels les plus vibrants à l’unité, à la cohésion, à la fraternité des nations nouvellement libérées. Il voit en elles le noyau d’une union plus vaste s’étendant à l’ensemble de l’Amérique tout entière. Enfin, liant le destin de celle-ci à celui du reste de l’humanité, il entrevoit l’avènement d’un «nouvel équilibre du monde», dans le cadre duquel la communauté des nations pourra enfin assurer, aux femmes et aux hommes de partout, la justice, la dignité, le progrès et le bonheur.
Dans le monde d’aujourd’hui où s’entremêlent de plus en plus les destinées de toutes les nations – alors que continuent de prévaloir les égoïsmes, de croître les injustices et de s’aggraver les tensions – comment ne pas voir que la vision du paladin de Caracas demeure brûlante d’actualité ?
Certains parmi nos contemporains se reconnaissent pleinement dans cette vision et illustrent, par leurs paroles et par leurs actes, leur volonté de suivre jusqu’au bout les voies de la liberté, de la justice et de la solidarité si amplement frayée par Bolivar.
Le Prix Simon Bolivar a pour objet de faire universellement reconnaître la valeur de leurs efforts –et , en leur donnant un retentissement exceptionnel, amplifier dans le monde l’écho vivant des idéaux du Libertador.
Pour la première attribution de ce Prix, en ce 24 juillet 1983, qui marque le 200ème anniversaire de la naissance de Bolivar, il est apparu au jury que toutes les grandes significations qui se dégagent de cette vie exemplaire se retrouvent dans les destins, symboliquement mêlés, de S. M. Juan Carlos 1er, roi d’Espagne et de Nelson Mandela. Et qu’elles se combinent dans la simultanéité vivante d’un combat à travers lequel un roi régnant se retrouve côte-à-côte avec un prisonnier politique, pour la défense, plu que jamais indissociable, des libertés fondamentales de l’individu et de la dignité, de l’indépendance et de la solidarité des peuples.
Sire,
Le Prix international Simon Bolivar vous est attribué en reconnaissance de l’immense admiration que vous vaut, dans le monde, la reconduite du processus qui a abouti, non sans péripétie, à l’instauration en Espagne, d’un Etat démocratique, fondé sur les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de justice, dans le cadre d’un pluralisme politique garantissant à chacun un libre choix.
En optant délibérément pour la démocratie, vous avez scellé un pacte historique avec la nation espagnole qui, à son tour, a souverainement opté pour le régime de la monarchie parlementaire. Avec elle, vous tracez ainsi la voie d’un avenir où la poursuite du progrès reste fidèle aux sources de la tradition nationale et où l’épanouissement personnel des citoyens participe de la grandeur collective de l’Espagne.
A travers vous, les peuples espagnols entreprennent désormais un effort considérable en vue de renforcer leur coopération avec tous les pays du monde et en particulier avec les plus défavorisés d’entre eux. L’Espagne apporte ainsi une contribution des plus heureuses aux efforts visant à l’instauration d’un monde où seraient enfin garantis les droits de chaque individu et la liberté de tous les peuples.
En prenant la parole ce matin, Sire, au Panthéon national où repose le Libertador, vous avez prononcé des paroles d’une haute portée historique –et qui auront, sans nul doute un grand retentissement en Amérique latine.
«C’est en cessant de vivre sous une même souveraineté, disiez-vous, que les destinées historiques de l’Espagne et des nations hispano-américaines ont commencé à se ressembler le plus. Pendant plus d’un siècle, nos nations ont souffert un même sort, écrit dans la douleur, les humiliations et le sous-développement. Jamais nos sentiments n’ont été plus proches… En même temps que l’Amérique, d’autres hommes en Espagne ont engagé un combat semblable et parallèle…». Et vous tiriez cette conclusion qui s’impose avec la force même de l’évidence. «L’union est le plus important des enseignements bolivariens. C’est la grande tâche dont l’accomplissement s’offre à notre génération».
En vous, Sire, le Libertador –qui ne combattait pas l’Espagne mais l’absolutisme auquel vous avez mis fin- trouve ainsi l’héritiers spirituel qui aura mené à bien l’une de ses plus grandes ambitions et qui, par là, aura définitivement réconcilié l’Amérique latine et l’Espagne.
Dans le même temps, vous avez donné une signification nouvelle aux rapports qui lient l’Espagne à l’Afrique –comme en témoignent ces lignes de vous, dont les accents vibrent si fortement à l’unisson de Bolivar et, traversant l’Afrique sur toute sa longueur, frappent aux portes même de la prison de Mandela : «la liberté totale du continent africain, avec l’indépendance de la Namibie et la lutte contre l’Apartheid, -ressenti par le peuple espagnol, du plus profond de lui-même, comme une insulte à la dignité de l’homme – reçoivent et continueront de recevoir l’appui inconditionnel de mon gouvernement».
Pour avoir, au-delà de cinq siècles d’épreuves, rétabli le dialogue de la liberté entre l’Espagne et le monde, veuillez croire, Majesté, à la profonde émotion qui m’étreint au moment de vous remettre le diplôme et la médaille du premier Prix international Simon Bolivar.
A vos côtés, Majesté, ce fauteuil vide est le symbole d’une tragique absence physique –celle d’un homme incarcéré depuis vingt-et-un ans.
Mais ce fauteuil vide est aussi le symbole d’une formidable présence morale –celle d’un homme au combat duquel s’identifient les peuples d’Afrique du Sud et en qui s’incarne, au cœur même de leurs épreuves présentes, leur héroïque dignité.
Et je ne saurais mieux affirmer cette présence qu’en laissant Nelson Mandela lui-même tirer ici les leçons de sa vie : « il y a longtemps, déclare-t-il en 1962, au cours de mon premier procès, enfant élevé dans mon village du Transkei, j’écoutais les vieux de ma tribu raconter des histoires sur le vieux temps… En ce temps-là, notre peuple vivait en paix, sous le régime démocratique de ses rois et de ses amapakati… En ce temps-là, le pays était le nôtre, en notre nom, sous nos lois…»
Ces images éclairent tout à la fois la profondeur et la force de l’engagement de Mandela –qui poursuit : «je me suis engagé… à servir mon peuple et à apporter ma modeste contribution à la lutte pour la liberté».
Cependant, lorsqu’il rejoint en 1944 les rangs de l’African National Congress, Nelson Mandela n’est pas mû par un esprit de revanche ou par un désir de retour au passé. Il lutte pour l’établissement d’une république démocratique dont tous les habitants de l’Afrique du Sud seraient citoyens à part entière, sans distinction de race ou de culture –vivant en paix, porteurs d’une nationalité unique et partageant une même loyauté à l’égard de leur patrie commune.
C’est au nom de cet idéal qu’il déclare : «je déteste la pratique de la discrimination raciale –et le fait que la majorité écrasante de l’humanité, ici et ailleurs, la déteste aussi renforce ma conviction. Je déteste que l’on inculque systématiquement aux enfants des préjugés fondés sur la couleur de l’homme – et l’écrasante majorité de l’humanité, ici et ailleurs, partage ma haine. Je déteste l’arrogance raciste qui stipule que toutes les bonnes choses de la vie sont l’apanage absolu d’une minorité de la population, réduisant la majorité à un statut d’infériorité et de servilité».
Par la noblesse de son idéal, comme par l’indomptable courage dont il a fait preuve et l’immense sacrifice qu’il consent, dans la poursuite de cet idéal –la réclusion à perpétuité- Nelson Mandela nous offre l’exemple lumineux d’une vie dont la force souveraine, à l’exemple de celle de Simon Bolivar, défie tous les obstacles, sur la longue route qui mène aux rivages nécessaires de la liberté.
Monsieur le Président de l’African National Congress, en vous remettant pour Nelson Mandela, en présence de sa fille, Zenani Lamini, le diplôme et la médaille du Prix international Simon Bolivar, je vous prie de l’assurer que, du fond de sa cellule pénitentiaire, il a été plus que jamais présent parmi nous au cours de cette cérémonie –et qu’à travers nous, l’écrasante majorité de l’humanité se retrouve avec lui, elle entend son appel, et s’efforce de le relayer, de plus en plus largement, jusqu’à ce que le peuple de Nelson Mandela retrouve la plénitude de ses droits.