Les États-Unis et l’OTAN n’ont pas publiquement évoqué un règlement diplomatique du conflit, et le gouvernement du président Volodymyr Zelensky étant tout à sa tâche de maintenir l’unité nationale et d’organiser la résistance armée à la Russie, l’Ukraine n’a jusqu’à présent affirmé ses positions que dans des déclarations quelque peu morcelées et contradictoires. Mais Zelensky, en concertation avec les États-Unis et l’Europe, qui soutiennent les capacités militaires de l’Ukraine, devrait établir et exposer ce à quoi pourrait ressembler un accord de paix raisonnable.
Voici ce que devrait dire, de mon point de vue, le gouvernement ukrainien. Premièrement la neutralité de l’Ukraine n’est pas seulement acceptable mais prudente si l’accord de paix négocié offre des garanties suffisantes de sécurité. La neutralité permettra de maintenir séparées l’OTAN et la Russie – chose positive pour toutes les parties et pour le monde. L’Ukraine peut prospérer comme pays n’appartenant pas à l’Alliance, tout comme prospèrent l’Autriche, Chypre, l’Irlande, Malte, la Finlande et la Suède.
Mais qui garantirait cette neutralité ? De mon point de vue, le Conseil de sécurité des Nations unies devrait s’en charger, y compris en déployant une force internationale de maintien de la paix. Que Pékin soit partie de l’accord renforcerait sa stabilité. Cette guerre cause des dommages à la Chine, qui pourtant rejoint la Russie dans son opposition à l’élargissement de l’OTAN et ne veut pas d’une alliance similaire sous la houlette des États-Unis en Asie.
Il me semble donc que la Chine pourrait soutenir un accord de paix lié au non-élargissement de l’OTAN, et encouragerait probablement la Russie à y souscrire.
Deuxièmement, la Crimée devra être cédée de facto à la Russie, et non pas de jure. Tout le monde connaît l’histoire compliquée de la cession de la Crimée à la république socialiste soviétique d’Ukraine par la république socialiste soviétique de Russie et tout le monde sait que la Crimée est essentielle à la puissance navale russe. L’Ukraine et l’Occident devraient permettre au statu quo concernant la Crimée de se prolonger, tout en continuant de faire valoir que l’annexion de la péninsule en 2014 était illégale. La Crimée deviendrait l’objet d’un conflit « gelé », comme il en existe tant d’autres parsemés dans le monde, mais ne constituerait plus un casus belli.
Troisièmement, l’Ukraine devrait accorder l’autonomie aux régions séparatistes du Donbass, comme le prévoyait l’accord de Minsk II, tout en rejetant les revendications d’une indépendance totale. L’autonomie devait être actée dans la Constitution ukrainienne à la fin de l’année 2015, mais l’accord de Minsk II n’a pas été mis en œuvre. Le statut d’autonomie peut encore former le socle d’un règlement des questions régionales.
Pour accélérer le processus de paix et conserver le soutien des opinions aux États-Unis et en Europe, il est important que le gouvernement Zelensky, en accord avec les États-Unis et l’Europe, adopte des positions claires et raisonnables. Mais il est des experts et des responsables politiques, à Kiev, à Washington, à Bruxelles, à Varsovie et ailleurs pour s’élèver contre tout compromis qui suivrait les orientations suggérées ici. Ils prient instamment l’Ukraine de ne pas céder aux exigences de neutralité, ce qui équivaudrait, pour eux, à une reddition. Ils croient en la victoire contre Poutine, et ne croient pas en la diplomatie – une conviction que le président des États-Unis, Joe Biden, a relayée dans son récent discours de Varsovie.
Cette stratégie est une énorme erreur. Elle fait courir le risque d’une guerre sans fin. Biden a évoqué « le besoin de nous armer pour le long combat à venir ». Mais un long combat pourrait laisser l’Ukraine en ruines et provoquer une guerre beaucoup plus étendue. L’Ukraine et ses soutiens, au contraire, en acceptant publiquement la neutralité, contribueraient à la fin de la guerre. L’idée selon laquelle le temps joue en faveur de l’Ukraine est un pari des plus périlleux.
Il est fort peu probable que Poutine soit à brève échéance vaincu en Ukraine ; les forces Russes semblent devoir resserrer leur étreinte sur le Donbass. De même, la conviction, partagée peut-être par certains au sein du gouvernement des États-Unis, que Poutine sera bientôt renversé est une spéculation extravagante et dangereuse, en aucun cas le fondement d’une politique. Poutine a plus de puissance de feu qu’il n’est nécessaire pour détruire l’Ukraine et bien plus, suffisamment d’endurance aussi pour mener à son terme cette destruction. La plus infime fraction de l’arsenal nucléaire russe, si elle était utilisée, suffirait à ravager le monde pour des décennies et conduirait peut-être à la fin de l’humanité.
Certains croient pourtant que le plus grand danger serait celui d’une compromission avec un adversaire expansionniste et criminel. Ils rappellent les concessions territoriales accordées à Hitler en 1938, qui ne l’encouragèrent qu’à s’adjuger plus de territoires encore. Mais à la différence de l’acquiescement des Occidentaux, à Munich, au démembrement de la Tchécoslovaquie, un règlement diplomatique en Ukraine n’équivaudrait pas à des concessions unilatérales au nom de la paix. Il signifierait un retrait complet des troupes russes hors d’Ukraine ; une garantie crédible de la souveraineté et de l’intégrité territoriale ukrainiennes ; et la mise en œuvre de mesures d’autonomies selon des termes auparavant négociés pour le Donbass. Qui plus est, le non-élargissement de l’OTAN n’est pas une concession, car son élargissement à l’Ukraine n’aurait jamais dû être envisagé. Y renoncer pourrait enfin conduire à un cadre de sécurité global pour l’Europe beaucoup plus avisé.
Tout accord devrait aussi inclure les moyens pour l’Ukraine d’une reconstruction après la guerre. Habituellement, on n’exige pas des pays qui en ont impudemment détruit d’autres (notamment des États-Unis) qu’ils participent à leur reconstruction ; il serait pourtant de bon aloi que la Russie paie une somme significative pour la reconstruction de l’Ukraine. Il ne devrait pas s’agir de réparations au sens strict, mais bien d’une participation de la Russie à un mécanisme multilatéral de financement. Le Fonds monétaire international serait l’institution idoine pour héberger une telle structure. Dans le contexte d’un accord de paix, la Russie devrait accepter d’engager une part de ses réserves étrangères gelées. Les États-Unis et l’Europe devraient aussi consacrer une part de leurs nouvelles allocations par le FMI de droits de tirage spéciaux (l’avoir de réserve du Fonds) afin de financer un instrument de reconstruction.
Ni l’Ukraine ni l’OTAN ne devraient fonder leur politique sur la vague et improbable prémisse d’une défaite de la Russie. L’Ukraine pourrait bien être détruite avant qu’une telle défaite ne survienne, et si la situation militaire devait vraiment tourner au désavantage de Poutine, il pourrait déclencher une guerre nucléaire. Il n’en est que plus urgent pour l’Ukraine et pour l’OTAN d’établir les termes convaincants, prudents et raisonnables d’une paix. Plus vite ces termes feront l’objet d’un accord, plus nous aurons de chances de ne pas emprunter le chemin d’une Troisième Guerre mondiale.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur des universités à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et président du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2022
Voici ce que devrait dire, de mon point de vue, le gouvernement ukrainien. Premièrement la neutralité de l’Ukraine n’est pas seulement acceptable mais prudente si l’accord de paix négocié offre des garanties suffisantes de sécurité. La neutralité permettra de maintenir séparées l’OTAN et la Russie – chose positive pour toutes les parties et pour le monde. L’Ukraine peut prospérer comme pays n’appartenant pas à l’Alliance, tout comme prospèrent l’Autriche, Chypre, l’Irlande, Malte, la Finlande et la Suède.
Mais qui garantirait cette neutralité ? De mon point de vue, le Conseil de sécurité des Nations unies devrait s’en charger, y compris en déployant une force internationale de maintien de la paix. Que Pékin soit partie de l’accord renforcerait sa stabilité. Cette guerre cause des dommages à la Chine, qui pourtant rejoint la Russie dans son opposition à l’élargissement de l’OTAN et ne veut pas d’une alliance similaire sous la houlette des États-Unis en Asie.
Il me semble donc que la Chine pourrait soutenir un accord de paix lié au non-élargissement de l’OTAN, et encouragerait probablement la Russie à y souscrire.
Deuxièmement, la Crimée devra être cédée de facto à la Russie, et non pas de jure. Tout le monde connaît l’histoire compliquée de la cession de la Crimée à la république socialiste soviétique d’Ukraine par la république socialiste soviétique de Russie et tout le monde sait que la Crimée est essentielle à la puissance navale russe. L’Ukraine et l’Occident devraient permettre au statu quo concernant la Crimée de se prolonger, tout en continuant de faire valoir que l’annexion de la péninsule en 2014 était illégale. La Crimée deviendrait l’objet d’un conflit « gelé », comme il en existe tant d’autres parsemés dans le monde, mais ne constituerait plus un casus belli.
Troisièmement, l’Ukraine devrait accorder l’autonomie aux régions séparatistes du Donbass, comme le prévoyait l’accord de Minsk II, tout en rejetant les revendications d’une indépendance totale. L’autonomie devait être actée dans la Constitution ukrainienne à la fin de l’année 2015, mais l’accord de Minsk II n’a pas été mis en œuvre. Le statut d’autonomie peut encore former le socle d’un règlement des questions régionales.
Pour accélérer le processus de paix et conserver le soutien des opinions aux États-Unis et en Europe, il est important que le gouvernement Zelensky, en accord avec les États-Unis et l’Europe, adopte des positions claires et raisonnables. Mais il est des experts et des responsables politiques, à Kiev, à Washington, à Bruxelles, à Varsovie et ailleurs pour s’élèver contre tout compromis qui suivrait les orientations suggérées ici. Ils prient instamment l’Ukraine de ne pas céder aux exigences de neutralité, ce qui équivaudrait, pour eux, à une reddition. Ils croient en la victoire contre Poutine, et ne croient pas en la diplomatie – une conviction que le président des États-Unis, Joe Biden, a relayée dans son récent discours de Varsovie.
Cette stratégie est une énorme erreur. Elle fait courir le risque d’une guerre sans fin. Biden a évoqué « le besoin de nous armer pour le long combat à venir ». Mais un long combat pourrait laisser l’Ukraine en ruines et provoquer une guerre beaucoup plus étendue. L’Ukraine et ses soutiens, au contraire, en acceptant publiquement la neutralité, contribueraient à la fin de la guerre. L’idée selon laquelle le temps joue en faveur de l’Ukraine est un pari des plus périlleux.
Il est fort peu probable que Poutine soit à brève échéance vaincu en Ukraine ; les forces Russes semblent devoir resserrer leur étreinte sur le Donbass. De même, la conviction, partagée peut-être par certains au sein du gouvernement des États-Unis, que Poutine sera bientôt renversé est une spéculation extravagante et dangereuse, en aucun cas le fondement d’une politique. Poutine a plus de puissance de feu qu’il n’est nécessaire pour détruire l’Ukraine et bien plus, suffisamment d’endurance aussi pour mener à son terme cette destruction. La plus infime fraction de l’arsenal nucléaire russe, si elle était utilisée, suffirait à ravager le monde pour des décennies et conduirait peut-être à la fin de l’humanité.
Certains croient pourtant que le plus grand danger serait celui d’une compromission avec un adversaire expansionniste et criminel. Ils rappellent les concessions territoriales accordées à Hitler en 1938, qui ne l’encouragèrent qu’à s’adjuger plus de territoires encore. Mais à la différence de l’acquiescement des Occidentaux, à Munich, au démembrement de la Tchécoslovaquie, un règlement diplomatique en Ukraine n’équivaudrait pas à des concessions unilatérales au nom de la paix. Il signifierait un retrait complet des troupes russes hors d’Ukraine ; une garantie crédible de la souveraineté et de l’intégrité territoriale ukrainiennes ; et la mise en œuvre de mesures d’autonomies selon des termes auparavant négociés pour le Donbass. Qui plus est, le non-élargissement de l’OTAN n’est pas une concession, car son élargissement à l’Ukraine n’aurait jamais dû être envisagé. Y renoncer pourrait enfin conduire à un cadre de sécurité global pour l’Europe beaucoup plus avisé.
Tout accord devrait aussi inclure les moyens pour l’Ukraine d’une reconstruction après la guerre. Habituellement, on n’exige pas des pays qui en ont impudemment détruit d’autres (notamment des États-Unis) qu’ils participent à leur reconstruction ; il serait pourtant de bon aloi que la Russie paie une somme significative pour la reconstruction de l’Ukraine. Il ne devrait pas s’agir de réparations au sens strict, mais bien d’une participation de la Russie à un mécanisme multilatéral de financement. Le Fonds monétaire international serait l’institution idoine pour héberger une telle structure. Dans le contexte d’un accord de paix, la Russie devrait accepter d’engager une part de ses réserves étrangères gelées. Les États-Unis et l’Europe devraient aussi consacrer une part de leurs nouvelles allocations par le FMI de droits de tirage spéciaux (l’avoir de réserve du Fonds) afin de financer un instrument de reconstruction.
Ni l’Ukraine ni l’OTAN ne devraient fonder leur politique sur la vague et improbable prémisse d’une défaite de la Russie. L’Ukraine pourrait bien être détruite avant qu’une telle défaite ne survienne, et si la situation militaire devait vraiment tourner au désavantage de Poutine, il pourrait déclencher une guerre nucléaire. Il n’en est que plus urgent pour l’Ukraine et pour l’OTAN d’établir les termes convaincants, prudents et raisonnables d’une paix. Plus vite ces termes feront l’objet d’un accord, plus nous aurons de chances de ne pas emprunter le chemin d’une Troisième Guerre mondiale.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur des universités à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et président du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2022