La Fed s’est laissée distraire par le dollar

Mardi 8 Décembre 2015


Dans le cadre de sa déclaration de politique générale de septembre, la Réserve fédérale américaine a pris en considération – de manière importante – l'impact de l'évolution économique mondiale sur les Etats-Unis, et donc sur la politique monétaire américaine. En effet, la Fed a décidé de retarder la hausse des taux d'intérêt en partie parce que les décideurs américains s’attendent à une appréciation du dollar qui, en faisant baisser les prix à l'importation, risquerait de saper leur capacité à atteindre leur cible de 2% d'inflation.


En réalité, bien que les mouvements de devises puissent avoir un impact significatif sur l'inflation dans les autres pays, les fluctuations du dollar ont rarement eu un impact significatif ou durable sur les prix aux États-Unis. La différence, bien sûr, réside dans le rôle dominant du dollar dans la facturation du commerce international: les prix sont fixés en dollars.
Tout comme le dollar est souvent l'unité de compte dans les contrats d'emprunt, même lorsque ni l'emprunteur ni le prêteur ne sont une entité américaine, la part du dollar  dans la facturation du commerce international est d'environ 4,5 fois la part de l'Amérique dans les importations mondiales et trois fois sa part dans les exportations mondiales. Les prix de quelques 93% des importations américaines sont fixés en dollars.
Dans un tel environnement, le taux de transmission (« pass-through ») des mouvements du dollar vers les prix des importations américaines hors carburants est l’un des plus bas au monde, à la fois à court (après un trimestre) et long terme (après deux ans), pour trois raisons principales. Tout d'abord, les contrats de commerce international ne sont renégociés que rarement, ce qui signifie que les prix en dollars sont « fixés » pour une période prolongée – près de dix mois – malgré les fluctuations du taux de change.
Deuxièmement, parce que la plupart des exportateurs importent également des intrants intermédiaires dont les prix sont en dollars, les fluctuations des taux de change ont un impact limité sur leurs coûts et donc sur leur motivation à changer les prix en dollars. Enfin, troisièmement, les exportateurs qui souhaitent préserver leur part sur les marchés mondiaux – où les prix sont en grande partie libellés en dollars – cherchent à stabiliser leurs prix en dollars, pour éviter d'être victimes de mouvements des taux de change spécifiques.
Le peu d'impact que des chocs sur les prix à l'importation ont sur l'inflation américaine est hautement transitoire, la plupart des effets disparaissant après seulement deux trimestres.  Une forte appréciation de 10% du dollar américain, par exemple, réduirait l'inflation pour les importations hors carburants de 4,4% cumulativement au cours des 2-3 trimestres suivants, mais n’aurait qu’un impact négligeable sur l'inflation au-delà de cette période.
Si on tient compte de la part des dépenses de biens de consommation dans les importations, cette appréciation de 10% ferait baisser l'inflation, telle que mesurée par l'indice des prix à la consommation (IPC), de seulement 0,5 point de pourcentage  au cours des deux trimestres suivants. En outre, cette estimation représente probablement une limite supérieure, car elle suppose que les détaillants américains fassent passer aux consommateurs la totalité du montant de toute augmentation des prix à l'importation.
En pratique, ils sont plus susceptibles d'augmenter les marges de détail et de diminuer la répercussion du coût sur le prix final. Le taux de transmission des prix  le long de la chaîne de production pour les produits manufacturés importés, qui représentent mieux le panier de consommation, est encore inférieur à celui de l’ensemble des importations hors carburants.
Bien que ces facteurs isolent les Etats-Unis des pressions inflationnistes découlant des fluctuations du taux de change, ils augmentent la vulnérabilité des autres pays, en particulier les économies émergentes. Puisque les prix en dollars de la plupart des importations de ces pays ne sont pas très sensibles aux fluctuations des taux de change, le taux de transmission de ces mouvements vers les prix à l'importation libellés en monnaie domestique est proche de 100%.
L'incidence des fluctuations des taux de change sur l'inflation dans la plupart des pays est donc 3 à 4 fois plus grande qu’aux Etats-Unis. Une dépréciation de 10% de la livre turque, par exemple, génèrerait une augmentation cumulative de l'inflation IPC entre 1,65 et 2,03 points de pourcentage  sur deux ans, toutes autres choses étant égales.
Malgré ce déséquilibre, il est peu probable que la domination du dollar américain comme monnaie de facturation ne change de sitôt – en particulier parce que tout changement nécessiterait une coordination entre un grand nombre d'exportateurs et importateurs dans le monde entier. L'euro pourrait sembler un candidat sérieux, étant donné le volume des échanges entre les pays de la zone euro; mais, en dehors de l'Europe, la monnaie est utilisée beaucoup moins largement que le dollar.
Lors de sa décision de normaliser les taux d'intérêt, la Fed a accordé un poids considérable à la faiblesse de l'inflation, ainsi que ses fondements mondiaux. Or, bien qu’il soit vrai que certains développements mondiaux – en particulier la baisse des prix des matières premières, et peut-être aussi le ralentissement de la croissance dans les économies émergentes et la hausse de la volatilité financière – puissent tendre à faire diminuer l'inflation, le dollar ne s’appréciera pas, du moins pas de manière significative. Un dollar plus fort n’est donc pas une raison légitime pour retarder la normalisation des taux d'intérêt américains.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Gita Gopinath est professeur d'économie à l'Université de Harvard. Elle est également chercheur invité à la Federal Reserve Bank de Boston, chercheur associé au Bureau national de recherche économique et un Young Global Leader du World Economic Forum.
© Project Syndicate 1995–2015
 
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