Les États-Unis ont besoin de confidentialité des données, pas d'une interdiction de TikTok

Lundi 25 Mars 2024

La Chambre des représentants des États-Unis a adopté la semaine dernière le projet de loi sur la protection des Américains contre les applications contrôlées par des adversaires étrangers. Ce n’est un secret pour personne, ce texte vise directement TikTok. Plateforme de partage de vidéos extrêmement populaire, TikTok appartient à ByteDance, société basée à Pékin. Elle est par conséquent soumise aux lois de la République populaire de Chine, et potentiellement placée sous le contrôle du Parti communiste chinois (PCC), bien que les dirigeants de l’entreprise affirment le contraire.


Si le Sénat approuve ce projet de loi, et que le président américain Joe Biden  le ratifie (ce qu’il a annoncé), ByteDance sera contrainte de vendre TikTok à une société non chinoise dans un délai de six mois, sous peine de se voir interdire l’accès aux boutiques d’applications américaines. Selon le raisonnement des soutiens bipartisans au projet de loi, parmi lesquels le président et le haut responsable du Comité spécial de la Chambre sur la concurrence stratégique entre les États-Unis et le Parti communiste chinois, TikTok met à mal la démocratie, et menace la sécurité nationale, en permettant à la Chine de « surveiller et influencer la population américaine  ».

TikTok soulève bien évidemment certains risques pour les utilisateurs américains. Pour autant, cette application ne constitue qu’une partie minime d’un problème beaucoup plus vaste : l’absence de modèle proactif de protection de la confidentialité des données ainsi que des libertés civiques. En ciblant TikTok, les dirigeants politiques américains ne font que renforcer les concurrents de l’entreprise, tout en nuisant à la dynamique initiée par les efforts de promotion de réglementations efficaces en matière de données et de transparence des algorithmes.

Les partisans du projet de loi s’appuient sur deux arguments. Premièrement, TikTok serait une machine de propagande permettant au PCC d’inonder de désinformation prochinoise ou nuisible l’immense base d’utilisateurs de l’application, mettant ainsi en péril la sécurité nationale des États-Unis. Que le PCC entende contrôler l’image mondiale de la Chine, c’est une évidence. Comme l’a exprimé  le département d’État en 2023, « Pékin cherche à maximiser la portée de contenus pro-PRC biaisés ou tout simplement faux ». C’est ainsi que le président chinois Xi Jinping exhorte  fréquemment l’appareil de propagande et les citoyens de son pays à « bien raconter l’histoire de la Chine ».

Pour autant, il est facile d’exagérer l’efficacité et les dangers de la propagande chinoise. Jusqu’à présent, l’histoire bien racontée de la Chine est tombée dans l’oreille d’un sourd, du moins aux États-Unis, où la nécessité de contrer la menace chinoise constitue l’un des rares points sur lesquels Républicains et Démocrates sont d’accord. Le pays manque également d’exportations culturelles, aucun équivalent chinois n’existant aux mangas japonais ou à la K-pop sud-coréenne, et le nombre d’inscriptions aux cours de mandarin dans les universités américaines diminue  depuis des années, ce qui érode encore davantage le soft power de la Chine.

De même, si la Chine tente d’utiliser TikTok pour améliorer son image à l’étranger, alors elle échoue lamentablement. Les opinions à l’égard de la Chine sont très largement et de plus en plus  négatives dans de nombreux pays occidentaux, ce qui reflète la réputation du pays en tant que brute autoritaire, ses violations flagrantes des droits de l’homme, ou encore son lien avec la pandémie de COVID-19.

Autre inquiétude, la Chine manipulerait les contenus sur TikTok, en supprimant les vidéos caractérisées par un discours anti-PCC ou par des points de vue qui « livreraient mal » le récit chinois. C’est effectivement une composante largement documentée de la stratégie médiatique du pays : les chercheurs de l’Université Rutgers ont récemment observé  que les sujets jugés politiquement sensibles en Chine étaient sous-représentés sur TikTok par rapport à Instagram.

Les propagandistes chinois diffuseraient également des contenus incendiaires pour attiser le mécontentement et semer la division dans la société américaine, comme la Russie est accusée  de le faire depuis quelques années. Or, l’affaire russe – qui implique Facebook et X (anciennement Twitter) – démontre précisément que le problème n’est pas spécifique à TikTok. Il ne se limite pas non plus aux adversaires étrangers : de nombreuses études démontrent que les réseaux sociaux sont susceptibles d’aboutir à une banalisation des comportements répréhensibles, et d’alimenter les discours de haine, en particulier chez les adolescents. Le défi de l’aliénation accélérée par les algorithmes s’étend bien au-delà de TikTok, et ne sera pas résolu par le simple ciblage de cette application.

Ceci nous conduit à la seconde affirmation des dirigeants politiques américains : TikTok permettrait au PCC d’accéder aux données des Américains, même lorsqu’elles sont stockées aux États-Unis. La sécurité des données constitue évidemment une préoccupation sérieuse, d’autant plus que les utilisateurs d’Internet peuvent être vulnérables à la surveillance et à l’exploitation par des régimes autoritaires. Pour autant, le monde ne manque pas de courtiers en données non réglementés et sous-réglementés, dont beaucoup opèrent ouvertement aux États-Unis et dans d’autres démocraties libérales. Interdire TikTok ne changera rien au fait que les sociétés privées et les agences gouvernementales jouissent les unes comme les autres d’un pouvoir considérable dans la collecte et le stockage de données relatives à quasiment tous les aspects de notre vie. Contraindre ByteDance à se désengager de TikTok placera simplement les données collectées par l’application entre les mains d’autres acteurs. Il serait naïf de présumer que ces acteurs cultiveraient de bonnes intentions simplement parce qu’ils n’entretiennent pas de liens directs avec l’État chinois.

Traiter la désinformation et le manque de sécurité des données comme des problèmes spécifiques à TikTok, c’est servir les intérêts de ses rivales technologiques telles que Meta, et de ceux qui cherchent à exploiter les préoccupations de sécurité nationale pour empêcher une réglementation à l’échelle du secteur. Ironie de la situation, c’est également alimenter l’affirmation chinoise selon laquelle la démocratie américaine serait une imposture, corrompue par les intérêts des entreprises et les lobbyistes. Ce serait par ailleurs perçu comme hypocrite, dans la mesure où les États-Unis se sont opposés à des interdictions de plateformes dans d’autres pays (comme en 2021, avec la suspension  de Twitter au Nigeria), faisant valoir la liberté d’expression et l’accès à l’information comme des piliers de la démocratie.

La véritable menace qu’illustre TikTok est beaucoup plus vaste et plus profondément enracinée que ne l’admettent les dirigeants politiques américains : elle réside dans la collecte non réglementée et le trafic de données personnelles, au service du profit privé et du contrôle étatique. Pour résoudre ce problème, il est nécessaire que les législateurs travaillent avec la société civile afin d’accomplir ce que beaucoup proposent : développer une approche proactive de protection de la confidentialité des données, qui garantisse les libertés civiques, qui impose la transparence de algorithmes, et qui permette aux citoyens ordinaires de comprendre comment les entités privées et publiques utilisent leurs données. Sans ces réformes structurelles, une interdiction de TikTok ne constituera rien de plus qu’une victoire creuse pour un Congrès paralysé.
Aaron Glasserman, chercheur académique à l’Harvard Academy for International and Area Studies, est chercheur associé spécialiste de la Chine au Wilson Center. Monica Greco est directrice principale de programmes au sein des Open Society Foundations.
© Project Syndicate 1995–2024
 
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