Les banques centrales se trompent de modèle économique

Lundi 18 Avril 2016

J'écrivais début janvier que la situation économique n'allait sans doute pas s'améliorer par rapport à l'année dernière, la pire depuis la crise financière qui a éclaté en 2008. Et comme cela se produit à de multiples reprises depuis 10 ans, une fois l'année entamée, les prévisions optimistes sont révisées à la baisse.


Les banques centrales se trompent de modèle économique
Le problème sous-jacent est l'insuffisance de la demande agrégée mondiale qui affecte l'économie mondiale depuis le début de la crise. Cette insuffisance s'étant légèrement aggravée,  la Banque centrale européenne (BCE) vient de renforcer sa politique de stimulation économique. Elle rejoint ainsi la Banque du Japon et quelques autres banques centrales en appliquant des taux d'intérêt négatifs, et fait la démonstration que le taux zéro ne constitue une limite que dans l'imagination des économistes classiques.
Et pourtant, nulle part l'application de taux d'intérêt négatifs - mesure non orthodoxe s'il en est - n'a véritablement favorisé la croissance ou l'emploi. Parfois le résultat a été inattendu : le taux de  certains crédits a augmenté.
Il aurait dû être évident que les modèles économiques adoptés par la plupart des banques centrales avant la crise étaient profondément viciés (qu'il s'agisse de modèles formels ou de modèles "mentaux" qui forgent la pensée des décideurs). Personne n'a prédit la crise, et peu nombreux sont les pays dans lesquels le chômage a véritablement baissé. En 2011, alors que la crise de l'euro s'aggravait et que le taux de chômage atteignait 10%, la BCE a augmenté à deux reprises les taux d'intérêt, augmentant ainsi le risque déflationniste.
Les banques centrales ont continué à s'appuyer sur de vieux modèles discrédités, parfois légèrement modifiés, qui reposent essentiellement sur les taux d'intérêt pour améliorer les performances de l'économie. Si les taux d'intérêt positifs n'y suffisaient pas, elles croyaient y parvenir avec des taux négatifs.
Mais cela n'a pas été le cas. Dans de nombreuses parties du monde (principalement en Europe et aux USA) les taux d'intérêt ajustés en fonction de l'inflation sont négatifs, plongeant parfois jusqu'à   -2% ! Pourtant les entreprises n'ont pas investi davantage. Entre 2000 et 2014, l'investissement dans les usines et l'équipement a chuté d'environ 7,5% à 5,7% du PIB en Europe, et de 8,4% à 6,8% aux USA. Ce sont les chiffres de l'OCDE, et les autres statistiques vont dans le même sens.
L'idée que les grandes entreprises calculent précisément le taux d'intérêt en dessous duquel elles vont investir est absurde. Et il est tout aussi absurde de croire qu'elles se lanceront dans de nombreux projets si seulement les taux d'intérêt diminuaient encore de 25 points de base. De manière plus réaliste, les grandes entreprises sont assises sur des centaines de milliards (des millions de dollars si l'on considère toutes celles des pays avancés) parce qu'elles sont déjà en surcapacité. Dans ces conditions, pourquoi construiraient-elles encore si les taux d'intérêt baissent un peu ? Les PME qui voulaient souscrire un crédit ne pouvaient déjà pas le faire avant que la BCE ne décide de taux négatifs, et elles ne le peuvent pas davantage aujourd'hui.
 Autrement dit, la plupart des entreprises, surtout les PME, ne peuvent emprunter facilement au taux des bons du Trésor à court terme. Elles n'empruntent pas sur les marchés financiers, mais auprès des banques. Et il y a une grande différence (le spread) entre le taux d'intérêt des banques et celui des bons du Trésor à court terme. Or les banques rationnent leur offre de crédit ; il leur arrive de refuser d'en accorder, et quand elles en accordent, elles exigent parfois des garanties (souvent de nature immobilière)
Cela va sans doute surprendre ceux qui ne sont pas économistes, mais les banques n'ont aucun rôle dans le modèle économique classique utilisé depuis une vingtaine d'années par les responsables de la politique monétaire. Evidemment, s'il n'y avait pas de banque, il n'y aurait pas de banques centrales. Pourtant il est rare que cette dissonance cognitive ébranle la confiance des banques centrales dans leurs modèles.
Du fait de la structure de la zone euro et de la politique de la BCE, les banques des pays en difficulté économique,  plus particulièrement celles des pays en crise, sont très affaiblies. Les déposants ont retiré leurs capitaux et l'austérité exigée par l'Allemagne entretient l'insuffisance de la demande agrégée et maintient un taux de chômage élevé. Il est donc risqué de prêter et les banques ne le peuvent pas et ne le souhaitent pas, notamment en ce qui concerne les PME. Or ce sont ces dernières qui créent le plus grand nombre d'emplois.
Une baisse des taux d'intérêt réels - ceux qui s'appliquent aux emprunts d'Etat - jusqu'à -3% ou même -4% ne fera guère de différence. Les taux d'intérêt négatifs sont mauvais pour le bilan des banques, "l'effet de richesse" sur les banques l'emportant largement sur le petit encouragement à prêter. Si les responsables politiques ne font pas preuve de davantage de prudence, les taux de prêt pourraient augmenter et la disponibilité du crédit diminuer.
Trois autres problèmes  se posent :
- Des taux d'intérêt faibles poussent les entreprises à investir dans des technologies à forte intensité de capital, d'où une diminution à long terme de la main d'oeuvre, même si le chômage diminue à court terme.
- L'augmentation de la consommation des bénéficiaires de la situation (les riches actionnaires) ne compense pas la diminution de la consommation des personnes âgées dont les revenus sont affectés par la baisse des taux d'intérêt, d'où une diminution de la demande agrégée.
- La recherche parfois irrationnelle du meilleur rendement possible fait que beaucoup d'investisseurs vont se tourner vers des actifs à risque, ce qui augmentera la probabilité d'instabilité.
Les banques centrales devraient s'intéresser avant tout aux flux de crédit, autrement dit restaurer et maintenir la capacité et la volonté des banques locales à prêter aux PME. Au lieu de cela, partout dans le monde, elles s'intéressent en priorité aux banques d'importance systémique et aux institutions financières dont les prises de risques excessives et les abus ont entraîné la crise de 2008. Pourtant prises dans leur ensemble, les petites banques ont une importance systémique, notamment en terme de restauration des investissements, de retour à la croissance et à l'emploi.
A mauvais modèle, mauvais résultat ! Si les banques centrales s'entêtent à utiliser des modèles viciés, elles continueront sur une mauvaise voie.
Même dans les circonstances les plus favorables, la politique monétaire ne peut à elle seule ramener le plein emploi dans une économie faiblissante. Mais le choix d'un mauvais modèle empêche les banques centrales d'agir au mieux - et risque même d'aggraver la situation.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz est professeur à l'université de Columbia à New-York et économiste en chef à l'Institut Roosevelt.
 
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