Les services sont-ils les nouvelles industries ?

Mardi 21 Octobre 2014

PRINCETON – Dernièrement le débat international sur la croissance dans les pays émergents a pris un virage à 180 degrés. Le battage médiatique et l'excitation de ces dernières années sur la perspective de rattrapage rapide par rapport aux économies avancées se sont évaporés. Peu d'analystes sérieux croient encore que la convergence économique spectaculaire dans les pays asiatiques (et de façon moins spectaculaire dans la plupart des pays d'Amérique latine et d'Afrique) va se maintenir durant les prochaines décennies. Les faibles taux d'intérêt, les prix élevés des matières premières, la mondialisation rapide et la stabilité de l'après-Guerre froide qui sous-tendent cette période extraordinaire, sont peu susceptibles de persister.


Dani Rodrik, professeur en sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton, New Jersey, est l'auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.
Dani Rodrik, professeur en sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton, New Jersey, est l'auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.
Une deuxième prise de conscience est bien assimilée : les pays émergents ont besoin d'un nouveau modèle de croissance. Le problème n'est pas seulement qu'ils en ont besoin pour se défaire de leur dépendance à l'égard des afflux de capitaux changeants et des booms des matières premières, qui les ont souvent rendus vulnérables aux chocs et sujets à des crises. Fait plus important encore, l'industrialisation orientée vers l'exportation, le plus sûr chemin vers la richesse de l'histoire, touche peut-être à sa fin.
Depuis la Révolution industrielle, l'industrie est la clé de la croissance économique rapide. Les pays qui ont rattrapé et ont finalement dépassé la Grande-Bretagne (comme l'Allemagne, les États-Unis et le Japon) y sont parvenus en mettant en place leur secteur secondaire. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu deux vagues de convergence économique rapide : la première à la périphérie de l'Europe au cours des années 1950 et 1960, la seconde en Extrême-Orient depuis les années 1960.
Les deux ont été basées sur la production industrielle. La Chine, qui a émergé comme l'archétype de cette stratégie de croissance depuis les années 1970, a suivi ce cliché à la lettre.
Mais l'industrie d'aujourd'hui n'est plus ce qu'elle était. Ce secteur est devenu beaucoup plus gourmand en capital et plus exigeant en compétences. Et son potentiel d'absorption de grandes quantités de main-d'œuvre rurale a fortement diminué.
Bien que les chaînes d'approvisionnement mondiales aient facilité l'entrée dans le secteur secondaire, elles ont également réduit les bénéfices nationaux en termes de valeur ajoutée. Beaucoup d'industries traditionnelles comme le textile et l'acier, sont susceptibles de faire face au rétrécissement des marchés mondiaux et à la surcapacité, suite à des changements de la demande et à des préoccupations environnementales. Et un inconvénient à la réussite de la Chine est que de nombreux autres pays ont de plus en plus de mal à établir davantage qu'une niche dans l'industrie. En conséquence, les pays émergents commencent à se désindustrialiser et deviennent de plus en plus dépendants du secteur tertiaire à des niveaux de revenus bien inférieurs à l'ancien modèle des pays développés : un phénomène que j'ai nommé  « désindustrialisation prématurée  ».
Le secteur des services peut-il jouer le rôle que remplissait celui de l'industrie dans le passé ? Les services contribuent  déjà à la plus grande part du PIB des pays émergents, même dans les pays à faible revenu où l'agriculture a toujours joué un grand rôle. Les jeunes travailleurs qui quittent la ferme pour les villes sont de plus en plus absorbés par des emplois de services urbains, plutôt que par l'industrie. Et le commerce international des services a tendance à progresser plus rapidement que le commerce des marchandises.
Ejaz Ghani et Stephen D. O'Connell de la Banque mondiale se comptent parmi les optimistes. Ils soutiennent dans un article récent  que le secteur des services pourrait servir de facteur croissance, un rôle traditionnellement dévolu au secteur industriel.
Ils montrent par exemple que les services ont récemment fait preuve d'une « convergence inconditionnelle » de la productivité. C’est-à-dire que les pays les plus éloignés de la frontière globale de productivité ont connu la plus rapide croissance de productivité dans les services.
Cela pourrait être une très bonne nouvelle, mais il y a de bonnes raisons de se montrer prudent. La preuve Ghani-O'Connell prend en compte des données qui remontent au début des années 1990, période au cours de laquelle les pays émergents étaient confrontés à la convergence de l'économie, stimulée par les afflux de capitaux et par la manne des matières premières. Il est difficile de savoir si leurs conclusions s'étendent à d'autres périodes.
Deux traits différencient les services de l'industrie. Tout d'abord, alors que certains segments des services sont échangeables et de plus en plus importants dans les échanges mondiaux, ce sont généralement des secteurs très exigeants en compétences et qui emploient relativement peu de travailleurs de base.
La banque, la finance, les assurances, d'autres services aux entreprises, ainsi que les technologies de l'information et des communications (TIC), sont tous des activités à forte productivité qui paient des salaires élevés. Ils pourraient se comporter en facteurs de croissance dans les économies, lorsque population active est suffisamment formée. Mais les pays émergents ont en principe une main-d'œuvre majoritairement peu qualifiée. Dans ces économies, les services échangeables ne peuvent pas absorber plus d'une fraction de l'offre de main-d'œuvre.
C'est pourquoi, en dépit de sa réussite, le secteur indien des TIC n'a pas été le principal moteur de la croissance économique. En revanche, l'industrie traditionnelle pourrait fournir un grand nombre d'emplois pour les employés directement issus du secteur agricole, à des niveaux de productivité trois à quatre fois supérieurs à celui de l'agriculture.
Dans les pays émergents actuels, la majeure partie de la main-d'œuvre excédentaire est absorbée par les services non marchands opérant à de très faibles niveaux de productivité, dans des activités comme le commerce de détail et les travaux ménagers. En principe, la plupart de ces activités pourraient bénéficier de meilleures technologies, d'une meilleure organisation et d'une plus grande formalisation. Mais c'est ici qu'entre en scène la deuxième différence entre les services et l'industrie.
Les gains partiels de productivité dans des activités non-négociables finissent par s'auto-limiter, parce que les activités individuelles de services ne peuvent pas se développer sans retourner les termes de l'échange contre eux-mêmes : en faisant baisser leurs propres prix (et leur rentabilité). Dans le secteur secondaire, les petits pays émergents pourraient prospérer sur la base de quelques succès à l'exportation et se diversifier de façon séquentielle au fil du temps : aujourd'hui des t-shirts, puis du montage de téléviseurs et de fours à micro-ondes, et ainsi de suite en remontant la chaîne des compétences et de la valeur ajoutée.
En revanche, dans les services, où la taille du marché est limitée par la demande nationale, le succès constant a besoin de gains complémentaires et gains simultanés de productivité dans le reste de l'économie. Se concentrer sur quelques secteurs n'offre aucune possibilité de gain rapide. La croissance doit donc s'appuyer sur l'accumulation beaucoup plus lente de capacités à l'échelle de l'économie, sous forme de capital humain et d'institutions.
Je reste donc sceptique quant au fait qu'un modèle à base de services puisse fournir une croissance rapide et de bons emplois, comme l'a fait précédemment le secteur secondaire. Même si ceux qui se montrent optimistes quant aux opportunités ouvertes par la technologie voient juste, il est difficile de savoir comment cela permettra aux pays émergents de soutenir le type de croissance des deux dernières décennies.
Dani Rodrik, professeur en sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton, New Jersey, est l'auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy .
 
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