Non aux interventions étrangères au Moyen-Orient ! Par Jeffrey D. Sachs

Vendredi 5 Septembre 2014

NEW YORK –Il est temps que les USA et les autres puissances laissent le Moyen-Orient se gouverner lui-même dans le respect de la souveraineté nationale et de la Charte des Nations unies. Alors que les USA envisagent une nouvelle action militaire en Irak et une intervention en Syrie, ils devraient admettre deux vérités fondamentales :


Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de santé publique, est directeur de  l’Institut de la Terre à l'université de Columbia à New-York
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de santé publique, est directeur de l’Institut de la Terre à l'université de Columbia à New-York
- Les interventions américaines qui ont coûté des milliers de vies et des milliers de milliards aux USA au cours de la dernière décennie ont systématiquement déstabilisé le Moyen-Orient et causé des souffrances humaines colossales dans les pays concernés.
 
- Les gouvernements des pays de la région (Syrie, Arabie saoudite, Turquie, Irak, Egypte et d'autres) ont les moyens et la motivation nécessaire pour parvenir à des accords. Ils n'avancent pas dans cette direction car ils sont persuadés que les USA ou une autre puissance extérieure (la Russie par exemple) leur apportera la victoire sur un plateau.
 
Lors de l'effondrement de l'empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale, les grandes puissances de l'époque (la Grande-Bretagne et la France) ont conçu les Etats qui allaient le remplacer de manière à garantir leur mainmise sur le pétrole du Moyen-Orient, la géopolitique de la région et les voies de transit vers l'Asie. Leur cynisme - que traduisent par exemple les accords Sykes-Picot - a été le point de départ d'une longue suite d'interventions extérieures. Par la suite lorsque les USA sont devenus une grande puissance mondiale, ils ont fait de même, installant, défaisant, achetant, manipulant les gouvernements du Moyen-Orient, sous couvert d'une rhétorique démocratique.
 
Ainsi, moins de deux ans après que le Parlement iranien et le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh élus démocratiquement aient nationalisé la société pétrolière Anglo-Iranian Oil en 1951, les USA et la Grande-Bretagne ont fomenté avec leurs services secrets un coup d'Etat pour renverser Mossadegh. Ils l'ont remplacé par un dirigeant incompétent, violent et autoritaire, Shah Reza Pahlavi. Il n'est donc pas étonnant que la Révolution islamique qui a renversé le Shah en 1979 se soit accompagnée d'un anti-américanisme virulent. Et plutôt que de chercher un rapprochement, les USA ont soutenu Saddam Hussein durant les huit ans de guerre Iran-Irak dans les années 1980.
 
La Grande-Bretagne et les USA n'ont pas fait mieux avec l'Irak. Après la Première Guerre mondiale, soutenant les élites sunnites pour contrôler la majorité chiite, la Grande-Bretagne a créé sans prendre de gants un Etat irakien qui lui était soumis. Après la découverte du pétrole dans les années 1920, elle a contrôlé les nouveaux gisements de pétrole, recourant à la force militaire quand besoin était. 
 
Les USA ont soutenu le coup d'Etat qui a amené le parti Baas - et Saddam - au pouvoir. Lorsque ce dernier a envahi le Koweït en 1990 ils se sont retournés contre lui et depuis interviennent en permanence dans la politique irakienne. Cela s'est soldé par deux guerres, des sanctions, le renversement de Saddam en 2003 et des tentatives répétées (la dernière est toute récente) d'installer un gouvernement acceptable à leurs yeux.
 
Il en a résulté une véritable catastrophe : la destruction de l'Irak en tant que société en raison d'une guerre civile qui se prolonge, alimentée par des puissances extérieures, qui a entraîné la ruine du pays et l'effondrement du niveau de vie. Du fait des violences, des centaines de milliers d'Irakiens sont morts depuis 1990.
 
La Syrie a subi des décennies de domination française après la Première Guerre mondiale, tandis que ses relations avec les USA et l'Europe connaissent des hauts et des bas depuis les années 1960. Lors de la décennie précédente, les USA et leurs alliés ont essayé d'affaiblir le régime du président Bachar Al-Assad et puis de le renverser à partir de 2011 avec une guerre par alliés interposés pour combattre l'influence de l'Iran sur la Syrie. Le résultat est désastreux pour la population syrienne. Assad est toujours au pouvoir, mais plus de 190 000 Syriens sont morts et des millions ont fui en raison d'une insurrection soutenue par les USA et leurs alliés (Assad étant soutenu par la Russie et l'Iran). Certains responsables américains envisageraient maintenant une alliance avec Assad contre l'Etat islamique dont les USA ont favorisé l'émergence en soutenant l'insurrection contre Assad. 
 
Après des décennies d'interventions cyniques et souvent secrètes des USA, de la Grande-Bretagne, de la France, de la Russie et encore d'autres pays, les institutions politiques de la région sont gangrenées par la corruption, le sectarisme et la force brutale. Pourtant à chaque nouvelle crise au Moyen-Orient (la dernière déclenchée par l'avancée récente de l'Etat islamique) les USA interviennent, que ce soit en suscitant un changement de gouvernement (ce qu'ils viennent d'orchestrer en Irak) ou en bombardant l'ennemi du moment. Violences et arrangements en coulisse continuent à régner en maître.
 
Les soi-disant grands spécialistes claironnent que les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie. En réalité les USA et leurs alliés n'acceptent pas le résultat d'élections démocratiques dans les pays arabes lorsqu'il ne leur convient pas, car il conduit souvent à des régimes nationalistes, anti-israéliens, islamistes ou hostiles aux intérêts pétroliers américains. Quand les urnes penchent dans cette direction, les USA ignorent tout simplement le résultat des élections (comme ce fût le cas en 2006 avec la victoire électorale marquée du Hamas à Gaza en 2006).
 
Les USA ne peuvent pas stopper la spirale de violence qui embrase le Moyen-Orient. Les dégâts en Libye, en Syrie, en Irak ou à Gaza appellent à une solution politique de la part des acteurs régionaux, et non à un accord imposé de l'extérieur. Il faudrait que le Conseil de sécurité fournisse un cadre international qui ne serait pas régi par les grandes puissances, qu'il décide la levée des sanctions économiques désastreuses et respecte les accords politiques auxquels seront parvenus les gouvernements et les factions de la région.
 
En raison d'un passé de plus de 2000 ans de commerce et de guerres, l'Iran, la Turquie, l'Egypte, la Syrie, l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et les autres pays de la région ont une excellente connaissance les uns des autres - ce qui devrait leur permettre de résoudre eux-mêmes les crises sans interférence des USA, de la Russie ou des anciennes puissances coloniales européennes. Tous les pays du Moyen-Orient ont intérêt à priver les groupes hyper-violents comme l'Etat islamique de livraisons d'armes, de financement et d'attention médiatique. Ils ont aussi intérêt à laisser le flux pétrolier parvenir jusqu'aux marchés mondiaux pour en percevoir les revenus.
 
Je ne prétends pas que tout ira bien si les USA et les autres puissances se retirent. Il y a suffisamment de haine, de corruption et d'armes dans la région pour alimenter la crise pendant encore quelques années. Et il ne faut pas s'attendre à voir émerger prochainement des démocraties stables.
 
Mais il ne sera pas possible d'aboutir à des solutions durables tant que les USA et d'autres puissances étrangères continueront à intervenir dans la région. Un siècle après le début de la Première Guerre mondiale, il n'est que temps de mettre fin aux pratiques coloniales. Le Moyen-Orient doit décider lui-même de son sort, dans le cadre de la Charte des Nations unies, libre de la protection ou du soutien de telle ou telle grande puissance.
 
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
 
Jeffrey D. Sachs, professeur de développement durable et de santé publique, est directeur de  l’Institut de la Terre à l'université de Columbia à New-York. Il est également conseiller spécial du secrétaire général de l'ONU pour les Objectifs du millénaire pour le développement.
 
Copyright: Project Syndicate, 2014.
www.project-syndicate.org

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