Un mauvais choix peut avoir des conséquences graves. Sous l’autorité d’Alan Greenspan et de Ben Bernanke, la Fed n’était pas parvenue à réguler correctement le système bancaire, ouvrant ainsi la voie à la pire crise économique qui fût survenue depuis soixante-quinze ans. Cette crise et la réponse qu’y ont apportée les dirigeants du pays ont eu de profondes conséquences politiques, creusant les inégalités et alimentant un sentiment de rancœur persistant chez celles et ceux qui perdirent leur logement et leur emploi.
Les lieux communs abondent en raison desquels l’actuel président de la banque centrale, Jerome Powell, devrait être reconduit. Ce serait une manifestation de l’esprit bipartisan ; cela renforcerait la crédibilité de la Fed ; à la barre de la relance qui suit la pandémie, il faut une main expérimentée ; etc. J’entendais déjà les mêmes arguments, voici vingt-cinq ans, lorsque je présidais le Council of Economic Advisers du président des États-Unis, et que se posait la question de la reconduction de Greenspan. Les avis favorables furent assez nombreux pour en convaincre Bill Clinton, et le pays paya cette décision au prix fort.
Paradoxalement, le président Ronald Reagan fit peu de cas de ces arguments lorsqu’il congédia de fait Paul Volcker en 1987, refusant de le reconduire après qu’il eut réduit l’inflation. Reagan devait beaucoup à Volcker, mais comme il voulait poursuivre la dérégulation, il choisit Greenspan, un disciple d’Ayn Rand.
La direction de la politique économique demande un jugement rigoureux et le sens de l’arbitrage. Quelle importance donner à l’inflation au regard de l’emploi et de la croissance ? Jusqu’à quel point pouvons-nous penser que les marchés sont par eux-mêmes efficients, stables, équitables et compétitifs ? Quand les inégalités deviennent-elles préoccupantes ? En Amérique, les deux principaux partis ont toujours eu des points de vue notablement différents mais parfaitement cohérents sur ces questions (du moins jusqu’à ce que les républicains sombrent dans la folie populiste).
À mon sens, les démocrates ont raison de s’inquiéter plus que tout des conséquences du chômage. La crise de 2008 a montré que des marchés libres de se comporter à leur guise ne sont ni efficients ni stables. Nous savons en outre que les groupes marginalisés ne sont ramenés dans l’activité et les disparités salariales réduites que lorsque le marché du travail est tendu.
Les années à venir seront, pour quiconque présidera la Fed, une épreuve. Les États-Unis doivent d’ores et déjà décider, en conscience, comment il convient de caractériser l’inflation et d’y réagir. Les récentes hausses de prix ne sont-elles que des hoquets après une solution sans précédent de la continuité économique ? Comment la Fed doit-elle envisager le taux de chômage des Afro-Américains, qui n’a pas retrouvé ses niveaux d’avant la pandémie ? Une hausse des taux d’intérêt (par conséquent du chômage) constituerait-elle un remède pire que le mal ?
De même, si la surévaluation artificielle des obligations adossées aux crédits hypothécaires à risques tint un rôle central dans la débâcle de 2008, on a aujourd’hui de sérieuses raisons de penser que les actifs sensibles au changement climatique sont surévalués, plus généralement et dans des proportions plus importantes encore qu’autrefois les produits liés aux subprimes. Que doit faire la Fed ?
Powell n’est pas l’homme de la situation. Pour commencer, il a soutenu le programme de dérégulation de l’ancien président Donald Trump, et mis en péril la santé financière du monde. Et même aujourd’hui, il rechigne à prendre en considération le risque climatique, alors que d’autres banquiers centraux dans le monde le définissent pourtant comme la question centrale des décennies à venir. Powell dirait que les questions climatiques ne font pas partie du mandat de la Fed, mais il aurait tort. Le mandat de la Fed lui enjoint de veiller à la stabilité financière, et il n’est pas de plus grande menace sur celle-ci que le changement climatique.
La Fed a aussi la responsabilité d’approuver les fusions et acquisitions du secteur financier, et il semble que dans toute sa carrière, Powell n’ait jamais considéré que l’une d’elles fût indésirable. Ce laxisme est la dernière chose dont l’économie ait aujourd’hui besoin. L’absence flagrante de concurrence et les carences de la réglementation permettent déjà d’énormes profits tout en diminuant l’offre de financement pour les petites entreprises et en élargissant les possibilités pour les acteurs dominants de prendre l’avantage sur les autres.
Certains commentateurs portent au crédit de Powell la réaction de la Fed durant la pandémie. Mais n’importe quel étudiant de deuxième année sait qu’on ne durcit pas la politique monétaire et qu’on ne relève pas les taux d’intérêt en période de récession. En outre, comme Simon Johnson, du MIT, l’affirme, Powell ne se sent pas tenu de lutter pour le plein emploi. Bien au contraire. Siégeant depuis 2012 au Conseil des gouverneurs de la Fed, Powell a maintes fois manqué de jugement et marqué sa propension excessive à resserrer la politique monétaire, notamment lors de l’épisode du taper tantrum, le resserrement brutal opéré en 2013 [sous la présidence de Ben Bernanke].
Si de nombreux observateurs de la Fed objectent que les inégalités n’entrent pas dans prérogatives de la banque centrale, il n’en demeure pas moins que les mesures prises par la Réserve fédérale ont d’importantes conséquences sur la redistribution, et qu’on ne peut les ignorer. Tout comme une hausse prématurée des taux peut étouffer la croissance, une application trop accommodante de la loi sur le réinvestissement communautaire (Community Reinvesment Act) autorise des concentrations trop importantes du pouvoir de marché.
Enfin, un scandale récent, soulevant des questions d’éthique, provoqué par l’implication de hauts responsables de la Fed dans des opérations de marché, a sapé la confiance dans l’autorité de l’institution. L’apparente indifférence de Powell aux conflits d’intérêts, qu’on a pu observer dans la gestion par la Fed de certains programmes de réponse à la pandémie, m’inquiète depuis longtemps. Les quatre années de Trump ayant déjà affaibli la confiance dans les institutions des États-Unis, il existe un risque réel de voir s’éroder encore plus l’image d’intégrité de la Fed. Aucun responsable de la Fed ne devrait avoir besoin d’un superviseur éthique pour savoir que certaines opérations peuvent se révéler indécentes.
À certains égards, la Fed ressemble à la Cour suprême, censée se placer au-dessus de la politique, alors que nous savons, au moins depuis l’affaire Bush v. Gore, que ce n’est pas vrai. Pour quiconque pouvait en douter, Trump a clarifié les choses. La Fed, elle aussi, est supposée indépendante, mais Powell et Greenspan, en suivant la ligne de leur parti en faveur de la dérégulation, ont montré que telle n’était pas non plus la vérité. Cependant, si c’est effectivement le Conseil qui prend les décisions cruciales dont dépendront tous les aspects de l’économie, le pouvoir est historiquement concentré entre les mains de la présidence – bien plus qu’il ne l’est dans la présidence de la Cour suprême. C’est le président ou la présidente de la Fed qui décide de l’ordre du jour, et des questions qui seront traitées en priorité ou sur lesquelles il est préférable de procrastiner. La question climatique n’est qu’un exemple des raisons pour lesquelles la personnalité qui préside la table est absolument déterminante.
Les États-Unis ont besoin d’une Réserve fédérale véritablement décidée à garantir la stabilité, l’équité, l’efficience et la compétitivité du secteur financier. Ceux qui pensent que nous pourrions compter sur des marchés laissés sans surveillance ou que la réglementation va déjà trop loin ont la vue brouillée. Nous n’avons besoin ni d’un idéologue comme l’était Greenspan, ni d’un avocat raisonnant avec Wall Street comme Powell. Il nous faut plutôt quelqu’un qui ait une compréhension profonde de l’économie, et qui partage les valeurs et les préoccupations de Biden, tant pour ce qui concerne l’inflation que pour le chômage.
Indubitablement, peu de profils remplissent ces conditions. Mais Biden n’a pas besoin d’aller chercher bien loin pour trouver celle qui a déjà montré de quelle trempe elle est. Lael Brainard siège au Conseil de gouverneurs, où elle a prouvé sa compétence et gagné le respect des marchés – sans en rabattre sur ses valeurs. Biden peut avoir le beurre et l’argent du beurre : une présidente de la Fed qui représente la continuité et n’agitera pas les marchés, mais qui partage son programme économique et social.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie (2001), est professeur des universités à l’université Columbia et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation).
© Project Syndicate 1995–2021
Les lieux communs abondent en raison desquels l’actuel président de la banque centrale, Jerome Powell, devrait être reconduit. Ce serait une manifestation de l’esprit bipartisan ; cela renforcerait la crédibilité de la Fed ; à la barre de la relance qui suit la pandémie, il faut une main expérimentée ; etc. J’entendais déjà les mêmes arguments, voici vingt-cinq ans, lorsque je présidais le Council of Economic Advisers du président des États-Unis, et que se posait la question de la reconduction de Greenspan. Les avis favorables furent assez nombreux pour en convaincre Bill Clinton, et le pays paya cette décision au prix fort.
Paradoxalement, le président Ronald Reagan fit peu de cas de ces arguments lorsqu’il congédia de fait Paul Volcker en 1987, refusant de le reconduire après qu’il eut réduit l’inflation. Reagan devait beaucoup à Volcker, mais comme il voulait poursuivre la dérégulation, il choisit Greenspan, un disciple d’Ayn Rand.
La direction de la politique économique demande un jugement rigoureux et le sens de l’arbitrage. Quelle importance donner à l’inflation au regard de l’emploi et de la croissance ? Jusqu’à quel point pouvons-nous penser que les marchés sont par eux-mêmes efficients, stables, équitables et compétitifs ? Quand les inégalités deviennent-elles préoccupantes ? En Amérique, les deux principaux partis ont toujours eu des points de vue notablement différents mais parfaitement cohérents sur ces questions (du moins jusqu’à ce que les républicains sombrent dans la folie populiste).
À mon sens, les démocrates ont raison de s’inquiéter plus que tout des conséquences du chômage. La crise de 2008 a montré que des marchés libres de se comporter à leur guise ne sont ni efficients ni stables. Nous savons en outre que les groupes marginalisés ne sont ramenés dans l’activité et les disparités salariales réduites que lorsque le marché du travail est tendu.
Les années à venir seront, pour quiconque présidera la Fed, une épreuve. Les États-Unis doivent d’ores et déjà décider, en conscience, comment il convient de caractériser l’inflation et d’y réagir. Les récentes hausses de prix ne sont-elles que des hoquets après une solution sans précédent de la continuité économique ? Comment la Fed doit-elle envisager le taux de chômage des Afro-Américains, qui n’a pas retrouvé ses niveaux d’avant la pandémie ? Une hausse des taux d’intérêt (par conséquent du chômage) constituerait-elle un remède pire que le mal ?
De même, si la surévaluation artificielle des obligations adossées aux crédits hypothécaires à risques tint un rôle central dans la débâcle de 2008, on a aujourd’hui de sérieuses raisons de penser que les actifs sensibles au changement climatique sont surévalués, plus généralement et dans des proportions plus importantes encore qu’autrefois les produits liés aux subprimes. Que doit faire la Fed ?
Powell n’est pas l’homme de la situation. Pour commencer, il a soutenu le programme de dérégulation de l’ancien président Donald Trump, et mis en péril la santé financière du monde. Et même aujourd’hui, il rechigne à prendre en considération le risque climatique, alors que d’autres banquiers centraux dans le monde le définissent pourtant comme la question centrale des décennies à venir. Powell dirait que les questions climatiques ne font pas partie du mandat de la Fed, mais il aurait tort. Le mandat de la Fed lui enjoint de veiller à la stabilité financière, et il n’est pas de plus grande menace sur celle-ci que le changement climatique.
La Fed a aussi la responsabilité d’approuver les fusions et acquisitions du secteur financier, et il semble que dans toute sa carrière, Powell n’ait jamais considéré que l’une d’elles fût indésirable. Ce laxisme est la dernière chose dont l’économie ait aujourd’hui besoin. L’absence flagrante de concurrence et les carences de la réglementation permettent déjà d’énormes profits tout en diminuant l’offre de financement pour les petites entreprises et en élargissant les possibilités pour les acteurs dominants de prendre l’avantage sur les autres.
Certains commentateurs portent au crédit de Powell la réaction de la Fed durant la pandémie. Mais n’importe quel étudiant de deuxième année sait qu’on ne durcit pas la politique monétaire et qu’on ne relève pas les taux d’intérêt en période de récession. En outre, comme Simon Johnson, du MIT, l’affirme, Powell ne se sent pas tenu de lutter pour le plein emploi. Bien au contraire. Siégeant depuis 2012 au Conseil des gouverneurs de la Fed, Powell a maintes fois manqué de jugement et marqué sa propension excessive à resserrer la politique monétaire, notamment lors de l’épisode du taper tantrum, le resserrement brutal opéré en 2013 [sous la présidence de Ben Bernanke].
Si de nombreux observateurs de la Fed objectent que les inégalités n’entrent pas dans prérogatives de la banque centrale, il n’en demeure pas moins que les mesures prises par la Réserve fédérale ont d’importantes conséquences sur la redistribution, et qu’on ne peut les ignorer. Tout comme une hausse prématurée des taux peut étouffer la croissance, une application trop accommodante de la loi sur le réinvestissement communautaire (Community Reinvesment Act) autorise des concentrations trop importantes du pouvoir de marché.
Enfin, un scandale récent, soulevant des questions d’éthique, provoqué par l’implication de hauts responsables de la Fed dans des opérations de marché, a sapé la confiance dans l’autorité de l’institution. L’apparente indifférence de Powell aux conflits d’intérêts, qu’on a pu observer dans la gestion par la Fed de certains programmes de réponse à la pandémie, m’inquiète depuis longtemps. Les quatre années de Trump ayant déjà affaibli la confiance dans les institutions des États-Unis, il existe un risque réel de voir s’éroder encore plus l’image d’intégrité de la Fed. Aucun responsable de la Fed ne devrait avoir besoin d’un superviseur éthique pour savoir que certaines opérations peuvent se révéler indécentes.
À certains égards, la Fed ressemble à la Cour suprême, censée se placer au-dessus de la politique, alors que nous savons, au moins depuis l’affaire Bush v. Gore, que ce n’est pas vrai. Pour quiconque pouvait en douter, Trump a clarifié les choses. La Fed, elle aussi, est supposée indépendante, mais Powell et Greenspan, en suivant la ligne de leur parti en faveur de la dérégulation, ont montré que telle n’était pas non plus la vérité. Cependant, si c’est effectivement le Conseil qui prend les décisions cruciales dont dépendront tous les aspects de l’économie, le pouvoir est historiquement concentré entre les mains de la présidence – bien plus qu’il ne l’est dans la présidence de la Cour suprême. C’est le président ou la présidente de la Fed qui décide de l’ordre du jour, et des questions qui seront traitées en priorité ou sur lesquelles il est préférable de procrastiner. La question climatique n’est qu’un exemple des raisons pour lesquelles la personnalité qui préside la table est absolument déterminante.
Les États-Unis ont besoin d’une Réserve fédérale véritablement décidée à garantir la stabilité, l’équité, l’efficience et la compétitivité du secteur financier. Ceux qui pensent que nous pourrions compter sur des marchés laissés sans surveillance ou que la réglementation va déjà trop loin ont la vue brouillée. Nous n’avons besoin ni d’un idéologue comme l’était Greenspan, ni d’un avocat raisonnant avec Wall Street comme Powell. Il nous faut plutôt quelqu’un qui ait une compréhension profonde de l’économie, et qui partage les valeurs et les préoccupations de Biden, tant pour ce qui concerne l’inflation que pour le chômage.
Indubitablement, peu de profils remplissent ces conditions. Mais Biden n’a pas besoin d’aller chercher bien loin pour trouver celle qui a déjà montré de quelle trempe elle est. Lael Brainard siège au Conseil de gouverneurs, où elle a prouvé sa compétence et gagné le respect des marchés – sans en rabattre sur ses valeurs. Biden peut avoir le beurre et l’argent du beurre : une présidente de la Fed qui représente la continuité et n’agitera pas les marchés, mais qui partage son programme économique et social.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie (2001), est professeur des universités à l’université Columbia et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation).
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