En outre, si d’autres anciennes colonies françaises – au nombre desquelles la Tunisie, en 1958, l’Algérie, en 1964 et, en 1973, la Mauritanie et Madagascar – sont parvenues à quitter la zone franc, le contexte était celui de Bretton Woods. Les temps étaient alors au contrôle des capitaux, la décolonisation jouissait d’un large soutien international (notamment celui des États-Unis) et les écarts de parité, minimes, étaient de l’ordre du symbolique – autant de circonstances propices qui n’ont plus cours aujourd’hui.
Il pourrait pourtant s’avérer avisé de sortir de la zone franc CFA, qui a longtemps stagné, où les incertitudes sont d’autant plus grandes que les pays concernés font face à de difficiles questions de sécurité et de gouvernance, où enfin, la monnaie actuelle, symbole d’une hégémonie française maintenue, est profondément perçue comme illégitime, par conséquent dans une situation de vulnérabilité permanente.
Selon le World Economic Outlook de l’automne 2023, publié par le Fonds monétaire international, l’inflation moyenne de la zone franc CFA a été, de 1990 à 2019, d’environ 3 %, alors que la croissance du PIB réel par habitant n’était que de 0,7 %, soit 2,2 points de pourcentage de moins que les pays de la zone obtenant les meilleurs résultats, à un niveau de PIB par habitant comparable. En trente ans, cette insuffisance énorme des revenus n’a cessé d’alimenter le djihadisme et déclenché une série de coups d’État et un exode des populations.
Mais cette carence n’a pas sa raison première dans l’union monétaire. Ainsi le PIB réel par habitant de l’Eswatini (anciennement Swaziland), qui fait partie de l’Aire monétaire commune d’Afrique australe, était au début des années 1960 à parité avec le Burkina Faso, le Mali et le Niger, mais est aujourd’hui cinq fois plus élevé que celui de ces pays. Cette divergence est en partie imputable au taux d’inflation de l’aire monétaire commune, qui a été en moyenne de 7 % entre 1990 et 2019, mais elle traduit surtout des politiques budgétaires différentes. De 1990 à 2019, l’Eswatini enregistre un modeste déficit primaire moyen, comparable à celui des pays semblables de la zone obtenant les meilleurs résultats, et se développe à la même allure soutenue. La zone franc CFA, en revanche, – à l’exception du Burkina, le seul à laisser filer ses dépenses budgétaires – demeure durant la période à l’équilibre primaire, soit, en moyenne, un resserrement de deux points de pourcentage du PIB par rapport à ses voisins comparables obtenant les meilleurs résultats, étouffant à long terme la croissance.
Cette politique budgétaire excessivement restrictive de la zone franc CFA est une conséquence des politiques parfaitement inadaptées de allègement de la dette menées au titre de l’Initiative pays pauvres très endettés par le FMI et la Banque mondiale. Mais étant donné que les créanciers n’accorderont probablement pas aux pays utilisant le franc CFA l’allègement dont ils auraient besoin pour mettre en œuvre des politiques budgétaires susceptibles d’appuyer la croissance, les responsables politiques de ces pays sont contraints de chercher d’autres sources, secondaires, de croissance – y compris dans une réforme monétaire – ou se résigner à un avenir de stagnation et d’incertitude.
Ni le Burkina Faso, ni le Mali ni le Niger n’en ont l’intention. Tous trois ont récemment connu des coups d’État ayant déposé des gouvernements qui s’avéraient incapables, quoique formellement démocratiques, d’assurer la prospérité ou de vaincre le djihadisme au Sahel. Dans un tel contexte, les trois pays – constitués en Alliance des États du Sahel – ont annoncé mettre à l’étude une nouvelle monnaie commune afin d’afficher leur souveraineté collective.
Les mauvaises langues – opposées à toute modification de la gouvernance française – sont promptes à critiquer. Mais il est plus utile d’examiner comment de nouvelles dispositions monétaires pourraient effectivement fonctionner.
Si l’on considère les contraintes de financement sur ressources extérieures qui pèsent sur ces pays et les exportations de capitaux, l’adoption d’un nouveau régime monétaire exigera de consolider les budgets et de garantir des réserves adéquates en devises afin d’éviter la dominance budgétaire et de ne pas offrir aux spéculateurs des occasions de parier contre les nouvelles monnaies. Pour cela, les responsables politiques devront surmonter les défis sécuritaires, résoudre les problèmes de gouvernance et obtenir dès le début un accord sur le cloisonnement des bilans de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), entre les États qui sortent de l’institution et ceux qui continuent d’en faire partie.
Dans l’intérim, le Burkina Faso, le Mali et le Niger devraient conserver le franc CFA, ce qui minimiserait les questions non résolues de financement à court terme et permettrait de les exprimer en termes d’arriérés de la dette extérieure. Si la BCEAO maintient durant cette période ses facilités de prêteur en dernier ressort, ces pays auront à fixer des limites soigneusement calculées aux retraits sur les dépôts bancaires afin d’assurer la stabilité. En outre, les efforts pour accroître les recettes à long terme, y compris la renégociation des contrats miniers, devraient se voir accorder la priorité.
Le principal avantage d’une monnaie commune consiste en une surveillance mutuelle des budgets, susceptible de renforcer sur le long terme la crédibilité de la politique budgétaire. D’un autre côté, les chocs idiosyncratiques, les préférences monétaires différentes et les incertitudes persistantes sur la gouvernance plaident en faveur de monnaies distinctes.
Quoi qu’il en soit, le Burkina Faso, le Mali et le Niger devront mettre en place, avant le lancement de toute monnaie nouvelle, les institutions de régulation monétaire et financière qui conviennent. En ces circonstances, nombre de pays ont eu recours à des caisses d’émission, ou à des parités fixes, du moins au début, afin que les choses continuent d’être techniquement gérables. Et faute d’une monnaie régionale crédible, avec un taux d’inflation modéré, qui puisse servir de monnaie pivot, les perspectives d’une hausse de la cible d’inflation sans parité ajustable sont limitées.
Si les trois pays s’avancent sur cette voie, la coopération internationale contribuera à garantir une transition en douceur. Ainsi la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont ils se sont retirés au début de l’année, a-t-elle levé ses sanctions. De même, les pays restant dans la zone franc CFA devraient continuer à fournir des facilités de prêteur en dernier ressort durant la période de transition, car ils n’ont rien à gagner d’un désordre monétaire dans la région, et des sorties en bon ordre pourraient même renforcer la légitimité de la zone franc CFA pour les pays qui auront choisi de s’y maintenir. Enfin, les organisations internationales et les pays développés devraient consentir un allègement de la dette suffisant de sorte que tous les membres actuels de la zone franc CFA disposent d’assez de marge budgétaire pour mettre en place des politiques favorables à la croissance.
Quitter la zone franc CFA est un défi, assurément. Mais ce n’est ni une aporie ni une folie – tant que les autorités du Burkina Faso, du Mali et du Niger demeurent attachées, et c’est le plus important, à une nécessaire rigueur budgétaire.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Peter Doyle, ancien membre de la direction du Fonds monétaire international, est chercheur invité au National Institute of Economics and Social Research du Royaume-Uni.
© Project Syndicate 1995–2024
Il pourrait pourtant s’avérer avisé de sortir de la zone franc CFA, qui a longtemps stagné, où les incertitudes sont d’autant plus grandes que les pays concernés font face à de difficiles questions de sécurité et de gouvernance, où enfin, la monnaie actuelle, symbole d’une hégémonie française maintenue, est profondément perçue comme illégitime, par conséquent dans une situation de vulnérabilité permanente.
Selon le World Economic Outlook de l’automne 2023, publié par le Fonds monétaire international, l’inflation moyenne de la zone franc CFA a été, de 1990 à 2019, d’environ 3 %, alors que la croissance du PIB réel par habitant n’était que de 0,7 %, soit 2,2 points de pourcentage de moins que les pays de la zone obtenant les meilleurs résultats, à un niveau de PIB par habitant comparable. En trente ans, cette insuffisance énorme des revenus n’a cessé d’alimenter le djihadisme et déclenché une série de coups d’État et un exode des populations.
Mais cette carence n’a pas sa raison première dans l’union monétaire. Ainsi le PIB réel par habitant de l’Eswatini (anciennement Swaziland), qui fait partie de l’Aire monétaire commune d’Afrique australe, était au début des années 1960 à parité avec le Burkina Faso, le Mali et le Niger, mais est aujourd’hui cinq fois plus élevé que celui de ces pays. Cette divergence est en partie imputable au taux d’inflation de l’aire monétaire commune, qui a été en moyenne de 7 % entre 1990 et 2019, mais elle traduit surtout des politiques budgétaires différentes. De 1990 à 2019, l’Eswatini enregistre un modeste déficit primaire moyen, comparable à celui des pays semblables de la zone obtenant les meilleurs résultats, et se développe à la même allure soutenue. La zone franc CFA, en revanche, – à l’exception du Burkina, le seul à laisser filer ses dépenses budgétaires – demeure durant la période à l’équilibre primaire, soit, en moyenne, un resserrement de deux points de pourcentage du PIB par rapport à ses voisins comparables obtenant les meilleurs résultats, étouffant à long terme la croissance.
Cette politique budgétaire excessivement restrictive de la zone franc CFA est une conséquence des politiques parfaitement inadaptées de allègement de la dette menées au titre de l’Initiative pays pauvres très endettés par le FMI et la Banque mondiale. Mais étant donné que les créanciers n’accorderont probablement pas aux pays utilisant le franc CFA l’allègement dont ils auraient besoin pour mettre en œuvre des politiques budgétaires susceptibles d’appuyer la croissance, les responsables politiques de ces pays sont contraints de chercher d’autres sources, secondaires, de croissance – y compris dans une réforme monétaire – ou se résigner à un avenir de stagnation et d’incertitude.
Ni le Burkina Faso, ni le Mali ni le Niger n’en ont l’intention. Tous trois ont récemment connu des coups d’État ayant déposé des gouvernements qui s’avéraient incapables, quoique formellement démocratiques, d’assurer la prospérité ou de vaincre le djihadisme au Sahel. Dans un tel contexte, les trois pays – constitués en Alliance des États du Sahel – ont annoncé mettre à l’étude une nouvelle monnaie commune afin d’afficher leur souveraineté collective.
Les mauvaises langues – opposées à toute modification de la gouvernance française – sont promptes à critiquer. Mais il est plus utile d’examiner comment de nouvelles dispositions monétaires pourraient effectivement fonctionner.
Si l’on considère les contraintes de financement sur ressources extérieures qui pèsent sur ces pays et les exportations de capitaux, l’adoption d’un nouveau régime monétaire exigera de consolider les budgets et de garantir des réserves adéquates en devises afin d’éviter la dominance budgétaire et de ne pas offrir aux spéculateurs des occasions de parier contre les nouvelles monnaies. Pour cela, les responsables politiques devront surmonter les défis sécuritaires, résoudre les problèmes de gouvernance et obtenir dès le début un accord sur le cloisonnement des bilans de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), entre les États qui sortent de l’institution et ceux qui continuent d’en faire partie.
Dans l’intérim, le Burkina Faso, le Mali et le Niger devraient conserver le franc CFA, ce qui minimiserait les questions non résolues de financement à court terme et permettrait de les exprimer en termes d’arriérés de la dette extérieure. Si la BCEAO maintient durant cette période ses facilités de prêteur en dernier ressort, ces pays auront à fixer des limites soigneusement calculées aux retraits sur les dépôts bancaires afin d’assurer la stabilité. En outre, les efforts pour accroître les recettes à long terme, y compris la renégociation des contrats miniers, devraient se voir accorder la priorité.
Le principal avantage d’une monnaie commune consiste en une surveillance mutuelle des budgets, susceptible de renforcer sur le long terme la crédibilité de la politique budgétaire. D’un autre côté, les chocs idiosyncratiques, les préférences monétaires différentes et les incertitudes persistantes sur la gouvernance plaident en faveur de monnaies distinctes.
Quoi qu’il en soit, le Burkina Faso, le Mali et le Niger devront mettre en place, avant le lancement de toute monnaie nouvelle, les institutions de régulation monétaire et financière qui conviennent. En ces circonstances, nombre de pays ont eu recours à des caisses d’émission, ou à des parités fixes, du moins au début, afin que les choses continuent d’être techniquement gérables. Et faute d’une monnaie régionale crédible, avec un taux d’inflation modéré, qui puisse servir de monnaie pivot, les perspectives d’une hausse de la cible d’inflation sans parité ajustable sont limitées.
Si les trois pays s’avancent sur cette voie, la coopération internationale contribuera à garantir une transition en douceur. Ainsi la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont ils se sont retirés au début de l’année, a-t-elle levé ses sanctions. De même, les pays restant dans la zone franc CFA devraient continuer à fournir des facilités de prêteur en dernier ressort durant la période de transition, car ils n’ont rien à gagner d’un désordre monétaire dans la région, et des sorties en bon ordre pourraient même renforcer la légitimité de la zone franc CFA pour les pays qui auront choisi de s’y maintenir. Enfin, les organisations internationales et les pays développés devraient consentir un allègement de la dette suffisant de sorte que tous les membres actuels de la zone franc CFA disposent d’assez de marge budgétaire pour mettre en place des politiques favorables à la croissance.
Quitter la zone franc CFA est un défi, assurément. Mais ce n’est ni une aporie ni une folie – tant que les autorités du Burkina Faso, du Mali et du Niger demeurent attachées, et c’est le plus important, à une nécessaire rigueur budgétaire.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Peter Doyle, ancien membre de la direction du Fonds monétaire international, est chercheur invité au National Institute of Economics and Social Research du Royaume-Uni.
© Project Syndicate 1995–2024