La situation que connaît actuellement l’Europe présente un certain nombre de similitudes avec celle des années 1940. Croulant sous le poids de dettes publiques issues de leurs erreurs passées, les gouvernements de la zone euro ont conscience de ce dont ils ont besoin, mais ne savent pas comment procéder. La méfiance des uns et des autres se révèle trop importante pour permettre une véritable collaboration. Dans le même temps, la demande est faible dans la majeure partie de l’Union européenne, excluant ainsi la croissance économique nécessaire au remboursement des dettes et à la renaissance de l’espoir pour quelque 25 millions de chômeurs.
Les suspicions de clocher constituent le principal obstacle à une solution majeure. Nulle part les contribuables ne souhaitent avoir l’impression de payer pour les excès des autres : la monnaie unique n’impose pas en effet de responsabilité partagée. Ainsi les pays créanciers, en premier lieu desquels l’Allemagne, ne fournissent-ils que le minimum d’efforts nécessaires pour maintenir l’euro en vie, tandis que les États débiteurs se plaignent avec impuissance de l’insistance allemande autour de l’austérité budgétaire.
Ces deux camps ne s’entendent pas sur la nature des maux de l’Europe. Or, lorsque le diagnostic ne fait pas l’unanimité, il est difficile de convenir d’un traitement. Une convergence pourrait toutefois prochainement apparaître, liée aux évolutions de la politique grecque, espagnole et britannique, de même que fait son œuvre le simple écoulement du temps.
Les Grecs semblent désireux d’élire le 25 janvier un gouvernement dominé par le parti d’extrême-gauche Syriza, qui pendant un temps préconisait la sortie de l’euro, mais qui s’est désormais engagé à négocier la restructuration de la dette grecque. Le parti espagnol le plus populaire dans la course aux élections législatives de la fin de l’année n’est autre que Podemos, créé tout juste en janvier 2014, dont les idées se rapprochent de celles de Syriza. Enfin, les élections britanniques du mois de mai pourraient bien chambouler la machine européenne, en axant le débat sur le calendrier d’un référendum britannique autour d’une éventuelle sortie de l’UE.
Ces différents grondements politiques viennent inquiéter les pays créanciers, comme en témoigne la fréquence des avertissements de l’Allemagne selon lesquels tout nouveau gouvernement grec serait tenu d’adhérer aux accords existants. Ceci révèle clairement combien l’Allemagne craint que Syriza s’y refuse. Le jeu du marchandage a bel et bien commencé.
Le simple écoulement du temps devrait par ailleurs contribuer à la tenue de ces négociations. La formule préconisée par l’Allemagne face à la crise de l’euro insiste sur la compression budgétaire ainsi que sur un certain nombre de réformes structurelles, afin de réduire les futures dépenses publiques relatives aux retraites et aux salaires, de rendre les marchés du travail plus flexibles et de booster la productivité, le tout en contrepartie de prêts d’urgence. Depuis le début de la crise, les principaux bénéficiaires de ces prêts – Grèce, Irlande, Espagne et Portugal – suivent en effet cette formule.
Il est par conséquent devenu impossible, en termes politiques, d’affirmer que les pays débiteurs auraient purgé leur peine et conféré davantage de compétitivité à leur économie. La croissance économique rebondit fortement en Irlande, modérément en Espagne et au Portugal, et faiblement en Grèce. Ce qui les freine actuellement, ainsi que d’autres économies européennes, n’est autre que la faiblesse de la demande dans l’ensemble de la zone euro.
C’est la raison pour laquelle la mise en œuvre d’une version moderne du plan Marshall est nécessaire. Sur le plan politique, il serait judicieux que la chancelière allemande Angela Merkel prenne l’initiative en proposant elle-même cette solution majeure, plutôt que de se retrouver contrainte à des concessions réticentes, par petits morceaux, de la part des nouveaux gouvernements de Grèce, d’Espagne ou d’ailleurs.
Il serait encore plus judicieux que cette initiative soit partagée avec les dirigeants des autres grandes économies européennes, à savoir auprès d’un président français François Hollande qui, à la suite des attentats terroristes du début du mois, est sans doute particulièrement réceptif aux efforts destinés à promouvoir l’unité et la croissance économique, ainsi que du Premier ministre britannique David Cameron, qui saluerait certainement une telle perspective de réforme européenne.
Un plan Marshall moderne consisterait en trois composantes clés. Tout d’abord, il s’agirait de restructurer la dette souveraine dans la zone euro, afin d’atténuer les souffrances de la Grèce et de l’Espagne. Deuxièmement, un programme d’investissement public collectivement financé pourrait s’axer sur l’énergie et les autres infrastructures. Enfin, il s’agirait d’établir un calendrier pour l’achèvement des réformes de libéralisation du marché unique, notamment s’agissant des industries de service et de l’économie numérique.
C’est en Allemagne que la restructuration de la dette susciterait le plus la polémique. Il convient cependant de rappeler aux Allemands que le plan Marshall pour l’Europe occidentale, ainsi qu’un certain nombre d’autres dynamisations majeures de la reprise économique d’après-guerre en Allemagne, ont bel et bien découlé d’une restructuration de la dette. L’accord signé à Londres en 1953 annula en effet 50 % de la dette publique allemande, restructurant l’autre moitié en accordant au pays un délai de remboursement beaucoup plus étendu.
Bien que la perspective d’une annulation des dettes de la zone euro apparaisse politiquement difficile à entrevoir, il serait possible d’en refinancer une importante proportion au moyen d’eurobonds à échéance plus étendue, auxquels pourraient souscrire tous les États de la zone euro. La condition indispensable réside dans l’administration d’un tel remède pour tous les membres de la zone euro, par opposition à l’isolement d’un État dans son individualité (la Grèce).
En intégrant ces autres composantes que constituent l’investissement public et l’achèvement du marché unique, le plan Merkel (ou plutôt le plan Merkel-Hollande-Cameron) pourrait permettre de relancer la croissance économique tout en ouvrant aux États davantage d’échanges commerciaux ainsi qu’une meilleure compétitivité. Ceci répondrait à l’une des principales critiques formulées par les Britanniques à l’encontre de l’UE, à savoir l’échec de l’Union dans l’achèvement du marché unique, projet en partie initié par Margaret Thatcher dans les années 1980.
Bien entendu, la mise en œuvre d’un plan Marshall moderne se heurterait à un mur de scepticisme et d’opposition de la part des groupes d’intérêts nationaux. Pour autant, à condition d’œuvrer ensemble, les dirigeants européens seraient en mesure de remporter cette bataille. Et s’ils ne s’essayent pas à cette démarche, les Européens de demain pourraient bien ne jamais pardonner les dirigeants d’aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Bill Emmott, ancien rédacteur en chef pour The Economist, est producteur exécutif de The Great European Disaster Movie, qui sera diffusé sur la BBC le 8 février, et peu après sur Arte.
Les suspicions de clocher constituent le principal obstacle à une solution majeure. Nulle part les contribuables ne souhaitent avoir l’impression de payer pour les excès des autres : la monnaie unique n’impose pas en effet de responsabilité partagée. Ainsi les pays créanciers, en premier lieu desquels l’Allemagne, ne fournissent-ils que le minimum d’efforts nécessaires pour maintenir l’euro en vie, tandis que les États débiteurs se plaignent avec impuissance de l’insistance allemande autour de l’austérité budgétaire.
Ces deux camps ne s’entendent pas sur la nature des maux de l’Europe. Or, lorsque le diagnostic ne fait pas l’unanimité, il est difficile de convenir d’un traitement. Une convergence pourrait toutefois prochainement apparaître, liée aux évolutions de la politique grecque, espagnole et britannique, de même que fait son œuvre le simple écoulement du temps.
Les Grecs semblent désireux d’élire le 25 janvier un gouvernement dominé par le parti d’extrême-gauche Syriza, qui pendant un temps préconisait la sortie de l’euro, mais qui s’est désormais engagé à négocier la restructuration de la dette grecque. Le parti espagnol le plus populaire dans la course aux élections législatives de la fin de l’année n’est autre que Podemos, créé tout juste en janvier 2014, dont les idées se rapprochent de celles de Syriza. Enfin, les élections britanniques du mois de mai pourraient bien chambouler la machine européenne, en axant le débat sur le calendrier d’un référendum britannique autour d’une éventuelle sortie de l’UE.
Ces différents grondements politiques viennent inquiéter les pays créanciers, comme en témoigne la fréquence des avertissements de l’Allemagne selon lesquels tout nouveau gouvernement grec serait tenu d’adhérer aux accords existants. Ceci révèle clairement combien l’Allemagne craint que Syriza s’y refuse. Le jeu du marchandage a bel et bien commencé.
Le simple écoulement du temps devrait par ailleurs contribuer à la tenue de ces négociations. La formule préconisée par l’Allemagne face à la crise de l’euro insiste sur la compression budgétaire ainsi que sur un certain nombre de réformes structurelles, afin de réduire les futures dépenses publiques relatives aux retraites et aux salaires, de rendre les marchés du travail plus flexibles et de booster la productivité, le tout en contrepartie de prêts d’urgence. Depuis le début de la crise, les principaux bénéficiaires de ces prêts – Grèce, Irlande, Espagne et Portugal – suivent en effet cette formule.
Il est par conséquent devenu impossible, en termes politiques, d’affirmer que les pays débiteurs auraient purgé leur peine et conféré davantage de compétitivité à leur économie. La croissance économique rebondit fortement en Irlande, modérément en Espagne et au Portugal, et faiblement en Grèce. Ce qui les freine actuellement, ainsi que d’autres économies européennes, n’est autre que la faiblesse de la demande dans l’ensemble de la zone euro.
C’est la raison pour laquelle la mise en œuvre d’une version moderne du plan Marshall est nécessaire. Sur le plan politique, il serait judicieux que la chancelière allemande Angela Merkel prenne l’initiative en proposant elle-même cette solution majeure, plutôt que de se retrouver contrainte à des concessions réticentes, par petits morceaux, de la part des nouveaux gouvernements de Grèce, d’Espagne ou d’ailleurs.
Il serait encore plus judicieux que cette initiative soit partagée avec les dirigeants des autres grandes économies européennes, à savoir auprès d’un président français François Hollande qui, à la suite des attentats terroristes du début du mois, est sans doute particulièrement réceptif aux efforts destinés à promouvoir l’unité et la croissance économique, ainsi que du Premier ministre britannique David Cameron, qui saluerait certainement une telle perspective de réforme européenne.
Un plan Marshall moderne consisterait en trois composantes clés. Tout d’abord, il s’agirait de restructurer la dette souveraine dans la zone euro, afin d’atténuer les souffrances de la Grèce et de l’Espagne. Deuxièmement, un programme d’investissement public collectivement financé pourrait s’axer sur l’énergie et les autres infrastructures. Enfin, il s’agirait d’établir un calendrier pour l’achèvement des réformes de libéralisation du marché unique, notamment s’agissant des industries de service et de l’économie numérique.
C’est en Allemagne que la restructuration de la dette susciterait le plus la polémique. Il convient cependant de rappeler aux Allemands que le plan Marshall pour l’Europe occidentale, ainsi qu’un certain nombre d’autres dynamisations majeures de la reprise économique d’après-guerre en Allemagne, ont bel et bien découlé d’une restructuration de la dette. L’accord signé à Londres en 1953 annula en effet 50 % de la dette publique allemande, restructurant l’autre moitié en accordant au pays un délai de remboursement beaucoup plus étendu.
Bien que la perspective d’une annulation des dettes de la zone euro apparaisse politiquement difficile à entrevoir, il serait possible d’en refinancer une importante proportion au moyen d’eurobonds à échéance plus étendue, auxquels pourraient souscrire tous les États de la zone euro. La condition indispensable réside dans l’administration d’un tel remède pour tous les membres de la zone euro, par opposition à l’isolement d’un État dans son individualité (la Grèce).
En intégrant ces autres composantes que constituent l’investissement public et l’achèvement du marché unique, le plan Merkel (ou plutôt le plan Merkel-Hollande-Cameron) pourrait permettre de relancer la croissance économique tout en ouvrant aux États davantage d’échanges commerciaux ainsi qu’une meilleure compétitivité. Ceci répondrait à l’une des principales critiques formulées par les Britanniques à l’encontre de l’UE, à savoir l’échec de l’Union dans l’achèvement du marché unique, projet en partie initié par Margaret Thatcher dans les années 1980.
Bien entendu, la mise en œuvre d’un plan Marshall moderne se heurterait à un mur de scepticisme et d’opposition de la part des groupes d’intérêts nationaux. Pour autant, à condition d’œuvrer ensemble, les dirigeants européens seraient en mesure de remporter cette bataille. Et s’ils ne s’essayent pas à cette démarche, les Européens de demain pourraient bien ne jamais pardonner les dirigeants d’aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Bill Emmott, ancien rédacteur en chef pour The Economist, est producteur exécutif de The Great European Disaster Movie, qui sera diffusé sur la BBC le 8 février, et peu après sur Arte.