A l'occasion d'un grand forum économique France-Afrique, qui réunira mercredi 4 décembre près de 600 patrons à Bercy, Hubert Védrine va remettre un rapport à Pierre Moscovici sur les relations entre Paris et le continent africain. Entretien exclusif avec l'ancien ministre des Affaires étrangères.
On ne vous attendait pas, vous le spécialiste des questions stratégiques, sur le terrain économique.
- J’ai accepté cette mission parce que l’idée était originale : se concentrer exclusivement sur la dimension économique de cette relation si passionnelle entre la France et l’Afrique. Autrement dit, l’originalité du groupe de travail, que Pierre Moscovici a eu le mérite de constituer, réside justement dans les sujets qu’il n’aborde pas, le passé, le néocolonialisme... Les Africains étaient très demandeurs, eux qui nous reprochent souvent de nous perdre dans des débats sans fin sur la Françafrique, alors que tout cela est derrière nous.
Vos interlocuteurs africains n’ont jamais évoqué le fait que vous travailliez auprès de François Mitterrand quand la Françafrique était encore une réalité très prégnante ?
- Franchement non. D’ailleurs, quand j’étais à l’Elysée, je m’occupais très peu d’Afrique. C’est plus tard, quand j’ai été ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, que j’y ai rencontré beaucoup de monde, noué des amitiés.
L’Afrique, écrivez-vous dans ce rapport, sera l’un des pôles majeurs de la mondialisation au 21e siècle. Or la France, qui a tant d’atouts sur ce continent, n’a pas pris la mesure de l’enjeu. Elle y a perdu beaucoup de parts de marché et d’influence. "Il est donc vital et urgent de réagir", ajoutez-vous...
- Oui, si nous réagissons, l’Afrique subsaharienne peut devenir le nouvel "Eldorado" de la France, la source de très nombreux emplois, jusqu'à 200.000 emplois dans les cinq prochaines années. Mais nos compatriotes ne savent pas cela, pas assez. Les idées reçues ont la vie dure. Pour la plupart des Français, l’Afrique est le continent des laissés-pour-compte, de la misère et de la pauvreté, le continent que les jeunes désespérés fuient en masse au péril de leur vie, le continent nouveau foyer du terrorisme, le continent de l’aide humanitaire. Cette Afrique existe évidemment. Mais elle en masque une autre, plus nombreuse, plus puissante, l’Afrique qui construit l’avenir.
Savez-vous que, depuis plus dix dans, la croissance économique du continent se situe juste derrière celle de l’Asie ? Elle a été en moyenne de 5% par an et devrait atteindre 6,4% l’an prochain ! Même si elle ne représente encore que 2% du commerce mondial, l’Afrique a connu la plus forte croissance dans les échanges internationaux entre 2000 et 2011. C’est le continent qui épargne le plus après l’Asie : les réserves de change y sont estimées à 500 milliards de dollars.
Mais le niveau de développement y est encore faible et l’insécurité grande...
- Là encore, attention aux idées reçues ! Savez-vous que la part de l’Afrique subsaharienne dans les conflits violents dans le monde est passée de 55% à 24% entre 2002 et 2011 ? Que plus de 80% de la population du continent sont connectés à un réseau de téléphonie mobile, que les classes moyennes africaines représentent déjà entre 300 et 500 millions d’individus et que les quarante Africains les plus riches ont une fortune cumulée qui dépasse 70 milliards de dollars ? Et les potentialités sont impressionnantes.
D’ici 2050, la population africaine doublera pour atteindre près de deux milliards d’individus, ce qui en fera l’un des plus grands marchés du monde. D’ici 2020, c'est-à-dire dans sept ans seulement, les dépenses annuelles des ménages africains devraient passer de 840 milliards de dollars à 1.400 !
Et vous faites le constat que la France recule sur ce gigantesque marché potentiel...
- Malheureusement oui. Entre 2000 et 2011, la part de marché de nos entreprises au Sud du Sahara a baissé de 10% à moins de 5%, même si en valeur les exportations françaises ont doublé. C’est qu’entre-temps la Chine s’est activée. Sa part de marché sur le continent est passée de moins de 2% en 1990 à plus de 16% en 2011, tandis que nombreux autres pays, comme l’Inde, les Etats-Unis ou le Brésil, ont intensifié leurs liens avec l’Afrique. Cela dit, la France demeure un acteur important sur le continent.
Dans la zone CFA, les anciennes colonies pour l’essentiel, les entreprises françaises font jeu égal avec la Chine. En Afrique subsaharienne, la France est le troisième investisseur et des grands groupes, tels Total, Alstom, Schneider, Sanofi ou Orange, sont de plus en plus présents.
La France a d’autres atouts, majeurs...
- Bien sûr. En Afrique, il y a 100 millions de francophones et 250.000 Français vivent sur le continent, tandis que la France demeure le premier pays d’accueil des étudiants africains et que 400 partenariats unissent les collectivités locales françaises et africaines. Et puis, il y a les 2,3 millions d’immigrés qui viennent du continent.
Le groupe de travail que vous avez animé, et qui comportait quatre autres éminents spécialistes (Lionel Zinsou, Jean Michel Sévérino, Hakim El Karaoui et Tidjane Thiam), propose comme objectif le doublement des exportations françaises vers l’Afrique dans les cinq prochaines années, ce qui, dites-vous, permettrait de créer jusqu’à 200.000 emplois en France. Quelles sont les principales mesures que vous préconisez pour atteindre ce but ambitieux ?
- Dans ce rapport de 170 pages, nous faisons 15 propositions, très détaillées. En voici quelques-unes. La plus importante et la plus urgente, me semble-t-il, est de rendre beaucoup plus facile l’obtention des visas économiques. Cette mesure est très attendue par les hommes d’affaires africains qui disent vouloir que la France reste sur le continent mais regrettent d’avoir tant de difficultés à venir dans l’hexagone.
Vous proposez une mesure concernant les étudiants africains qui va faire grincer des dents...
- Notre idée est la suivante : pour les étudiants étrangers, les frais d’inscription dans nos universités sont faibles comparés à ceux demandés dans la plupart des grands pays occidentaux. Nous proposons de les augmenter légèrement et de consacrer une partie de la somme supplémentaire ainsi récoltée à l’attribution de bourses d’excellence réservées à des étudiants africains.
Une des propositions les plus ambitieuses a trait à la zone CFA...
- Oui, nous proposons de l’élargir afin de constituer une vaste zone de stabilité monétaire. Nous pourrions y inclure des pays lusophones et anglophones, tels le Nigéria, le Ghana ou l’Angola. Nous verrons comment réagiront à cette proposition les chefs d’Etat africains que François Hollande réunit le week-end prochain à l’Elysée pour le sommet sur la paix et la sécurité sur le continent.
Le rapport traite aussi du risque politique...
- Oui, il nous semble important que les agences de notation et institutions financières examinent plus en détail le risque politique en Afrique. A notre avis, elles concluront qu’effectivement cinq ou six pays sont trop dangereux pour que l’on y investisse, mais que beaucoup d’autres sont aussi sûrs que la plupart des Etats du monde. Nous proposons aussi que la Caisse des Dépôts et l’Agence Français du Développement crée un nouvel établissement financier chargé de financer les projets d’infrastructures en Afrique par des prêts à long terme.
Et puis vous avancez l’idée d’une fondation franco-africaine pour "incarner et porter ce renouveau"...
- Il nous semble essentiel qu’il y ait un suivi de ces questions, sans pour autant créer une organisation lourde. Ce serait la mission d’un établissement mixte, public privé, dont l’activité serait centrée sur le renforcement des liens entre la France et l’Afrique - une idée simple qu’on peut mettre en œuvre rapidement.
Propos recueillis par Vincent Jauvert, mardi 3 décembre – Le Nouvel Observateur
On ne vous attendait pas, vous le spécialiste des questions stratégiques, sur le terrain économique.
- J’ai accepté cette mission parce que l’idée était originale : se concentrer exclusivement sur la dimension économique de cette relation si passionnelle entre la France et l’Afrique. Autrement dit, l’originalité du groupe de travail, que Pierre Moscovici a eu le mérite de constituer, réside justement dans les sujets qu’il n’aborde pas, le passé, le néocolonialisme... Les Africains étaient très demandeurs, eux qui nous reprochent souvent de nous perdre dans des débats sans fin sur la Françafrique, alors que tout cela est derrière nous.
Vos interlocuteurs africains n’ont jamais évoqué le fait que vous travailliez auprès de François Mitterrand quand la Françafrique était encore une réalité très prégnante ?
- Franchement non. D’ailleurs, quand j’étais à l’Elysée, je m’occupais très peu d’Afrique. C’est plus tard, quand j’ai été ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, que j’y ai rencontré beaucoup de monde, noué des amitiés.
L’Afrique, écrivez-vous dans ce rapport, sera l’un des pôles majeurs de la mondialisation au 21e siècle. Or la France, qui a tant d’atouts sur ce continent, n’a pas pris la mesure de l’enjeu. Elle y a perdu beaucoup de parts de marché et d’influence. "Il est donc vital et urgent de réagir", ajoutez-vous...
- Oui, si nous réagissons, l’Afrique subsaharienne peut devenir le nouvel "Eldorado" de la France, la source de très nombreux emplois, jusqu'à 200.000 emplois dans les cinq prochaines années. Mais nos compatriotes ne savent pas cela, pas assez. Les idées reçues ont la vie dure. Pour la plupart des Français, l’Afrique est le continent des laissés-pour-compte, de la misère et de la pauvreté, le continent que les jeunes désespérés fuient en masse au péril de leur vie, le continent nouveau foyer du terrorisme, le continent de l’aide humanitaire. Cette Afrique existe évidemment. Mais elle en masque une autre, plus nombreuse, plus puissante, l’Afrique qui construit l’avenir.
Savez-vous que, depuis plus dix dans, la croissance économique du continent se situe juste derrière celle de l’Asie ? Elle a été en moyenne de 5% par an et devrait atteindre 6,4% l’an prochain ! Même si elle ne représente encore que 2% du commerce mondial, l’Afrique a connu la plus forte croissance dans les échanges internationaux entre 2000 et 2011. C’est le continent qui épargne le plus après l’Asie : les réserves de change y sont estimées à 500 milliards de dollars.
Mais le niveau de développement y est encore faible et l’insécurité grande...
- Là encore, attention aux idées reçues ! Savez-vous que la part de l’Afrique subsaharienne dans les conflits violents dans le monde est passée de 55% à 24% entre 2002 et 2011 ? Que plus de 80% de la population du continent sont connectés à un réseau de téléphonie mobile, que les classes moyennes africaines représentent déjà entre 300 et 500 millions d’individus et que les quarante Africains les plus riches ont une fortune cumulée qui dépasse 70 milliards de dollars ? Et les potentialités sont impressionnantes.
D’ici 2050, la population africaine doublera pour atteindre près de deux milliards d’individus, ce qui en fera l’un des plus grands marchés du monde. D’ici 2020, c'est-à-dire dans sept ans seulement, les dépenses annuelles des ménages africains devraient passer de 840 milliards de dollars à 1.400 !
Et vous faites le constat que la France recule sur ce gigantesque marché potentiel...
- Malheureusement oui. Entre 2000 et 2011, la part de marché de nos entreprises au Sud du Sahara a baissé de 10% à moins de 5%, même si en valeur les exportations françaises ont doublé. C’est qu’entre-temps la Chine s’est activée. Sa part de marché sur le continent est passée de moins de 2% en 1990 à plus de 16% en 2011, tandis que nombreux autres pays, comme l’Inde, les Etats-Unis ou le Brésil, ont intensifié leurs liens avec l’Afrique. Cela dit, la France demeure un acteur important sur le continent.
Dans la zone CFA, les anciennes colonies pour l’essentiel, les entreprises françaises font jeu égal avec la Chine. En Afrique subsaharienne, la France est le troisième investisseur et des grands groupes, tels Total, Alstom, Schneider, Sanofi ou Orange, sont de plus en plus présents.
La France a d’autres atouts, majeurs...
- Bien sûr. En Afrique, il y a 100 millions de francophones et 250.000 Français vivent sur le continent, tandis que la France demeure le premier pays d’accueil des étudiants africains et que 400 partenariats unissent les collectivités locales françaises et africaines. Et puis, il y a les 2,3 millions d’immigrés qui viennent du continent.
Le groupe de travail que vous avez animé, et qui comportait quatre autres éminents spécialistes (Lionel Zinsou, Jean Michel Sévérino, Hakim El Karaoui et Tidjane Thiam), propose comme objectif le doublement des exportations françaises vers l’Afrique dans les cinq prochaines années, ce qui, dites-vous, permettrait de créer jusqu’à 200.000 emplois en France. Quelles sont les principales mesures que vous préconisez pour atteindre ce but ambitieux ?
- Dans ce rapport de 170 pages, nous faisons 15 propositions, très détaillées. En voici quelques-unes. La plus importante et la plus urgente, me semble-t-il, est de rendre beaucoup plus facile l’obtention des visas économiques. Cette mesure est très attendue par les hommes d’affaires africains qui disent vouloir que la France reste sur le continent mais regrettent d’avoir tant de difficultés à venir dans l’hexagone.
Vous proposez une mesure concernant les étudiants africains qui va faire grincer des dents...
- Notre idée est la suivante : pour les étudiants étrangers, les frais d’inscription dans nos universités sont faibles comparés à ceux demandés dans la plupart des grands pays occidentaux. Nous proposons de les augmenter légèrement et de consacrer une partie de la somme supplémentaire ainsi récoltée à l’attribution de bourses d’excellence réservées à des étudiants africains.
Une des propositions les plus ambitieuses a trait à la zone CFA...
- Oui, nous proposons de l’élargir afin de constituer une vaste zone de stabilité monétaire. Nous pourrions y inclure des pays lusophones et anglophones, tels le Nigéria, le Ghana ou l’Angola. Nous verrons comment réagiront à cette proposition les chefs d’Etat africains que François Hollande réunit le week-end prochain à l’Elysée pour le sommet sur la paix et la sécurité sur le continent.
Le rapport traite aussi du risque politique...
- Oui, il nous semble important que les agences de notation et institutions financières examinent plus en détail le risque politique en Afrique. A notre avis, elles concluront qu’effectivement cinq ou six pays sont trop dangereux pour que l’on y investisse, mais que beaucoup d’autres sont aussi sûrs que la plupart des Etats du monde. Nous proposons aussi que la Caisse des Dépôts et l’Agence Français du Développement crée un nouvel établissement financier chargé de financer les projets d’infrastructures en Afrique par des prêts à long terme.
Et puis vous avancez l’idée d’une fondation franco-africaine pour "incarner et porter ce renouveau"...
- Il nous semble essentiel qu’il y ait un suivi de ces questions, sans pour autant créer une organisation lourde. Ce serait la mission d’un établissement mixte, public privé, dont l’activité serait centrée sur le renforcement des liens entre la France et l’Afrique - une idée simple qu’on peut mettre en œuvre rapidement.
Propos recueillis par Vincent Jauvert, mardi 3 décembre – Le Nouvel Observateur