La Russie accepterait plus précisément de retirer ses troupes d’Ukraine de l’Est, ainsi que ses soldats à proximité de la frontière ukrainienne, tandis que l’OTAN renoncerait à s’élargir jusqu’en Ukraine, à condition que la Russie respecte la souveraineté ukrainienne, et que l’Ukraine respecte les intérêts de sécurité russes. Un tel accord est possible, dans la mesure où il s’inscrirait dans l’intérêt des deux camps.
Les partisans d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN voient évidemment dans un tel accord un espoir naïf. Ils soulignent que la Russie a envahi l’Ukraine et annexé la Crimée en 2014, et considèrent que la crise actuelle est née du rassemblement de plus de 100 000 soldats russes à la frontière ukrainienne, signe d’une nouvelle invasion. Ils estiment par conséquent que le Kremlin a enfreint les dispositions du Mémorandum de Budapest, en vertu duquel la Russie avait promis de respecter l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine (y compris sur la Crimée) en échange d’un abandon par l’Ukraine de son stock massif d’armes nucléaires hérité de l’effondrement de l’URSS.
Or, l’espoir d’une Russie qui accepterait et respecterait l’existence d’une Ukraine neutre est permis. Aucune proposition en vertu de laquelle l’Ukraine acquérirait ce statut n’a jamais été mise sur la table. En 2008, les États-Unis ont proposé que l’Ukraine (et la Géorgie) soient invités à rejoindre l’OTAN, une suggestion qui occupent depuis tous les esprits dans la région. Voyant la proposition américaine comme une provocation pour la Russie, les gouvernements de France, d’Allemagne et de nombreux autres pays européens se sont opposés à une invitation immédiate de l’Ukraine par l’OTAN ; dans une déclaration conjointe avec Kiev, les dirigeants de l’Alliance ont cependant clairement affirmé que l’Ukraine « deviendrait un jour membre de l’OTAN ».
Du point de vue du Kremlin, la présence de l’OTAN en Ukraine constituerait une menace directe pour la sécurité de la Russie. Une grande partie de l’exercice politique soviétique a consisté à créer une zone géographique tampon entre la Russie et les puissances occidentales. Depuis l’effondrement de l’URSS, la Russie s’oppose fermement à tout élargissement de l’OTAN dans l’ancien bloc soviétique. Oui, le raisonnement de Poutine témoigne d’une persistance de l’état d’esprit de guerre froide ; cet état d’esprit demeure néanmoins présent dans les deux camps.
La guerre froide a été marquée par une série de conflits locaux et régionaux par procuration, pour l’installation par l’Amérique ou par la Russie de régimes favorables à leur camp respectif. Si le champ de bataille s’est déplacé à travers le monde – de l’Asie du sud-est et centrale jusqu’en Afrique, dans l’hémisphère nord et au Moyen-Orient – il a toujours été sanglant.
Depuis 1992, en revanche, la plupart des guerres pour un changement de régime ont été conduites ou soutenues par la États-Unis, qui se sont peu à peu considérés comme la seule et unique superpuissance après l’effondrement de l’URSS. Les forces de l’OTAN ont bombardé la Bosnie en 1995 et Belgrade en 1999, envahi l’Afghanistan en 2001, et frappé la Lybie en 2011. Les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003, et ouvertement soutenu en 2014 les manifestations ukrainiennes qui ont renversé le président pro-russe du pays, Viktor Ianoukovitch.
Évidemment, la Russie a également mené des opérations de changement de régime. En 2004, elle s’est ingérée dans les affaires de l’Ukraine en soutenant Ianoukovitch via l’intimidation des électeurs et la fraude électorale. Ces agissements ont fini par être stoppés par les institutions et les manifestations massives d’Ukraine. La Russie continue également d’imposer ou d’appuyer des régimes amis à sa proche périphérie, dernièrement au Kazakhstan et en Biélorussie (qui est désormais pleinement sous la coupe de Poutine).
L’animosité et la méfiance mutuelles entre Russie et Occident ne datent pas d’hier. Tout au long de son histoire, la Russie a redouté et enduré des invasions occidentales répétées, de même que les Européens ont craint et affronté de multiples efforts expansionnistes russes depuis l’Est. C’est une saga de très longue date, malheureuse et meurtrière.
Cet exercice de façonnement des États existant des deux côtés, l’hostilité historique aurait pu s’atténuer avec l’effondrement de l’URSS. C’était encore possible dans la première moitié des années 1990, mais l’opportunité a rapidement été manquée, en partie à cause du début de l’élargissement de l’OTAN. En 1998, George F. Kennan, diplomate de longue date et historien des relations américano-soviétiques, a eu cette formule prémonitoire et pessimiste : « Je pense que les Russes réagiront de plus en plus négativement, et que cela influencera leur politique. J’estime qu’il y a là une erreur stratégique ». William Perry, secrétaire de la Défense des États-Unis de 1994 à 1997, en conviendra lui aussi, jusqu’à envisager de démissionner de l’administration du président Bill Clinton autour de cette question.
Aucun des deux camps ne peut se prétendre innocent à ce stade. Plutôt que de considérer un camp comme celui des saints, et l’autre comme celui des pécheurs, chacun devrait se concentrer sur la nécessité de parvenir à la sécurité pour les deux camps, comme pour le reste du monde. L’histoire démontre qu’il est préférable de maintenir une séparation géographique entre les forces russes et celles de l’OTAN, plutôt que de les laisser se confronter directement le long d’une frontière. L’insécurité en Europe et dans le monde ont atteint leur point culminant lorsque les forces américaines et soviétiques se sont fait face à courte distance – à Berlin en 1961, puis à Cuba en 1962. C’est dans ces circonstances éprouvantes et menaçantes que le construction du mur de Berlin a servi de stabilisateur, quoique profondément tragique.
Aujourd’hui, notre priorité absolue doit résider dans la souveraineté de l’Ukraine ainsi que la paix en Europe et à travers le monde, pas dans la présence de l’OTAN en Ukraine, et certainement pas dans la construction d’un nouveau mur. L’Ukraine elle-même serait beaucoup plus en sécurité si l’OTAN cessait son expansion vers l’Est, en échange d’un retrait de la Russie dans l’est-ukrainien, et d’une démobilisation de ses forces à proximité de la frontière ukrainienne. Cette trajectoire diplomatique, qu’il s’agit pour l’UE et les Nations Unies de soutenir, constitue une urgence majeure.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs, professeur à l'Université de Columbia, est directeur du Centre de l’Université de Columbia pour le développement durable, et président du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2022
Les partisans d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN voient évidemment dans un tel accord un espoir naïf. Ils soulignent que la Russie a envahi l’Ukraine et annexé la Crimée en 2014, et considèrent que la crise actuelle est née du rassemblement de plus de 100 000 soldats russes à la frontière ukrainienne, signe d’une nouvelle invasion. Ils estiment par conséquent que le Kremlin a enfreint les dispositions du Mémorandum de Budapest, en vertu duquel la Russie avait promis de respecter l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine (y compris sur la Crimée) en échange d’un abandon par l’Ukraine de son stock massif d’armes nucléaires hérité de l’effondrement de l’URSS.
Or, l’espoir d’une Russie qui accepterait et respecterait l’existence d’une Ukraine neutre est permis. Aucune proposition en vertu de laquelle l’Ukraine acquérirait ce statut n’a jamais été mise sur la table. En 2008, les États-Unis ont proposé que l’Ukraine (et la Géorgie) soient invités à rejoindre l’OTAN, une suggestion qui occupent depuis tous les esprits dans la région. Voyant la proposition américaine comme une provocation pour la Russie, les gouvernements de France, d’Allemagne et de nombreux autres pays européens se sont opposés à une invitation immédiate de l’Ukraine par l’OTAN ; dans une déclaration conjointe avec Kiev, les dirigeants de l’Alliance ont cependant clairement affirmé que l’Ukraine « deviendrait un jour membre de l’OTAN ».
Du point de vue du Kremlin, la présence de l’OTAN en Ukraine constituerait une menace directe pour la sécurité de la Russie. Une grande partie de l’exercice politique soviétique a consisté à créer une zone géographique tampon entre la Russie et les puissances occidentales. Depuis l’effondrement de l’URSS, la Russie s’oppose fermement à tout élargissement de l’OTAN dans l’ancien bloc soviétique. Oui, le raisonnement de Poutine témoigne d’une persistance de l’état d’esprit de guerre froide ; cet état d’esprit demeure néanmoins présent dans les deux camps.
La guerre froide a été marquée par une série de conflits locaux et régionaux par procuration, pour l’installation par l’Amérique ou par la Russie de régimes favorables à leur camp respectif. Si le champ de bataille s’est déplacé à travers le monde – de l’Asie du sud-est et centrale jusqu’en Afrique, dans l’hémisphère nord et au Moyen-Orient – il a toujours été sanglant.
Depuis 1992, en revanche, la plupart des guerres pour un changement de régime ont été conduites ou soutenues par la États-Unis, qui se sont peu à peu considérés comme la seule et unique superpuissance après l’effondrement de l’URSS. Les forces de l’OTAN ont bombardé la Bosnie en 1995 et Belgrade en 1999, envahi l’Afghanistan en 2001, et frappé la Lybie en 2011. Les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003, et ouvertement soutenu en 2014 les manifestations ukrainiennes qui ont renversé le président pro-russe du pays, Viktor Ianoukovitch.
Évidemment, la Russie a également mené des opérations de changement de régime. En 2004, elle s’est ingérée dans les affaires de l’Ukraine en soutenant Ianoukovitch via l’intimidation des électeurs et la fraude électorale. Ces agissements ont fini par être stoppés par les institutions et les manifestations massives d’Ukraine. La Russie continue également d’imposer ou d’appuyer des régimes amis à sa proche périphérie, dernièrement au Kazakhstan et en Biélorussie (qui est désormais pleinement sous la coupe de Poutine).
L’animosité et la méfiance mutuelles entre Russie et Occident ne datent pas d’hier. Tout au long de son histoire, la Russie a redouté et enduré des invasions occidentales répétées, de même que les Européens ont craint et affronté de multiples efforts expansionnistes russes depuis l’Est. C’est une saga de très longue date, malheureuse et meurtrière.
Cet exercice de façonnement des États existant des deux côtés, l’hostilité historique aurait pu s’atténuer avec l’effondrement de l’URSS. C’était encore possible dans la première moitié des années 1990, mais l’opportunité a rapidement été manquée, en partie à cause du début de l’élargissement de l’OTAN. En 1998, George F. Kennan, diplomate de longue date et historien des relations américano-soviétiques, a eu cette formule prémonitoire et pessimiste : « Je pense que les Russes réagiront de plus en plus négativement, et que cela influencera leur politique. J’estime qu’il y a là une erreur stratégique ». William Perry, secrétaire de la Défense des États-Unis de 1994 à 1997, en conviendra lui aussi, jusqu’à envisager de démissionner de l’administration du président Bill Clinton autour de cette question.
Aucun des deux camps ne peut se prétendre innocent à ce stade. Plutôt que de considérer un camp comme celui des saints, et l’autre comme celui des pécheurs, chacun devrait se concentrer sur la nécessité de parvenir à la sécurité pour les deux camps, comme pour le reste du monde. L’histoire démontre qu’il est préférable de maintenir une séparation géographique entre les forces russes et celles de l’OTAN, plutôt que de les laisser se confronter directement le long d’une frontière. L’insécurité en Europe et dans le monde ont atteint leur point culminant lorsque les forces américaines et soviétiques se sont fait face à courte distance – à Berlin en 1961, puis à Cuba en 1962. C’est dans ces circonstances éprouvantes et menaçantes que le construction du mur de Berlin a servi de stabilisateur, quoique profondément tragique.
Aujourd’hui, notre priorité absolue doit résider dans la souveraineté de l’Ukraine ainsi que la paix en Europe et à travers le monde, pas dans la présence de l’OTAN en Ukraine, et certainement pas dans la construction d’un nouveau mur. L’Ukraine elle-même serait beaucoup plus en sécurité si l’OTAN cessait son expansion vers l’Est, en échange d’un retrait de la Russie dans l’est-ukrainien, et d’une démobilisation de ses forces à proximité de la frontière ukrainienne. Cette trajectoire diplomatique, qu’il s’agit pour l’UE et les Nations Unies de soutenir, constitue une urgence majeure.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs, professeur à l'Université de Columbia, est directeur du Centre de l’Université de Columbia pour le développement durable, et président du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2022