Le changement climatique met à nu les défaillances de l’Etat et attise la violence au Sahel

Mardi 8 Avril 2025

La région sahélienne fait partie des régions du monde les plus touchées par la crise climatique. C’est donc sans surprise que dans son rapport de 2007, le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat) la considère comme un « hotspot climatique », où les effets du changement climatique se font le plus sentir au monde, avec des niveaux de hausse de température et de variations des précipitations à nulle autre pareille.


Dans le même temps, la crise sécuritaire atteint dans la sous-région un niveau de violence et de propagation d’une rare intensité. Si le changement climatique a des effets directs et indirects sur l’exacerbation des conflits dans le Sahel, les défaillances institutionnelles auxquelles les pays de la sous-région font face, en sont des causes profondes, qui devraient être prises en charge, en même que l’adaptation au climat pour mettre un terme au cycle de violence observé.

Le changement climatique induit des conflits autour de ressources qui se raréfient

Le changement climatique se manifeste à travers une hausse des températures et des variations erratiques des précipitations, avec de notables implications sur les ressources naturelles dont dépendent l’immense majorité des populations africaines. Selon les données de KNMI, tous les six pays du Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad) ont connu, dans le long terme (de 1944 à 2021), d’importantes variations de précipitations, accompagnées d’une tendance générale à la baisse de la pluviométrie moyenne. Par exemple, pour le Burkina Faso, elle est passée de 800mm en 1944 à 350mm en 2021. Dans le même temps, les hausses de température ont souvent dépassé le degré Celsius entre les années 1940 et 2000, selon les données de CMIP6 (Coupled Model Intercomparison Project).

Ces tendances climatiques ont eu sur l’agriculture et l’économie africaines des conséquences assez fâcheuses. Selon les estimations de la FAO, le continent africain a perdu plus de 60% de ses terres arables entre 1968 et 2018. Il est également estimé que le changement climatique coûte à l’Afrique entre 17 et 28% de sa valeur ajoutée agricole, contre seulement un taux variant entre 3 et 16%, pour le reste du monde. Dans les pays du Sahel, ses effets sont encore plus dévastateurs que pour le reste du continent. Par conséquent, l’insécurité alimentaire touche de plein fouet la sous-région. Sur les 113 pays du monde couverts par le classement du GFSI (Global Food Security Index), les pays du Sahel occupent la queue de peloton. Le Sénégal est 87e, le Burkina 97e, le Niger 104e, et le Tchad 108e.

La raréfaction des moyens de subsistance liée au changement climatique pour différentes catégories socio-économiques (agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, chasseurs, etc.) a eu d’énormes implications sur les conflits dans le Sahel. Selon les projections du CEGA (Center for Effective Global Action – Université Californie-Berkeley), les hausses de températures prévues pour le continent à l’horizon 2030, entraineront une augmentation de l’incidence des conflits de l’ordre de 54%, avec un nombre de morts liés à ces conflits estimé à 393000.

De plus, toutes les fois que la température augmentera de 1°C, l’incidence de guerre civile dans le Sahel augmentera de 4,5% dans la même année et de 0,9% l’année suivante.

Les conflits entre éleveurs et agriculteurs en cours dans la plupart des pays du Sahel illustrent bien ce cas de figure. Avec l’assèchement de terres jadis humides, les agriculteurs se déplacent vers des zones antérieurement occupées par les éleveurs. De même, des zones de pâturage antérieurement empruntées par les éleveurs, qui s’assèchent avec le changement climatique, détournent ces derniers vers des terrains occupés par les agriculteurs y provoquant des conflits dévastateurs. Il se dessine ainsi une claire ligne de démarcation entre les éleveurs (Peulhs et Touaregs, souvent musulmans) et les agriculteurs (Sonrai, Bambara, souvent animistes ou chrétiens), faisant de ces conflits autour des ressources naturelles, des conflits à tendance communautaire (interethnique ou interreligieux), notamment au Mali et au Niger. Dans les zones urbaines, on note une très forte corrélation entre les variations de prix (résultant en partie du changement climatique) et la prévalence des émeutes et manifestations violentes.

Le rôle crucial que jouent l’État et ses institutions.

Si le rôle du changement climatique dans le déclenchement et l’exacerbation des conflits est indéniable, la défaillance de l’État dans la gestion et la prévention de ces conflits, constitue une cause profonde de telles crises.  

Les échecs de l’État se manifestent d’abord à travers sa faible emprise sur le territoire national. La faiblesse des infrastructures de désenclavement fait que beaucoup de zones éloignées des centres urbains sont, de fait, inaccessibles aux services de l’Etat, en particulier, les services de sécurité. C’est ainsi que des pans entiers du territoire national, principalement ceux situés dans les zones arides et semi-arides, apparaissent à peine dans les registres cadastraux. La représentation politique des populations vivant dans les zones marginalisées est beaucoup plus faible en Afrique que la moyenne mondiale. Selon les données du Global Minorities at Risk Project, les groupes marginalisés, jusqu’à 65% des minorités ethniques et politiques en Afrique, sont exclues des hautes positions politiques, de la fonction publique et de l’armée. Et le niveau de ségrégation atteint par ces minorités est 70% plus sévère que ce qui est observé dans les autres régions hors d’Afrique. Du fait de la nature clientéliste des régimes africains, l’État favorise souvent les groupes ethniques et les régions géographiques qui sont favorables au régime en place, et mettent de côté ceux qui sont moins connectés au pouvoir. Avec l’important niveau de présidentialisme et la concentration des pouvoirs qui en découle, l’État accorde beaucoup de récompenses politiques sous formes d’emplois publics, d’allocations budgétaires orientées vers les régions concernées, des licences d’importation et marchés publics octroyés sur une base clientéliste, etc.

La politique de répartition des ressources et des risques qui favorise certains au détriment des autres est ainsi un important facteur de déclenchement des conflits. La recrudescence de la prolifération des armes dans la zone, depuis la crise libyenne, a également joué un rôle amplificateur. Avec les nouvelles formes de rareté induites par le changement climatique, la situation de fragilité dans laquelle nos pays vivent se dégénère ainsi facilement en conflits ouverts.

Concilier adaptation au climat et mise à niveau institutionnelle
Si le Sénégal est relativement épargné des turbulences armées qui prévalent dans le Sahel, il partage avec ses voisins une exposition similaire aux effets du changement climatique, et fait toujours face à d’importants défis institutionnels. Pour contenir les menaces à sa stabilité nationale, liées aux deux facteurs, il aura besoin d’apporter des réformes significatives à son système politique et de gouvernance, et en même temps développer un plan réaliste de résilience aux effets du climat.

Au niveau de la gouvernance et du développement institutionnel, il ne fait aucun doute que le Sénégal fait beaucoup mieux que ses voisins. Mais la fréquence et l’intensité des violences civiles observées sur le champ politique, ces dernières années, constituent des signaux d’alarme à prendre au sérieux. Le pays aura besoin de stabiliser les règles du jeu électoral, à travers un processus de concertation participatif et inclusif garantissant des élections transparentes et apaisées. Mais le besoin d’approfondissement du système politique sénégalais aura certainement besoin d’aller au-delà du processus électoral. La consolidation de l’État de droit, une meilleure définition des rapports entre le citoyen et l’État, une meilleure protection des droits de propriété et des libertés économiques sont des dimensions importantes des réformes à entreprendre.

En revanche, les actions à entreprendre pour développer une résilience au climat auront besoin de moyens qui vont au-delà des ressources budgétaires disponibles dans nos pays. Certains modèles de prévision des effets du changement climatique sur seulement les zones côtières africaines (modèle DIVA) font état de besoins d’investissements qui atteignent 300 milliards de dollars, compte non tenu des charges récurrentes annuelles requises pour la maintenance de ces investissements. Si le Sénégal devait prendre seul en charge ces investissements liés à l’adaptation, il lui faudrait considérer en plus les investissements nécessaires pour seulement couvrir ses besoins de développement usuels.

En effet, le but de l’adaptation est de simplement prendre en charge les défis additionnels au développement résultant du changement climatique, compte non tenu des autres défis ne résultant pas des effets du climat. De plus, au nom de la justice climatique, les pays développés et émergents qui ont davantage contribué que les autres au changement climatique doivent moralement et juridiquement contribuer leur juste part dans l’effort d’adaptation, au niveau international.
Ahmadou ALY MBAYE
Professeur d’économie et de politiques publiques
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
 
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