On parle souvent ici de prolifération « horizontale », domaine dans lequel l’attention demeure principalement concentrée sur l’Iran, qui est parvenu à considérablement réduire le temps nécessaire pour développer une ou plusieurs armes nucléaires. Un Iran doté d’armes nucléaires pourrait les utiliser, ou considérer par un calcul stratégique pouvoir contraindre sans risque ou attaquer Israël ou l’un ou plusieurs de ses voisins arabes de manière directe (ou via l’un de ses proxies) au moyen d’armes conventionnelles non nucléaires.
L’acquisition de l’arme atomique par l’Iran déclencherait probablement une course aux armements dans la région. Plusieurs de ses voisins – en particulier l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Turquie – pourraient alors développer ou se procurer leurs propres armes nucléaires. Une telle dynamique déstabiliserait encore davantage la région la plus troublée et la plus instable du monde.
Mais aussi redoutable qu’apparaisse ce scénario, nous devons aujourd’hui prêter attention à une autre forme de prolifération : la prolifération verticale, c’est-à-dire l’augmentation qualitative et/ou quantitative des arsenaux nucléaires des neuf puissances d’ores et déjà dotées. Le danger ne réside pas seulement dans l’éventuelle utilisation d’armes nucléaires en cas de guerre, mais également dans l’augmentation de la probabilité d’une guerre si certains États prenaient confiance et décidaient – par exemple l’Iran dans le scénario ci-dessus – d’agir de manière plus agressive dans la poursuite de leurs objectifs géopolitiques, dans la mesure où ils considéreraient pouvoir le faire en toute impunité.
L’arsenal nucléaire le plus rapidement croissant à l’échelle mondiale est aujourd’hui celui de la Chine. Si la Chine parvenait à égaler l’Amérique dans ce domaine, semble estimer Pékin, elle pourrait alors dissuader les États-Unis d’intervenir au nom de Taïwan en cas de crise autour de l’île. La Chine est en bonne voie pour rattraper les États-Unis et la Russie en une dizaine d’années, et elle ne montre aucun intérêt pour une participation à d’éventuelles négociations sur le contrôle des armes, qui ralentiraient leur multiplication ou qui établiraient des plafonds quant à leurs capacités.
Intervient également la Corée du Nord. Ni les sanctions économiques, ni la diplomatie n’ont permis de freiner le programme nucléaire de Pyongyang. On estime aujourd’hui à plus de 50 le nombre de têtes nucléaires que possède le régime. Certaines sont installées sur des missiles de portée intercontinentale à la précision croissante. La Corée du Nord a pour cela été assistée par la Chine et la Russie, et le sera probablement encore par Moscou dans la mesure où elle fournit des armes à la Russie pour une utilisation en Ukraine.
Ici encore, la question ne réside pas seulement dans ce que la Corée du Nord pourrait faire de son arsenal nucléaire. Il n’est pas absurde d’imaginer une attaque nord-coréenne conventionnelle contre la Corée du Sud voire le Japon, associée à une dissuasion nucléaire visant à empêcher les États-Unis d’intervenir. C’est précisément cette possibilité qui alimente la pression publique sud-coréenne en faveur du développement d’armes nucléaires, ce qui démontre combien la prolifération verticale est susceptible d’entraîner une prolifération horizontale, en particulier si les pays jusqu’ici protégés par les États-Unis venaient à douter de la volonté de l’Amérique de se mettre en danger pour les défendre.
La Russie représente un motif d’inquiétude supplémentaire. Moscou et Washington possèdent les deux plus grands arsenaux nucléaires de la planète. Les deux puissances sont contraintes par un accord de contrôle des armes (le traité New START), qui limite à 1 550 le nombre de têtes nucléaires pouvant être déployées par chacune (Il demeure possible d’en conserver d’autres en stockage).
L’accord limite par ailleurs le nombre de vecteurs (avions, missiles et sous-marins) pouvant propulser des armes nucléaires. Il inclut également plusieurs dispositions visant à faciliter les vérifications, afin que chacune des deux puissances puisse s’assurer que l’autre se conforme à ses engagements.
Le traité New START (ratifié en 2011 et prolongé plusieurs fois depuis) doit expirer en février 2026. La Russie pourrait refuser de le prolonger à nouveau, potentiellement parce que l’emploi de ses forces armées en Ukraine l’aurait rendu plus dépendante que jamais de son arsenal nucléaire. Autre possibilité, Moscou pourrait chercher à marchander sa volonté de respecter l’accord contre certaines concessions de la part des États-Unis en Ukraine.
Ce qui inquiète Washington, ce n’est pas seulement ce que la Russie pourrait faire, mais également le fait que les États-Unis soient aujourd’hui confrontés à trois adversaires dotés d’armes nucléaires, susceptibles de coordonner leurs politiques et de constituer un front nucléaire unifié en cas de crise. Tout ceci conduit l’Amérique à repenser sa propre posture nucléaire.
Au mois de mars, le gouvernement aurait semble-t-il achevé l’examen périodique de ses forces nucléaires. Plusieurs milliards de dollars au minimum seront dépensés dans une nouvelle génération de bombardiers, de missiles et de sous-marins. Dans le pire des cas, nous pourrions entrer dans une ère de compétition nucléaire non structurée.
Tout cela s’additionne jusqu’à créer un moment périlleux. Le tabou associé aux armes nucléaires s’est affaibli avec le temps ; rares sont aujourd’hui les personnes à avoir vécu la période au cours de laquelle les États-Unis ont fait usage de l’arme atomique à deux reprises contre le Japon, afin d’accélérer la fin de la Seconde Guerre mondiale. De même, les dirigeants russes n’hésitent absolument plus à évoquer la possible utilisation d’armes nucléaires dans le contexte de la guerre en Ukraine.
L’arme atomique a joué un rôle stabilisateur durant la guerre froide. Son existence même contribuait à éviter un réchauffement de la rivalité. Seulement voilà, seuls deux camps décisionnaires s’opposaient à l’époque, et chacun disposait d’un stock capable de survivre à une première frappe par l’autre, ce qui maintenait une possibilité de riposte, et renforçait ainsi la dissuasion. Tous deux agissaient par ailleurs avec un certain degré de prudence la plupart du temps, de peur que leur compétition ne dégénère en conflit direct, et ne précipite un échange nucléaire désastreux.
Trois décennies et demie après la fin de la guerre froide, un nouveau monde émerge, caractérisé par plusieurs courses aux armements nucléaires, par de nouveaux entrants potentiels dans un club nucléaire de moins en moins fermé, ainsi que par une longue liste de profonds désaccords sur les arrangements politiques au Moyen-Orient, en Europe et en Asie. Ce type de situation ne se prête pas à une solution, mais tout au plus à une gestion efficace. On ne peut qu’espérer que les dirigeants de notre époque se montreront à la hauteur du défi.
Richard Haass, président émérite du Conseil des relations étrangères, et conseiller principal chez Centerview Partners, est l’auteur de l’ouvrage intitulé The Bill of Obligations: The Ten Habits of Good Citizens (Penguin Press, 2023) et de la newsletter hebdomadaire Home & Away .
© Project Syndicate 1995–2024
L’acquisition de l’arme atomique par l’Iran déclencherait probablement une course aux armements dans la région. Plusieurs de ses voisins – en particulier l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Turquie – pourraient alors développer ou se procurer leurs propres armes nucléaires. Une telle dynamique déstabiliserait encore davantage la région la plus troublée et la plus instable du monde.
Mais aussi redoutable qu’apparaisse ce scénario, nous devons aujourd’hui prêter attention à une autre forme de prolifération : la prolifération verticale, c’est-à-dire l’augmentation qualitative et/ou quantitative des arsenaux nucléaires des neuf puissances d’ores et déjà dotées. Le danger ne réside pas seulement dans l’éventuelle utilisation d’armes nucléaires en cas de guerre, mais également dans l’augmentation de la probabilité d’une guerre si certains États prenaient confiance et décidaient – par exemple l’Iran dans le scénario ci-dessus – d’agir de manière plus agressive dans la poursuite de leurs objectifs géopolitiques, dans la mesure où ils considéreraient pouvoir le faire en toute impunité.
L’arsenal nucléaire le plus rapidement croissant à l’échelle mondiale est aujourd’hui celui de la Chine. Si la Chine parvenait à égaler l’Amérique dans ce domaine, semble estimer Pékin, elle pourrait alors dissuader les États-Unis d’intervenir au nom de Taïwan en cas de crise autour de l’île. La Chine est en bonne voie pour rattraper les États-Unis et la Russie en une dizaine d’années, et elle ne montre aucun intérêt pour une participation à d’éventuelles négociations sur le contrôle des armes, qui ralentiraient leur multiplication ou qui établiraient des plafonds quant à leurs capacités.
Intervient également la Corée du Nord. Ni les sanctions économiques, ni la diplomatie n’ont permis de freiner le programme nucléaire de Pyongyang. On estime aujourd’hui à plus de 50 le nombre de têtes nucléaires que possède le régime. Certaines sont installées sur des missiles de portée intercontinentale à la précision croissante. La Corée du Nord a pour cela été assistée par la Chine et la Russie, et le sera probablement encore par Moscou dans la mesure où elle fournit des armes à la Russie pour une utilisation en Ukraine.
Ici encore, la question ne réside pas seulement dans ce que la Corée du Nord pourrait faire de son arsenal nucléaire. Il n’est pas absurde d’imaginer une attaque nord-coréenne conventionnelle contre la Corée du Sud voire le Japon, associée à une dissuasion nucléaire visant à empêcher les États-Unis d’intervenir. C’est précisément cette possibilité qui alimente la pression publique sud-coréenne en faveur du développement d’armes nucléaires, ce qui démontre combien la prolifération verticale est susceptible d’entraîner une prolifération horizontale, en particulier si les pays jusqu’ici protégés par les États-Unis venaient à douter de la volonté de l’Amérique de se mettre en danger pour les défendre.
La Russie représente un motif d’inquiétude supplémentaire. Moscou et Washington possèdent les deux plus grands arsenaux nucléaires de la planète. Les deux puissances sont contraintes par un accord de contrôle des armes (le traité New START), qui limite à 1 550 le nombre de têtes nucléaires pouvant être déployées par chacune (Il demeure possible d’en conserver d’autres en stockage).
L’accord limite par ailleurs le nombre de vecteurs (avions, missiles et sous-marins) pouvant propulser des armes nucléaires. Il inclut également plusieurs dispositions visant à faciliter les vérifications, afin que chacune des deux puissances puisse s’assurer que l’autre se conforme à ses engagements.
Le traité New START (ratifié en 2011 et prolongé plusieurs fois depuis) doit expirer en février 2026. La Russie pourrait refuser de le prolonger à nouveau, potentiellement parce que l’emploi de ses forces armées en Ukraine l’aurait rendu plus dépendante que jamais de son arsenal nucléaire. Autre possibilité, Moscou pourrait chercher à marchander sa volonté de respecter l’accord contre certaines concessions de la part des États-Unis en Ukraine.
Ce qui inquiète Washington, ce n’est pas seulement ce que la Russie pourrait faire, mais également le fait que les États-Unis soient aujourd’hui confrontés à trois adversaires dotés d’armes nucléaires, susceptibles de coordonner leurs politiques et de constituer un front nucléaire unifié en cas de crise. Tout ceci conduit l’Amérique à repenser sa propre posture nucléaire.
Au mois de mars, le gouvernement aurait semble-t-il achevé l’examen périodique de ses forces nucléaires. Plusieurs milliards de dollars au minimum seront dépensés dans une nouvelle génération de bombardiers, de missiles et de sous-marins. Dans le pire des cas, nous pourrions entrer dans une ère de compétition nucléaire non structurée.
Tout cela s’additionne jusqu’à créer un moment périlleux. Le tabou associé aux armes nucléaires s’est affaibli avec le temps ; rares sont aujourd’hui les personnes à avoir vécu la période au cours de laquelle les États-Unis ont fait usage de l’arme atomique à deux reprises contre le Japon, afin d’accélérer la fin de la Seconde Guerre mondiale. De même, les dirigeants russes n’hésitent absolument plus à évoquer la possible utilisation d’armes nucléaires dans le contexte de la guerre en Ukraine.
L’arme atomique a joué un rôle stabilisateur durant la guerre froide. Son existence même contribuait à éviter un réchauffement de la rivalité. Seulement voilà, seuls deux camps décisionnaires s’opposaient à l’époque, et chacun disposait d’un stock capable de survivre à une première frappe par l’autre, ce qui maintenait une possibilité de riposte, et renforçait ainsi la dissuasion. Tous deux agissaient par ailleurs avec un certain degré de prudence la plupart du temps, de peur que leur compétition ne dégénère en conflit direct, et ne précipite un échange nucléaire désastreux.
Trois décennies et demie après la fin de la guerre froide, un nouveau monde émerge, caractérisé par plusieurs courses aux armements nucléaires, par de nouveaux entrants potentiels dans un club nucléaire de moins en moins fermé, ainsi que par une longue liste de profonds désaccords sur les arrangements politiques au Moyen-Orient, en Europe et en Asie. Ce type de situation ne se prête pas à une solution, mais tout au plus à une gestion efficace. On ne peut qu’espérer que les dirigeants de notre époque se montreront à la hauteur du défi.
Richard Haass, président émérite du Conseil des relations étrangères, et conseiller principal chez Centerview Partners, est l’auteur de l’ouvrage intitulé The Bill of Obligations: The Ten Habits of Good Citizens (Penguin Press, 2023) et de la newsletter hebdomadaire Home & Away .
© Project Syndicate 1995–2024