Ces deux institutions mondiales, qui habituellement ne discutent que de banalités, expriment en effet aujourd’hui de sérieuses mises en garde autour des risques croissants de fragmentation économique.
L’idée qu’une économie mondiale interconnectée puisse fonctionner dans un système géopolitique basé sur la souveraineté nationale de près de 200 États a toujours été quelque peu idéaliste. Ou peut-être s’agissait-il d’arrogance. Ce mariage étrange s’est en effet effondré dans les années 1930, cette division ayant duré jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’idéalisme n’a cependant jamais totalement disparu, et le système mondial s’est par la suite reconstruit sur une base de règles convenues, d’institutions internationales communes, d’un certain degré d’indulgence, et sur une démarche de gestion des crises. Dès le départ, les considérations de sécurité ont été dissociées autant que possible de la sphère économique, une mise à distance qui est toutefois devenue particulièrement importante dans les années 1990, lorsque des régimes politiques radicalement différents ont commencé à s’intégrer à l’économie mondiale.
Or, aujourd’hui, les fondations de ce système s’érodent rapidement, et l’intégration économique mondiale semble avoir fait marche arrière. Comme l’a récemment expliqué Gita Gopinath, première directrice générale adjointe du FMI, la fragmentation économique pourrait entraîner des conséquences majeures pour le commerce, parmi lesquelles une diminution des gains d’efficience et un accroissement du risque de volatilité macrofinancière. La fragmentation pourrait également réduire les flux de capitaux en direction du Sud global, et mettre à mal la fourniture de biens publics mondiaux, dont l’action climatique.
Cinq facteurs clés alimentent cette tendance à la fragmentation. Premièrement, les risques géopolitiques croissants accentuent la méfiance, et réduisent la volonté des pays d’importance systémique de coopérer. Bien que les décideurs politiques le reconnaissent rarement, une crise autour de Taïwan – l’un des points chauds de la rivalité sino-américaine – pourrait faire s’effondrer le système économique mondial.
Deuxièmement, les pays clés laissent de plus en plus les considérations de sécurité façonner la politique économique, certains prenant des mesures d’envergure pour sécuriser l’accès aux intrants, aux infrastructures et aux technologies. Bien que ces comportements soient compréhensibles, il est important que les États fassent preuve de retenue. Car tandis que la mondialisation s’est opérée progressivement, un processus de démondialisation motivé par des mesures de sécurité (quasi-certainement vouées à provoquer une escalade entre les rivaux et partenaires) serait probablement rapide et ingérable, soulevant de sérieux risques systémiques.
Le troisième facteur sous-jacent de la fragmentation économique réside dans une fracture croissante entre le Nord global et le Sud global. Le soutien public et privé aux économies en voie de développement s’effondre au moment même où beaucoup luttent contre les retombées de la pandémie de COVID-19, et affrontent le changement climatique. La tendance à la convergence avec les économies développées semble avoir été interrompue, elle qui existait depuis des décennies, et le ressentiment s’accentue dans les pays du Sud. Les flux financiers nets vers les pays en voie de développement sont devenus négatifs en 2023, et la tendance s’aggrave en 2024. Ceci explique en partie la réticence ou le refus de nombreux pays du Sud de soutenir l’Occident sur un certain nombre de questions géopolitiques majeures, telles que les sanctions contre la Russie en réponse à sa guerre d’agression en Ukraine.
La fragmentation est également le reflet de l’escalade rapide des risques climatiques et des catastrophes naturelles. Avec la multiplication d’inondations « jamais vues », des méga-incendies et des sécheresses, de nombreux pays risquent de se retrouver déstabilisés dans les prochaines années, et il n’existe pas de « filet de sécurité » mondial. Pendant ce temps, comme le souligne Dani Rodrik de l’Université d’Harvard, les États se disputent la domination dans le domaine des technologies vertes, plutôt que de travailler ensemble pour accélérer les progrès.
Enfin, la croissance exponentielle de l’intelligence artificielle alimente la compétition entre nations, plutôt que la coopération mondiale nécessaire. Comme l’observent Daron Acemoglu et Simon Johnson du MIT, un certain nombre de réglementations, de politiques et d’institutions seront essentielles pour veiller à ce que l’IA crée des emplois, plutôt que de seulement en détruire. Les pays du Sud doivent pouvoir faire entendre leur voix dans les efforts de réglementation de l’IA.
Certes, le système économique mondial dispose encore de nombreuses sources de résilience. Comme l’ont illustré les récentes présidences indonésienne, indienne et brésilienne du G20, la plupart des pays du Sud restent attachés à la fois à l’interdépendance et à la gouvernance mondiale. De même, le secteur privé demeure caractérisé par l’interdépendance. Nous disposons encore d’organisations internationales dédiées, des réseaux éducatifs globaux et d’une société civile mondiale.
Nous ne devons cependant pas sous-estimer les dangers qui se profilent. Tout porte à croire que les mois et les années à venir seront marqués par une série de chocs et de crises. Si les dirigeants politiques réagissaient alors par des mesures de réciprocité visant à leur conférer des avantages sur leurs rivaux, l’économie mondiale intégrée pourrait se désagréger. La rapidité de ce processus pourrait submerger les décideurs politiques, et le chemin de la douleur économique vers l’agitation sociale puis jusqu’à l’abandon des règles mondiales partagées pourrait se révéler court.
En l’état actuel des choses, les dirigeants politiques sont si préoccupés par les guerres, les luttes de pouvoir, les tensions sociales et la polarisation politique qu’ils semblent largement réticents à investir dans la sauvegarde de l’économie mondiale intégrée, sans parler du renforcement de sa capacité à faire face aux risques existentiels auxquels nous sommes confrontés. Or, l’histoire, la théorie économique et les tendances empiriques actuelles indiquent à quel point c’est une erreur.
Un effondrement même partiel de nos systèmes économique et financier mondiaux interconnectés serait catastrophique, notamment parce qu’il mettrait à mal les investissements dans les biens publics mondiaux. Quant aux politiciens inquiets de l’effet des migrations sur leur pays, ils feraient bien de réaliser que sans investissements massifs dans la lutte contre le changement climatique, dans l’inversion de la désertification et dans la réduction de la pauvreté, plusieurs millions de personnes pourraient tenter de traverser la Méditerranée d’ici 2050.
La sécurité nationale doit constituer une priorité pour les dirigeants politiques. Pour autant, les mesures de « sécurisation » de l’économie doivent s’accompagner d’efforts d’amélioration de la communication entre les rivaux, ainsi que d’investissement dans les biens publics mondiaux. Les dirigeants mondiaux doivent pour cela exploiter le G20 et les autres organes plurilatéraux afin de renforcer les groupes de travail et institutions qui soutiennent la gouvernance collective, en plaçant l’accent sur la gestion des risques liés à l’IA, sur la lutte contre le changement climatique et sur la prévention de l’effondrement du système économique mondial dont nous dépendons.
Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale, est le fondateur et PDG de Blue Like an Orange Sustainable Capital. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé Can Finance Save the World? (Berrett-Koehler, 2018). Yves Tiberghien, professeur de sciences politiques et directeur émérite de l’Institut de recherche asiatique de l’Université de Colombie-Britannique, est professeur invité à l’École des sciences économiques et politiques de Taipei.
© Project Syndicate 1995–2024
L’idée qu’une économie mondiale interconnectée puisse fonctionner dans un système géopolitique basé sur la souveraineté nationale de près de 200 États a toujours été quelque peu idéaliste. Ou peut-être s’agissait-il d’arrogance. Ce mariage étrange s’est en effet effondré dans les années 1930, cette division ayant duré jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’idéalisme n’a cependant jamais totalement disparu, et le système mondial s’est par la suite reconstruit sur une base de règles convenues, d’institutions internationales communes, d’un certain degré d’indulgence, et sur une démarche de gestion des crises. Dès le départ, les considérations de sécurité ont été dissociées autant que possible de la sphère économique, une mise à distance qui est toutefois devenue particulièrement importante dans les années 1990, lorsque des régimes politiques radicalement différents ont commencé à s’intégrer à l’économie mondiale.
Or, aujourd’hui, les fondations de ce système s’érodent rapidement, et l’intégration économique mondiale semble avoir fait marche arrière. Comme l’a récemment expliqué Gita Gopinath, première directrice générale adjointe du FMI, la fragmentation économique pourrait entraîner des conséquences majeures pour le commerce, parmi lesquelles une diminution des gains d’efficience et un accroissement du risque de volatilité macrofinancière. La fragmentation pourrait également réduire les flux de capitaux en direction du Sud global, et mettre à mal la fourniture de biens publics mondiaux, dont l’action climatique.
Cinq facteurs clés alimentent cette tendance à la fragmentation. Premièrement, les risques géopolitiques croissants accentuent la méfiance, et réduisent la volonté des pays d’importance systémique de coopérer. Bien que les décideurs politiques le reconnaissent rarement, une crise autour de Taïwan – l’un des points chauds de la rivalité sino-américaine – pourrait faire s’effondrer le système économique mondial.
Deuxièmement, les pays clés laissent de plus en plus les considérations de sécurité façonner la politique économique, certains prenant des mesures d’envergure pour sécuriser l’accès aux intrants, aux infrastructures et aux technologies. Bien que ces comportements soient compréhensibles, il est important que les États fassent preuve de retenue. Car tandis que la mondialisation s’est opérée progressivement, un processus de démondialisation motivé par des mesures de sécurité (quasi-certainement vouées à provoquer une escalade entre les rivaux et partenaires) serait probablement rapide et ingérable, soulevant de sérieux risques systémiques.
Le troisième facteur sous-jacent de la fragmentation économique réside dans une fracture croissante entre le Nord global et le Sud global. Le soutien public et privé aux économies en voie de développement s’effondre au moment même où beaucoup luttent contre les retombées de la pandémie de COVID-19, et affrontent le changement climatique. La tendance à la convergence avec les économies développées semble avoir été interrompue, elle qui existait depuis des décennies, et le ressentiment s’accentue dans les pays du Sud. Les flux financiers nets vers les pays en voie de développement sont devenus négatifs en 2023, et la tendance s’aggrave en 2024. Ceci explique en partie la réticence ou le refus de nombreux pays du Sud de soutenir l’Occident sur un certain nombre de questions géopolitiques majeures, telles que les sanctions contre la Russie en réponse à sa guerre d’agression en Ukraine.
La fragmentation est également le reflet de l’escalade rapide des risques climatiques et des catastrophes naturelles. Avec la multiplication d’inondations « jamais vues », des méga-incendies et des sécheresses, de nombreux pays risquent de se retrouver déstabilisés dans les prochaines années, et il n’existe pas de « filet de sécurité » mondial. Pendant ce temps, comme le souligne Dani Rodrik de l’Université d’Harvard, les États se disputent la domination dans le domaine des technologies vertes, plutôt que de travailler ensemble pour accélérer les progrès.
Enfin, la croissance exponentielle de l’intelligence artificielle alimente la compétition entre nations, plutôt que la coopération mondiale nécessaire. Comme l’observent Daron Acemoglu et Simon Johnson du MIT, un certain nombre de réglementations, de politiques et d’institutions seront essentielles pour veiller à ce que l’IA crée des emplois, plutôt que de seulement en détruire. Les pays du Sud doivent pouvoir faire entendre leur voix dans les efforts de réglementation de l’IA.
Certes, le système économique mondial dispose encore de nombreuses sources de résilience. Comme l’ont illustré les récentes présidences indonésienne, indienne et brésilienne du G20, la plupart des pays du Sud restent attachés à la fois à l’interdépendance et à la gouvernance mondiale. De même, le secteur privé demeure caractérisé par l’interdépendance. Nous disposons encore d’organisations internationales dédiées, des réseaux éducatifs globaux et d’une société civile mondiale.
Nous ne devons cependant pas sous-estimer les dangers qui se profilent. Tout porte à croire que les mois et les années à venir seront marqués par une série de chocs et de crises. Si les dirigeants politiques réagissaient alors par des mesures de réciprocité visant à leur conférer des avantages sur leurs rivaux, l’économie mondiale intégrée pourrait se désagréger. La rapidité de ce processus pourrait submerger les décideurs politiques, et le chemin de la douleur économique vers l’agitation sociale puis jusqu’à l’abandon des règles mondiales partagées pourrait se révéler court.
En l’état actuel des choses, les dirigeants politiques sont si préoccupés par les guerres, les luttes de pouvoir, les tensions sociales et la polarisation politique qu’ils semblent largement réticents à investir dans la sauvegarde de l’économie mondiale intégrée, sans parler du renforcement de sa capacité à faire face aux risques existentiels auxquels nous sommes confrontés. Or, l’histoire, la théorie économique et les tendances empiriques actuelles indiquent à quel point c’est une erreur.
Un effondrement même partiel de nos systèmes économique et financier mondiaux interconnectés serait catastrophique, notamment parce qu’il mettrait à mal les investissements dans les biens publics mondiaux. Quant aux politiciens inquiets de l’effet des migrations sur leur pays, ils feraient bien de réaliser que sans investissements massifs dans la lutte contre le changement climatique, dans l’inversion de la désertification et dans la réduction de la pauvreté, plusieurs millions de personnes pourraient tenter de traverser la Méditerranée d’ici 2050.
La sécurité nationale doit constituer une priorité pour les dirigeants politiques. Pour autant, les mesures de « sécurisation » de l’économie doivent s’accompagner d’efforts d’amélioration de la communication entre les rivaux, ainsi que d’investissement dans les biens publics mondiaux. Les dirigeants mondiaux doivent pour cela exploiter le G20 et les autres organes plurilatéraux afin de renforcer les groupes de travail et institutions qui soutiennent la gouvernance collective, en plaçant l’accent sur la gestion des risques liés à l’IA, sur la lutte contre le changement climatique et sur la prévention de l’effondrement du système économique mondial dont nous dépendons.
Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale, est le fondateur et PDG de Blue Like an Orange Sustainable Capital. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé Can Finance Save the World? (Berrett-Koehler, 2018). Yves Tiberghien, professeur de sciences politiques et directeur émérite de l’Institut de recherche asiatique de l’Université de Colombie-Britannique, est professeur invité à l’École des sciences économiques et politiques de Taipei.
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