Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard
Vous seriez excusable de croire que ces lignes sont tirées d’une de ces confessions inquiètes qui remplissent les médias consacrés au monde de la finance et des entreprises et s’alarment de l’actuelle hostilité contre la mondialisation. Elles furent pourtant écrites voici trente-cinq ans, en 1981.
Le problème était alors la stagflation dans les pays avancés. Et l’épouvantail n’était pas la Chine mais le Japon, qui faisait trembler les marchés mondiaux – et s’en emparait. Les États-Unis et l’Europe avaient répondu en érigeant des barrières douanières et en imposant des restrictions « volontaires » aux exportations japonaises (RVE), notamment d’automobiles et d’acier. On parlait partout de la montée d’un « nouveau protectionnisme ».
Ce qui se passa ensuite devait démentir ces mises en garde alarmistes sur l’état des échanges internationaux. Le commerce mondial ne s’est pas écroulé. Il a au contraire explosé dans les années 1990 et 2000, tiré par la création de l’Organisation mondiale du commerce, la prolifération des accords bilatéraux et régionaux sur le commerce et les investissements, par l’essor de la Chine enfin. Une nouvelle ère de la mondialisation – de fait, il s’agirait plutôt d’une hyper-mondialisation – était lancée.
Si l’on prend du recul, on s’aperçoit que le « nouveau protectionnisme » des années 1980 n’a pas constitué une rupture radicale avec le passé. Comme l’a écrit le politologue John Ruggie, ce fut bien plus un exemple de sauvegarde d’un système que de désagrégation de celui-ci. Les « protections » vis-à-vis des importations et les RVE décidées à l’époque furent des mesures de circonstance ; elles n’en apportèrent pas moins les réponses nécessaires aux problèmes d’adaptation et de distribution posés par l’émergence de nouvelles relations commerciales.
Les économistes et les spécialistes des échanges internationaux qui crièrent alors au loup eurent tort. Si les gouvernements avaient écouté leurs conseils et n’avaient pas répondu aux angoisses de leurs électeurs, ils auraient sans doute empiré la situation. Ce qui apparaissait aux contemporains comme un protectionnisme destructeur fut en fait un moyen de lâcher la vapeur pour éviter une accumulation excessive de pression politique.
Les observateurs d’aujourd’hui commettent-ils la même erreur alarmiste en analysant l’hostilité actuelle à l’égard de la mondialisation ? Le Fonds monétaire international, notamment, a mis en garde contre une explosion du protectionnisme, à laquelle pourraient conduire le ralentissement de la croissance et le populisme. Selon Maurice Obstfeld, chef économiste du FMI, « il est vital de défendre les perspectives d’une plus forte intégration commerciale ».
Jusqu’à présent, pourtant, les signes indiquant que les gouvernements se détourneraient délibérément de l’économie ouverte sont bien rares. Le site web globaltradealert.org, qui entretient une base de données des mesures protectionnistes, est souvent cité par ceux qui dénoncent un protectionnisme rampant. Sa carte interactive montre une multitude de points chauds : des disques rouges qui semblent envahir la planète. C’est effectivement alarmant. Jusqu’à ce qu’on clique sur la carte des mesures de libéralisation et qu’on découvre un nombre comparable, cette fois, de disques verts.
La différence aujourd’hui, c’est que les forces politiques populistes semblent beaucoup plus puissantes et plus près de gagner des élections – en guise de réponse au stade de mondialisation avancé auquel nous sommes parvenus depuis les années 1980. Il aurait été inimaginable, il n’y a pas si longtemps, de voir les Britanniques sortir de l’Union européenne ou le candidat républicain à l’élection présidentielle aux États-Unis promettre de ne plus honorer les accords commerciaux, de construire un mur contre les migrants mexicains, et de punir les entreprises qui se délocalisent. L’État-nation semble désireux de se réaffirmer.
Mais la leçon des années 1980 nous dit que, dans une certaine mesure, un changement de politique à l’égard de l’hyper-mondialisation ne serait pas nécessairement une mauvaise chose, dès lors qu’il permettrait de maintenir une économie mondiale raisonnablement ouverte. Comme je l’ai souvent soutenu, nous avons besoin d’un meilleur équilibre entre autonomie nationale et mondialisation. Nous devons plus particulièrement faire passer les exigences de la démocratie libérale avant celles du commerce et des investissements internationaux. Ce rééquilibrage laisserait encore beaucoup de place à une économie mondiale ouverte ; en fait, il la permettrait et la soutiendrait.
Ce qui rend dangereux un populiste comme Donald Trump, ce ne sont pas à proprement parler ses propositions sur le commerce. C’est qu’elles ne s’articulent pas à une vision cohérente de la façon dont les États-Unis et une économie mondiale ouverte peuvent prospérer côte à côte (c’est aussi, bien sûr, le modèle nativiste et illibéral que défend sa campagne et qu’il suivrait probablement s’il gouvernait).
Le grand défi que doivent aujourd’hui relever les partis politiques traditionnels des économies avancées, c’est justement de proposer une vision cohérente, appuyée sur un récit qui désamorce les foudres populistes. On ne doit pas demander à ces partis de centre-droit et de centre-gauche de sauver à tout prix l’hyper-mondialisation. Les hérauts du commerce devraient se montrer compréhensifs sur les mesures non orthodoxes que ces partis seront peut-être amenés à prendre afin de s’assurer un soutien politique.
Nous devons être capable de distinguer, en revanche, entre des politiques conduites par un désir d’équité et d’inclusion sociale et des politiques qui répondraient à des pulsions nativistes et racistes, entre des politiques qui veulent renforcer l’état de droit et la délibération démocratique et des politiques qui chercheraient à les affaiblir, entre des politiques enfin qui tentent de sauver une économie mondiale ouverte – quoiqu’avec des règles du jeu différentes – et des politiques qui la mettraient en péril.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »).
Le problème était alors la stagflation dans les pays avancés. Et l’épouvantail n’était pas la Chine mais le Japon, qui faisait trembler les marchés mondiaux – et s’en emparait. Les États-Unis et l’Europe avaient répondu en érigeant des barrières douanières et en imposant des restrictions « volontaires » aux exportations japonaises (RVE), notamment d’automobiles et d’acier. On parlait partout de la montée d’un « nouveau protectionnisme ».
Ce qui se passa ensuite devait démentir ces mises en garde alarmistes sur l’état des échanges internationaux. Le commerce mondial ne s’est pas écroulé. Il a au contraire explosé dans les années 1990 et 2000, tiré par la création de l’Organisation mondiale du commerce, la prolifération des accords bilatéraux et régionaux sur le commerce et les investissements, par l’essor de la Chine enfin. Une nouvelle ère de la mondialisation – de fait, il s’agirait plutôt d’une hyper-mondialisation – était lancée.
Si l’on prend du recul, on s’aperçoit que le « nouveau protectionnisme » des années 1980 n’a pas constitué une rupture radicale avec le passé. Comme l’a écrit le politologue John Ruggie, ce fut bien plus un exemple de sauvegarde d’un système que de désagrégation de celui-ci. Les « protections » vis-à-vis des importations et les RVE décidées à l’époque furent des mesures de circonstance ; elles n’en apportèrent pas moins les réponses nécessaires aux problèmes d’adaptation et de distribution posés par l’émergence de nouvelles relations commerciales.
Les économistes et les spécialistes des échanges internationaux qui crièrent alors au loup eurent tort. Si les gouvernements avaient écouté leurs conseils et n’avaient pas répondu aux angoisses de leurs électeurs, ils auraient sans doute empiré la situation. Ce qui apparaissait aux contemporains comme un protectionnisme destructeur fut en fait un moyen de lâcher la vapeur pour éviter une accumulation excessive de pression politique.
Les observateurs d’aujourd’hui commettent-ils la même erreur alarmiste en analysant l’hostilité actuelle à l’égard de la mondialisation ? Le Fonds monétaire international, notamment, a mis en garde contre une explosion du protectionnisme, à laquelle pourraient conduire le ralentissement de la croissance et le populisme. Selon Maurice Obstfeld, chef économiste du FMI, « il est vital de défendre les perspectives d’une plus forte intégration commerciale ».
Jusqu’à présent, pourtant, les signes indiquant que les gouvernements se détourneraient délibérément de l’économie ouverte sont bien rares. Le site web globaltradealert.org, qui entretient une base de données des mesures protectionnistes, est souvent cité par ceux qui dénoncent un protectionnisme rampant. Sa carte interactive montre une multitude de points chauds : des disques rouges qui semblent envahir la planète. C’est effectivement alarmant. Jusqu’à ce qu’on clique sur la carte des mesures de libéralisation et qu’on découvre un nombre comparable, cette fois, de disques verts.
La différence aujourd’hui, c’est que les forces politiques populistes semblent beaucoup plus puissantes et plus près de gagner des élections – en guise de réponse au stade de mondialisation avancé auquel nous sommes parvenus depuis les années 1980. Il aurait été inimaginable, il n’y a pas si longtemps, de voir les Britanniques sortir de l’Union européenne ou le candidat républicain à l’élection présidentielle aux États-Unis promettre de ne plus honorer les accords commerciaux, de construire un mur contre les migrants mexicains, et de punir les entreprises qui se délocalisent. L’État-nation semble désireux de se réaffirmer.
Mais la leçon des années 1980 nous dit que, dans une certaine mesure, un changement de politique à l’égard de l’hyper-mondialisation ne serait pas nécessairement une mauvaise chose, dès lors qu’il permettrait de maintenir une économie mondiale raisonnablement ouverte. Comme je l’ai souvent soutenu, nous avons besoin d’un meilleur équilibre entre autonomie nationale et mondialisation. Nous devons plus particulièrement faire passer les exigences de la démocratie libérale avant celles du commerce et des investissements internationaux. Ce rééquilibrage laisserait encore beaucoup de place à une économie mondiale ouverte ; en fait, il la permettrait et la soutiendrait.
Ce qui rend dangereux un populiste comme Donald Trump, ce ne sont pas à proprement parler ses propositions sur le commerce. C’est qu’elles ne s’articulent pas à une vision cohérente de la façon dont les États-Unis et une économie mondiale ouverte peuvent prospérer côte à côte (c’est aussi, bien sûr, le modèle nativiste et illibéral que défend sa campagne et qu’il suivrait probablement s’il gouvernait).
Le grand défi que doivent aujourd’hui relever les partis politiques traditionnels des économies avancées, c’est justement de proposer une vision cohérente, appuyée sur un récit qui désamorce les foudres populistes. On ne doit pas demander à ces partis de centre-droit et de centre-gauche de sauver à tout prix l’hyper-mondialisation. Les hérauts du commerce devraient se montrer compréhensifs sur les mesures non orthodoxes que ces partis seront peut-être amenés à prendre afin de s’assurer un soutien politique.
Nous devons être capable de distinguer, en revanche, entre des politiques conduites par un désir d’équité et d’inclusion sociale et des politiques qui répondraient à des pulsions nativistes et racistes, entre des politiques qui veulent renforcer l’état de droit et la délibération démocratique et des politiques qui chercheraient à les affaiblir, entre des politiques enfin qui tentent de sauver une économie mondiale ouverte – quoiqu’avec des règles du jeu différentes – et des politiques qui la mettraient en péril.
Traduction François Boisivon
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard, est l’auteur, récemment, de l’ouvrage Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science (« Les règles de l’économie : les raisons et les torts de de la pseudo-science »).