Cette conception est aujourd’hui si largement admise que la remettre en cause revient à contester la rotation de la Terre autour du soleil. Or, ce qui vaut effectivement dans le cas de véritables problématiques globales, telles que le changement climatique ou la propagation des épidémies, ne se vérifie pas nécessairement concernant la plupart des questions économiques. Contrairement à ce que l’on entend souvent, l’économie mondiale ne constitue pas un patrimoine commun. Dans ce domaine, la gouvernance globale ne peut que produire des résultats limités – voire provoquer certains dégâts.
Si le changement climatique, par exemple, est effectivement une problématique qui nécessite une coopération globale, c’est parce que la planète ne présente qu’un seul et unique système climatique. Peu importe où sont générées les émissions de gaz à effet de serre. C’est d’ailleurs pour cela que les restrictions nationales régissant les émissions de carbone ne produisent que des résultats limités, voire nuls, à l’échelle du pays qui les applique.
Par opposition, les politiques économiques judicieuses – parmi lesquelles l’ouverture sur l’extérieur – bénéficient d’abord et avant tout aux économies nationales qui les appliquent, de même que le prix des mauvaises politiques économiques est principalement supporté par le pays qu’elles concernent. La prospérité économique des États dans leur individualité dépend bien davantage de ce qui est fait sur le plan intérieur que de ce qu’il se produit à l’étranger. Si l’ouverture économique est souhaitable, c’est parce que les politiques d’ouverture s’inscrivent dans l’intérêt du pays concerné – et non parce qu’elles bénéficient aux autres États. L’ouverture et les mesures judicieuses qui contribuent à la stabilité économique du monde reposent sur des intérêts nationaux, et non sur un esprit de globalité.
Parfois, les intérêts économiques d’un État s’inscrivent en défaveur d’autres pays. C’est le cas des politiques dites du « chacun pour soi ». L’illustration parfaite intervient lorsqu’un fournisseur dominant de ressources naturelles comme le pétrole décide de limiter l’approvisionnement sur les marchés mondiaux afin de pousser à la hausse les prix internationaux. La fortune de l’exportateur fait alors l’infortune du reste du monde.
Un mécanisme similaire sous-tend les « tarifs optimums », via lesquels un pays majeur manipule ses propres conditions d’échange afin d’instaurer des restrictions sur ses exportations. S’agissant de ce type de situations, l’argumentation en faveur de règles mondiales visant à limiter ou interdire le recours à de telles politiques est clairement admissible.
Seulement voilà, la grande majorité des problématiques commerciales et financières mondiales qui préoccupent nos dirigeants politiques n’entrent pas dans cette catégorie. Songez par exemple à la question des subventions agricoles ou de l’interdiction des organismes génétiquement modifiés en l’Europe, à la question de la violation des règles d’anti-dumping aux États-Unis, ou à celle de l’insuffisante protection des droits des investisseurs dans les pays en voie de développement. Dans ces domaines, les mesures politiques concernent précisément « chacun » de manière différente. Les coûts économiques pèsent principalement sur le pays concerné, même s’il arrive que ce poids engendre des effets également défavorables pour d’autres.
Les économistes considèrent par exemple en général les subventions agricoles comme inefficaces, jugeant les avantages conférés aux agriculteurs européens comme extrêmement coûteux pour tous les autres Européens, ce coût pouvant revêtir la forme de prix onéreux, d’impôts élevés, voire les deux. Les politiques de ce type sont appliquées non pas pour tirer parti de la situation au détriment d’autres pays, mais parce que d’autres objectifs concurrents – sur le plan de la répartition, de l’administration, ou de la santé publique – dominent les motifs économiques.
Ceci s’applique également aux réglementations bancaires ou politiques macroéconomiques malavisées, qui aggravent le cycle économique et génèrent de l’instabilité financière. Comme l’a démontré la crise financière mondiale de 2008, les implications au-delà des frontières d’un pays peuvent se révéler considérables. Mais si les régulateurs américains se sont endormis sur leur tâche, ce n’est nullement parce que leur économie fleurissait pendant que toutes les autres en payaient le prix. L’économie américaine compte en effet parmi celles qui ont le plus souffert.
Sans doute la plus profonde déception associée aux politiques de notre époque réside-t-elle dans l’incapacité des gouvernements des démocraties développées à lutter contre le creusement des inégalités. Ici encore, le problème trouve sa source dans les politiques nationales – dans la mainmise qu’exercent les élites financières et commerciales sur le processus d’élaboration des politiques, et dans le discours insincère que ces élites formulent autour des limites que revêtiraient les politiques de redistribution.
Les paradis fiscaux présents à travers le monde constituent un exemple évident de politiques du chacun pour soi. De puissants États tels que l’Amérique ou les membres de l’Union européenne auraient pu accomplir bien davantage sur le plan de leurs propres mesures de lutte contre l’évasion fiscale – et s’agissant du nivellement par le bas de l’imposition des entreprises – si ces pays l’avaient souhaité.
Ainsi les difficultés de notre époque ont-elles peu de chose à voir avec un manque de coopération globale. Elles sont par nature nationales, et ne peuvent être résolues par l’élaboration de règles au sein d’institutions internationales, lesquelles se laissent aisément submergées par ces mêmes intérêts particuliers qui mettent à mal la politique domestique. Trop souvent malheureusement, le terme de gouvernance mondiale se limite à dissimuler la poursuite de ces intérêts particuliers sous couvert de programme global, ce qui explique pourquoi la gouvernance mondiale finit par ne consister principalement qu’en une promotion de la mondialisation, et en une harmonisation des politiques économiques nationales.
Une autre gouvernance mondiale consisterait à améliorer la manière dont les démocraties fonctionnent au sein des États, sans préjuger de ce que devraient être les résultats des politiques. Une telle gouvernance globale constituerait un modèle d’optimisation de la démocratie, plutôt que d’optimisation de la mondialisation.
Je pense ici à la création de normes et de contraintes procédurales mondiales, qui viseraient à améliorer la qualité de l’élaboration des politiques sur le plan national. Ces exigences pourraient revêtir la forme d’une discipline mondiale propice à la transparence, à une vaste représentation, à une responsabilisation des acteurs, ainsi qu’à l’utilisation de données scientifiques et économiques dans le cadre des procédures nationales – sans contrainte liée au résultat final.
Dans une certaine mesure, plusieurs organisations internationales emploie d’ores et déjà une discipline de ce type. L’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires (accord SPS) exige par exemple explicitement le recours à des données scientifique lorsque des marchandises importées soulèvent des questions de santé publique. Aux fins d’une plus grande efficacité, il serait bon d’appliquer plus largement ce type de règles procédurales sur le plan d’une amélioration de l’élaboration des politiques nationales.
Les règles d’anti-dumping pourraient également être améliorées, en exigeant qu’interviennent dans les procédures nationales les intérêts des consommateurs et des producteurs qui se trouveraient affectés par les droits d’importation. Les règles en matière de subventions pourraient être améliorées en imposant des analyses économiques coûts-avantages appréhendant les conséquences potentielles d’une efficience à la fois statique et dynamique.
Les difficultés ayant pour source l’échec des délibérations nationales ne peuvent être résolues qu’au moyen d’une meilleure élaboration démocratique des politiques. En la matière, la gouvernance mondiale ne peut qu’apporter une contribution minime – et seulement à condition d’optimiser, et non de contraindre, ce processus d’élaboration. À défaut, la gouvernance mondiale ne constitue rien de plus qu’une obsession pour les solutions technocratiques de nature à contourner et à supplanter la délibération publique.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université d’Harvard, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science .
Si le changement climatique, par exemple, est effectivement une problématique qui nécessite une coopération globale, c’est parce que la planète ne présente qu’un seul et unique système climatique. Peu importe où sont générées les émissions de gaz à effet de serre. C’est d’ailleurs pour cela que les restrictions nationales régissant les émissions de carbone ne produisent que des résultats limités, voire nuls, à l’échelle du pays qui les applique.
Par opposition, les politiques économiques judicieuses – parmi lesquelles l’ouverture sur l’extérieur – bénéficient d’abord et avant tout aux économies nationales qui les appliquent, de même que le prix des mauvaises politiques économiques est principalement supporté par le pays qu’elles concernent. La prospérité économique des États dans leur individualité dépend bien davantage de ce qui est fait sur le plan intérieur que de ce qu’il se produit à l’étranger. Si l’ouverture économique est souhaitable, c’est parce que les politiques d’ouverture s’inscrivent dans l’intérêt du pays concerné – et non parce qu’elles bénéficient aux autres États. L’ouverture et les mesures judicieuses qui contribuent à la stabilité économique du monde reposent sur des intérêts nationaux, et non sur un esprit de globalité.
Parfois, les intérêts économiques d’un État s’inscrivent en défaveur d’autres pays. C’est le cas des politiques dites du « chacun pour soi ». L’illustration parfaite intervient lorsqu’un fournisseur dominant de ressources naturelles comme le pétrole décide de limiter l’approvisionnement sur les marchés mondiaux afin de pousser à la hausse les prix internationaux. La fortune de l’exportateur fait alors l’infortune du reste du monde.
Un mécanisme similaire sous-tend les « tarifs optimums », via lesquels un pays majeur manipule ses propres conditions d’échange afin d’instaurer des restrictions sur ses exportations. S’agissant de ce type de situations, l’argumentation en faveur de règles mondiales visant à limiter ou interdire le recours à de telles politiques est clairement admissible.
Seulement voilà, la grande majorité des problématiques commerciales et financières mondiales qui préoccupent nos dirigeants politiques n’entrent pas dans cette catégorie. Songez par exemple à la question des subventions agricoles ou de l’interdiction des organismes génétiquement modifiés en l’Europe, à la question de la violation des règles d’anti-dumping aux États-Unis, ou à celle de l’insuffisante protection des droits des investisseurs dans les pays en voie de développement. Dans ces domaines, les mesures politiques concernent précisément « chacun » de manière différente. Les coûts économiques pèsent principalement sur le pays concerné, même s’il arrive que ce poids engendre des effets également défavorables pour d’autres.
Les économistes considèrent par exemple en général les subventions agricoles comme inefficaces, jugeant les avantages conférés aux agriculteurs européens comme extrêmement coûteux pour tous les autres Européens, ce coût pouvant revêtir la forme de prix onéreux, d’impôts élevés, voire les deux. Les politiques de ce type sont appliquées non pas pour tirer parti de la situation au détriment d’autres pays, mais parce que d’autres objectifs concurrents – sur le plan de la répartition, de l’administration, ou de la santé publique – dominent les motifs économiques.
Ceci s’applique également aux réglementations bancaires ou politiques macroéconomiques malavisées, qui aggravent le cycle économique et génèrent de l’instabilité financière. Comme l’a démontré la crise financière mondiale de 2008, les implications au-delà des frontières d’un pays peuvent se révéler considérables. Mais si les régulateurs américains se sont endormis sur leur tâche, ce n’est nullement parce que leur économie fleurissait pendant que toutes les autres en payaient le prix. L’économie américaine compte en effet parmi celles qui ont le plus souffert.
Sans doute la plus profonde déception associée aux politiques de notre époque réside-t-elle dans l’incapacité des gouvernements des démocraties développées à lutter contre le creusement des inégalités. Ici encore, le problème trouve sa source dans les politiques nationales – dans la mainmise qu’exercent les élites financières et commerciales sur le processus d’élaboration des politiques, et dans le discours insincère que ces élites formulent autour des limites que revêtiraient les politiques de redistribution.
Les paradis fiscaux présents à travers le monde constituent un exemple évident de politiques du chacun pour soi. De puissants États tels que l’Amérique ou les membres de l’Union européenne auraient pu accomplir bien davantage sur le plan de leurs propres mesures de lutte contre l’évasion fiscale – et s’agissant du nivellement par le bas de l’imposition des entreprises – si ces pays l’avaient souhaité.
Ainsi les difficultés de notre époque ont-elles peu de chose à voir avec un manque de coopération globale. Elles sont par nature nationales, et ne peuvent être résolues par l’élaboration de règles au sein d’institutions internationales, lesquelles se laissent aisément submergées par ces mêmes intérêts particuliers qui mettent à mal la politique domestique. Trop souvent malheureusement, le terme de gouvernance mondiale se limite à dissimuler la poursuite de ces intérêts particuliers sous couvert de programme global, ce qui explique pourquoi la gouvernance mondiale finit par ne consister principalement qu’en une promotion de la mondialisation, et en une harmonisation des politiques économiques nationales.
Une autre gouvernance mondiale consisterait à améliorer la manière dont les démocraties fonctionnent au sein des États, sans préjuger de ce que devraient être les résultats des politiques. Une telle gouvernance globale constituerait un modèle d’optimisation de la démocratie, plutôt que d’optimisation de la mondialisation.
Je pense ici à la création de normes et de contraintes procédurales mondiales, qui viseraient à améliorer la qualité de l’élaboration des politiques sur le plan national. Ces exigences pourraient revêtir la forme d’une discipline mondiale propice à la transparence, à une vaste représentation, à une responsabilisation des acteurs, ainsi qu’à l’utilisation de données scientifiques et économiques dans le cadre des procédures nationales – sans contrainte liée au résultat final.
Dans une certaine mesure, plusieurs organisations internationales emploie d’ores et déjà une discipline de ce type. L’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires (accord SPS) exige par exemple explicitement le recours à des données scientifique lorsque des marchandises importées soulèvent des questions de santé publique. Aux fins d’une plus grande efficacité, il serait bon d’appliquer plus largement ce type de règles procédurales sur le plan d’une amélioration de l’élaboration des politiques nationales.
Les règles d’anti-dumping pourraient également être améliorées, en exigeant qu’interviennent dans les procédures nationales les intérêts des consommateurs et des producteurs qui se trouveraient affectés par les droits d’importation. Les règles en matière de subventions pourraient être améliorées en imposant des analyses économiques coûts-avantages appréhendant les conséquences potentielles d’une efficience à la fois statique et dynamique.
Les difficultés ayant pour source l’échec des délibérations nationales ne peuvent être résolues qu’au moyen d’une meilleure élaboration démocratique des politiques. En la matière, la gouvernance mondiale ne peut qu’apporter une contribution minime – et seulement à condition d’optimiser, et non de contraindre, ce processus d’élaboration. À défaut, la gouvernance mondiale ne constitue rien de plus qu’une obsession pour les solutions technocratiques de nature à contourner et à supplanter la délibération publique.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université d’Harvard, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science .