La fin du progrès ?

Lundi 27 Janvier 2025

Il y a trente-cinq ans, le monde connaissait un bouleversement historique avec l’effondrement du communisme européen. Francis Fukuyama qualifiait alors ce moment de « fin de l’histoire », prédisant que toutes les sociétés finiraient par converger vers la démocratie libérale et l’économie de marché.


C’est presque une banalité aujourd’hui que de constater à quel point cette prédiction était erronée. Donald Trump et son mouvement MAGA étant de retour au pouvoir, peut-être devrions-nous davantage qualifier l’époque actuelle de « fin du progrès ».

Pour la plupart d’entre nous, le progrès va de soi. Or, nous devons garder à l’esprit que les conditions de vie il y a 250 ans n’étaient guère différentes de celles d’il y a 2 500 ans. Ce n’est qu’au siècle des Lumières et au moment de la révolution industrielle que nous avons accompli d’immenses progrès sur le plan de l’espérance de vie, de la santé, et des conditions de vie qui ont défini la modernité.

Les penseurs des Lumières avaient conscience que les expérimentations et improvisations scientifiques pourraient permettre aux individus de comprendre la nature, de créer de nouvelles technologies transformatrices. Ils comprenaient que les sciences sociales favoriseraient une plus grande coordination dans les efforts d’amélioration des conditions de vie pour tous les membres de la société. Ces efforts nécessitaient que l’État de droit remplace l’absolutisme, que le respect de la vérité prime sur l’obscurantisme, et que l’expertise dans les affaires humaines soit valorisée. L’un des aspects les plus inquiétants de la révolution MAGA réside dans son rejet pur et simple de ces valeurs.

Le progrès pourra-t-il se poursuivre ? Tout comme les Soviétiques parvinrent à lancer Spoutnik, il n’est pas impossible que la présidence Trump soit marquée par de grands exploits technologiques dans les domaines de l’espace et de l’intelligence artificielle. Mais peut-on réellement s’attendre à ce que la nouvelle oligarchie américaine préside à des avancées durables et largement partagées ? Ceux qui exercent aujourd’hui le pouvoir sont entièrement animés par une quête de richesse, et n’éprouvent aucun scrupule à accumuler celle-ci par l’exploitation et la recherche de rentes. Ils font d’ores et déjà preuve d’ingéniosité en exerçant leur pouvoir sur le marché ainsi qu’en tirant parti des médias et des plateformes technologiques pour promouvoir leurs intérêts privés par la manipulation et la désinformation à grande échelle.

Ce qui différencie l’actuelle corruption américaine des formes de corruption passées, c’est son ampleur et son culot. L’idée consistant à glisser des billets de 100 $ dans des enveloppes brunes apparaît insignifiante comparée à ce que nous connaissons aujourd’hui. Les oligarques américains peuvent de nos jours « contribuer » à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars à la campagne électorale d’un politicien en échange de faveurs. Le prêt sans condition de 465 millions $  obtenu par Tesla de la part de l’administration du président Barack Obama il y a 15 ans semblera dérisoire par rapport à ce qui se profile à l’horizon.

Le progrès nécessite des investissements dans les sciences fondamentales et dans une main-d’œuvre qualifiée. Or, durant son premier mandat, Donald Trump avait proposé  des coupes si importantes dans le financement de la recherche que même ses collègues républicains s’y étaient opposés. Feront-ils preuve cette fois-ci de la même détermination à lui résister ?

Quoi qu’il en soit, le progrès demeure-t-il possible lorsque les institutions chargées de promouvoir et de transmettre la connaissance font constamment l’objet d’attaques ? Le mouvement MAGA ne demande en effet qu’à démolir les institutions de « l’élite » au sein desquelles tant de recherches de pointe sont menées.

Aucun pays ne peut véritablement prospérer lorsque des pans entiers de sa population souffrent de carences sur le plan de l’éducation, de la santé et de l’alimentation. Aux États-Unis, environ 16 % des enfants grandissent dans la pauvreté, les performances  globales du pays dans les classements éducatifs internationaux se révèlent médiocres, la malnutrition  et les sans-abri sont devenus omniprésents, et l’espérance de vie  figure en dernière position parmi les grandes économies développées. Le seul et unique remède réside dans des dépenses publiques plus élevées et plus judicieuses. Trump et son équipe d’oligarques sont malheureusement déterminés à tailler dans le budget autant que possible. Une telle démarche rendrait les États-Unis encore plus dépendants des travailleurs étrangers. Or, les immigrants même les plus qualifiés constituent une abomination  pour les partisans du mouvement MAGA de Trump.

Les États-Unis ont beau se démarquer depuis de nombreuses années comme le pays leader du progrès scientifique et technologique, il est difficile d’imaginer comment cela pourrait perdurer sous Trump. J’entrevois trois scénarios possibles. Dans le premier, les États-Unis affronteraient enfin leurs problèmes profonds, rejetteraient le mouvement MAGA, et réaffirmeraient leur attachement aux valeurs des Lumières. Dans le deuxième, l’Amérique et la Chine poursuivraient respectivement sur la voie du capitalisme oligarchique et du capitalisme d’État autoritaire, le reste du monde peinant à suivre le rythme. Troisième scénario, les États-Unis et la Chine maintiendraient leur cap, mais l’Europe reprendrait le flambeau du capitalisme progressiste et de la social-démocratie.

C’est malheureusement le deuxième scénario qui semble le plus probable, ce qui signifie que nous devons nous poser la question de savoir combien de temps les déficiences croissantes de l’Amérique demeureront gérables. La Chine jouit d’avantages considérables dans le développement des technologies et de l’IA, en raison de son immense marché, de son important vivier d’ingénieurs, ainsi que de sa volonté de planification à long terme et de surveillance totale.

Par ailleurs, la diplomatie de la Chine vis-à-vis des 60 % des pays du monde qui n’appartiennent pas à l’Occident se révèle beaucoup plus fructueuse que celle des États-Unis. Mais, encore une fois, ni la Chine, ni l’Amérique trumpienne ne se montrent attachées aux valeurs qui constituent le moteur du progrès depuis la fin du XVIIIe siècle.
Réalité tragique, l’humanité est d’ores et déjà confrontée à un certain nombre de défis existentiels. Les avancées technologiques nous ont conféré les moyens de nous autodétruire, et la meilleure façon d’empêcher cela réside dans le droit international. En plus des menaces que représentent le changement climatique et les pandémies, il nous faut désormais nous inquiéter de l’IA non réglementée.

Certains rétorqueront qu’en dépit d’une pause dans le progrès, les investissements passés dans les sciences fondamentales continueront de produire des résultats précieux. Par ailleurs, ajouteront probablement ces optimistes, toutes les dictatures finissent par disparaître, et l’histoire poursuit son cours. Il y a un siècle, le fascisme submergeait le monde, mais allait plus tard conduire à une vague de démocratisation, de décolonisation, ainsi que de mouvements civiques de lutte contre les discriminations raciales, ethniques et sexuelles.

Le problème, c’est que ces mouvements couronnés de succès n’ont eu qu’une portée limitée, et que le temps ne joue pas en notre faveur. Le changement climatique n’attendra pas que nous nous ressaisissions. Les Américains bénéficieront-ils d’un progrès continu sous la forme d’une prospérité partagée, fondée sur l’éducation, la santé, la sécurité, la communauté et un environnement sain ? J’en doute. En revanche, la fin du progrès aux États-Unis aura-t-elle des répercussions à l’échelle mondiale ? C’est quasiment certain.
Il est trop tôt pour déterminer quelles seront les conséquences de la seconde présidence de Trump. Oui, l’histoire poursuit son cours, mais elle risque de laisser le progrès derrière elle.
Joseph E. Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, et ancien président du Comité des conseillers économiques du président des États-Unis, est professeur à l’Université de Columbia. Lauréat du prix Nobel d’économie, il est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé The Road to Freedom: Economics and the Good Society (W. W. Norton & Company Allen Lane , 2024).
© Project Syndicate 1995–2025
 
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