Les études[[1]]url:#_ftn1 montrent aussi que les 4 milliards d’humains vivant avec moins de 7 dollars par jour représentent un marché potentiel. Derrière cette réalité, qu’en est-il de la relation client et du digital ? La réalité est plurielle car la situation du Mexique n’est pas celle de l’Indonésie qui n’est pas celle du Nigeria. Quelques invariants cependant sont à citer. Ils permettent de mettre en valeur les spécificités de la relation client digitale dans les pays émergents.
Quelques idées reçues…
Il convient, dans un premier temps, de lutter contre quelques idées reçues qui sont souvent légion lorsque l’on parle des pays émergents. Une première de ces idées préconçues est de penser que la relation client n’existe pas dans les pays émergents, ou qu’elle est négligée. Cette idée est doublement fausse. D’une part parce que les grands groupes européens appliquent souvent à leurs filiales dans les pays émergents les grands principes de la relation client. Plus encore, des structures des pays émergents développent elles-mêmes leur propre programme de relation client. Deux cas de figure peuvent même être distingués. Le premier est l’application de règles éprouvées dans les pays dits développés. Un groupe de grande distribution a ainsi mis en œuvre en Afrique des cartes de fidélité comme celles qui peuvent être trouvées en Europe. Parfois, ces pratiques peuvent même être améliorées dans les pays émergents, comme par exemple les systèmes de terminaux NFC dématérialisant les cartes de fidélité dans les centres commerciaux de l’est asiatique dès 2012. Dans d’autres cas, les sociétés des pays émergents peuvent même être innovantes par rapport aux sociétés des pays plus matures. Deux exemples dans les télécoms l’illustrent. C’est en Afrique du Sud, dès 2007, que l’opérateur MTN a proposé à ses clients une offre de « revenue management », l’équivalent télécom du « yield management » des compagnies aériennes, à savoir proposer aux clients fidèles des offres tarifaires à forte réduction selon l’heure et le lieu de l’appel. Les opérateurs européens ont mis plusieurs années à le proposer par la suite. De l’autre côté de l’Atlantique, Tigo propose en Amérique latine dès 2010 de prêter des minutes de téléphone aux clients prépayés n’ayant plus de crédits de consommation. Cette offre concerne les clients fidèles, c’est-à-dire, dans leur cas, ceux présentant plus de six mois d’usage du numéro. Là encore, l’acteur a été pionnier.
Une seconde idée reçue consiste à penser que le digital est une question qui ne concerne pas les pays émergents, qui sont très en retard sur les pays développés. Si la connectivité à Internet est encore en deçà des taux américains dans bon nombre de pays, le retard est trompeur. En effet, la plupart des pays émergents brûlent les étapes. En dix ans déjà, les pays africains et asiatiques ont quasiment rattrapé leur retard en termes de connexion aux télécoms, en sautant l’étape des lignes fixes pour aller directement vers le GSM (l’Asie et l’Afrique sont aujourd’hui les deux principaux continents en termes de télécoms). Nous sommes en train d’assister au même phénomène avec Internet. Les pays émergents ne passeront pas l’étape « PC » avec câble et ADSL comme les pays développés, mais vont directement connaître l’internet mobile via les smartphones (ou pour les pays plus pauvres à ce jour l’accès aux réseaux sociaux via SMS/MMS et USSD). L’Asie est aujourd’hui le continent, après l’Amérique du Nord, où la 4G est la plus développée, et ce loin devant l’Europe. N’oublions pas non plus que la plupart des smartphones, hors Apple, viennent de sociétés asiatiques (Samsung, LG, HTC). Enfin, la révolution arabe a aussi éclaté en partie grâce aux réseaux sociaux, et notamment au partage de photos/vidéos prises par mobile depuis la Tunisie en janvier 2011. Le continent africain est d’ailleurs quasiment désenclavé, depuis 2012, avec la mise en service des câbles sous-marins (ACE, CAB, Lion, etc.), qui renforcent la connectivité. Il reste encore quelques pays enclavés (Birmanie et Ethiopie, pour citer les deux plus importants en population), mais le retard sur le digital des pays émergents relève globalement d’un décalage de quelques semestres, et non d’un retard de développement.
La troisième idée reçue à combattre est la dimension « puits sans fond ». Il est de bon ton de penser que le développement commercial dans ces pays ouvre des pertes abyssales, et donc qu’investir dans la relation client est un leurre. Un argument facile pour balayer cette idée consisterait juste à rappeler que plus de 80% des grands groupes français considèrent que leur développement commercial se situe en dehors des pays de l’OCDE[[2]]url:#_ftn2 . Mais cette idée reçue peut aussi être combattue en rappelant que les pays émergents se sont économiquement structurés, que la régulation des secteurs s’est renforcée, que la plupart d’entre eux sont inscrits dans les grands organismes internationaux, que les bailleurs de fonds sont de plus en plus exigeants dans l’aide qu’ils apportent, et que des ONG contrôlent les dérapages encore existants (notamment la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent). A ce titre, il est intéressant de noter que l’analyse en termes de risques souverains est de plus en plus réduite (sauf pour les pays où le risque est avant tout géopolitique). Par ailleurs, les analyses économiques montrent aujourd’hui que les filiales des pays émergents sont souvent les plus intéressantes tant en croissance qu’en rentabilité.
Les spécificités de la relation client dans les pays émergents
Une fois posés ces éléments d’environnement, la relation client digitale des pays émergents n’est-elle qu’une déclinaison de ce que font les Européens ou les Nord-Américains, ou peut-on parler de spécificités ? La théorie des sciences de gestion depuis dix ans et la pratique constatée sur place tendent plutôt vers un ensemble de spécificités de la relation client dans les pays émergents. Deux grands concepts émergent. D’une part celui de « frugalité », apparu à l’orée du nouveau siècle, développant l’idée que l’innovation, le marketing, la relation client sont adaptés au contexte local des pays émergents, qui nécessite de tenir compte d’un certain nombre d’éléments spécifiques (faible taux de bancarisation, problème de l’électricité, etc.), et donc de développer des solutions « frugales »[[3]]url:#_ftn3 . D’autre part, suite à des travaux plus avancés de la Harvard Business School, le concept d’« inversion » va au-delà de celui de frugalité[[4]]url:#_ftn4 . L’idée est ici de dire que dans certains cas le succès, en termes d’usages clients, dans les pays émergents, est tel qu’en boucle retour ce sont ces pays émergents qui apportent l’innovation dans les pays développés et non plus l’inverse (dans une vision historique très schumpétérienne).
Les exemples de ces cas de frugalité ou d’inversion sont nombreux, surtout dans la première catégorie. Il s’est agi pour des entreprises, notamment européennes, de changer leur mode d’appréhender le monde et le client, de sortir des sentiers battus pour proposer des services, une relation client adaptée à l’environnement local des pays émergents. Le digital n’entre pas forcément en ligne de compte directement. Très souvent il s’agit de comprendre les besoins clients spécifiques, les modèles économiques et les adaptations techniques nécessaires. Mais le digital n’est pas en reste dans ces logiques de frugalité. Le cas du mobile paiement est sûrement le plus connu tant il est vrai que le succès du paiement par téléphone mobile (Philippines, Afrique du Sud, Kenya, Côte d’Ivoire) constitue l’une des innovations majeures de ces dix dernières années. En dehors du service en soi, il a permis aux opérateurs télécoms de fidéliser leurs clients, et aux banques de toucher une population non bancarisée qu’elles n’auraient pas eu comme client sinon. D’autres cas digitaux connaissent aussi un succès aujourd’hui. Le smart-mettering est un bon exemple. Les compteurs intelligents trouvent de vraies applications dans les pays émergents et constituent même un axe clé de la relation au client. En Inde, Véolia a testé un usage inattendu de ses compteurs intelligents : un rôle de régulation sociale permettant de s’assurer que l’accès à l’eau était équitablement, au sens rawlsien du terme, réparti entre toutes les familles. Pour les opérateurs d’électricité, les smart grids permettent de régler un problème récurrent à l’ensemble des fournisseurs africains : la facturation.
Le secteur public
L’un des cas les plus intéressants, car la fameuse boucle retour est en train de se produire, concerne le secteur public. L’un des enjeux des administrations est de pouvoir suivre l’usager (leur client) tout au long de sa vie pour des sujets aussi différents que la naissance, le mariage, la santé, des déplacements hors du pays, etc. Le digital dans ce domaine consiste en la numérisation des données d’identification permettant de garantir l’unicité des données et leur traçabilité. La technologie la plus moderne est la biométrie. Cette technologie – notamment portée par deux sociétés françaises, Gemalto et Morpho, connaît un vrai succès dans les pays émergents qui dans la relation usager vont plus loin que les pays développés. Nombre d’Etats émergents ont ainsi recours à la biométrie pour recenser et identifier leur population. Les exemples sont multiples sur le sol africain, où les états civils, quand ils existent, sont souvent parcellaires, mais le plus parlant est celui de l’Inde. Dans un pays où les trois quarts de l’aide sociale sont détournés par la corruption et l’usurpation d’identité, Morpho, filiale du groupe Safran, travaille auprès des autorités indiennes pour identifier un milliard de personnes qui se verront délivrer un numéro d’identification unique, appelé « Aadhaar ». Les numéros ainsi délivrés par l’« Unique Identification Authority of India (UIDAI) » remplissent les normes « Know Your Customer » (KYC) nécessaires à l’ouverture d’un compte en banque.
Retour en Afrique : le programme d’identification biométrique du Centre national d’assurance maladie du Gabon, qui assure une prise en charge minimale des soins de santé pour les Gabonais économiquement faibles (GEF). C’est Gemalto, leader mondial des cartes à puces, qui a mis en œuvre l’immatriculation biométrique des bénéficiaires. Chaque ayant-droit s’est vu doté d’une carte personnelle infalsifiable comportant une photo et deux empreintes digitales stockées dans une puce sans contact. Pour les populations, la conversion vers le biométrique est un sésame qui ouvre l’accès aux droits citoyens : se voir délivrer des documents légaux attestant de leur identité de façon indivisible, exercer un droit de vote dans un système électoral débarrassé de l’erreur et de la fraude, etc. Pour les gouvernements, les préoccupations sont d’abord sécuritaires : une meilleure gestion des effectifs et des flux des populations sur leurs territoires. Dans des climats souvent traumatiques et post-conflictuels, le développement de tels projets restaure une crédibilité et une confiance perdues entre les populations et leurs administrations. Enfin, ces fichiers de populations sont une mine de données fiables pour un meilleur ciblage des politiques et stratégies nationales socioéconomiques.
Le chemin est encore long
Ces exemples, pris parmi tant d’autres, ne doivent pas cependant faire tomber dans l’optimisme à tout crin. Les difficultés dans les pays émergents existent et il ne faut pas les négliger. Elles correspondent aussi aux voies de progrès et de dynamique des prochaines années. Les difficultés résident moins, d’ailleurs, dans l’innovation des entreprises pour leur client ou pour l’acceptation des clients en soit que dans les défis que doivent relever les organisations pour être elles-mêmes digitales. En termes techniques, si les réseaux mobiles permettent l’accès au digital, il ne faut pas non plus négliger certaines faiblesses technologiques existantes. Le cloud computing n’est pas par exemple la technologie la mieux répartie au monde, et à ce titre une grande partie de l’Asie, de l’Amérique latine et de l’Afrique sont très en retrait de ce point de vue. Il est plus facile de trouver undatacenter aux Etats-Unis qu’en Sierra Leone. Ainsi, si l’accès au digital est de plus en plus aisé pour le grand public, les entreprises dans les pays émergents ne disposent pas forcément de tous les outils… Le Big Datase fera attendre. Une autre ressource peut être amenée à manquer, celle des compétences, notamment dans les nouveaux métiers liés au digital faute de bassin d’emplois locaux suffisants. D’ores et déjà, des profils liés à l’animation web 2.0, ou même aux contenus locaux, font défaut. Pour aller plus loin, les analystes de Sparks & Honey ont, en 2013, listé les vingt métiers des dix prochaines années : la plupart ne bénéficient pas d’une ébauche de formation dans les pays émergents[[5]]url:#_ftn5 .
Deux autres limites, opposées de prime abord, sont aussi à dépasser. D’une part, le « copier/coller » ne marche pas forcément dans les pays émergents, et le digital renforce cette tendance. Les grands groupes multinationaux ne peuvent espérer que les méthodes qui fonctionnent en Europe ou aux Etats-Unis marcheront partout dans le monde. Au-delà des débats sur les différences multiculturelles, deux exemples illustrent cette difficulté. D’une part les langues qui sont sensiblement diverses, notamment en Afrique et en Asie pour les populations connectées. D’autre part, l’accès à du contenu culturel local est souvent une demande forte, or ce contenu doit être produit. Au regard de cette difficulté, il ne faut pas non plus négliger celle des maisons-mères dans les pays développés, qui appliquent souvent le NIHS (« Not Invented Here Syndrom ») quant à des apports des pays émergents. Le revenu management ou le m-paiement dans les télécoms sont deux bons exemples. L’e-Santé également, qui se développe en Afrique mais reste marginale en Europe de l’Ouest. Depuis 2009, les banques françaises peuvent proposer des offres de finance islamique… et ne le font pas. Quant au microcrédit, il n’est pas encore l’offre de service la plus poussée. Le chemin est encore long vers l’oasis.
Quelques idées reçues…
Il convient, dans un premier temps, de lutter contre quelques idées reçues qui sont souvent légion lorsque l’on parle des pays émergents. Une première de ces idées préconçues est de penser que la relation client n’existe pas dans les pays émergents, ou qu’elle est négligée. Cette idée est doublement fausse. D’une part parce que les grands groupes européens appliquent souvent à leurs filiales dans les pays émergents les grands principes de la relation client. Plus encore, des structures des pays émergents développent elles-mêmes leur propre programme de relation client. Deux cas de figure peuvent même être distingués. Le premier est l’application de règles éprouvées dans les pays dits développés. Un groupe de grande distribution a ainsi mis en œuvre en Afrique des cartes de fidélité comme celles qui peuvent être trouvées en Europe. Parfois, ces pratiques peuvent même être améliorées dans les pays émergents, comme par exemple les systèmes de terminaux NFC dématérialisant les cartes de fidélité dans les centres commerciaux de l’est asiatique dès 2012. Dans d’autres cas, les sociétés des pays émergents peuvent même être innovantes par rapport aux sociétés des pays plus matures. Deux exemples dans les télécoms l’illustrent. C’est en Afrique du Sud, dès 2007, que l’opérateur MTN a proposé à ses clients une offre de « revenue management », l’équivalent télécom du « yield management » des compagnies aériennes, à savoir proposer aux clients fidèles des offres tarifaires à forte réduction selon l’heure et le lieu de l’appel. Les opérateurs européens ont mis plusieurs années à le proposer par la suite. De l’autre côté de l’Atlantique, Tigo propose en Amérique latine dès 2010 de prêter des minutes de téléphone aux clients prépayés n’ayant plus de crédits de consommation. Cette offre concerne les clients fidèles, c’est-à-dire, dans leur cas, ceux présentant plus de six mois d’usage du numéro. Là encore, l’acteur a été pionnier.
Une seconde idée reçue consiste à penser que le digital est une question qui ne concerne pas les pays émergents, qui sont très en retard sur les pays développés. Si la connectivité à Internet est encore en deçà des taux américains dans bon nombre de pays, le retard est trompeur. En effet, la plupart des pays émergents brûlent les étapes. En dix ans déjà, les pays africains et asiatiques ont quasiment rattrapé leur retard en termes de connexion aux télécoms, en sautant l’étape des lignes fixes pour aller directement vers le GSM (l’Asie et l’Afrique sont aujourd’hui les deux principaux continents en termes de télécoms). Nous sommes en train d’assister au même phénomène avec Internet. Les pays émergents ne passeront pas l’étape « PC » avec câble et ADSL comme les pays développés, mais vont directement connaître l’internet mobile via les smartphones (ou pour les pays plus pauvres à ce jour l’accès aux réseaux sociaux via SMS/MMS et USSD). L’Asie est aujourd’hui le continent, après l’Amérique du Nord, où la 4G est la plus développée, et ce loin devant l’Europe. N’oublions pas non plus que la plupart des smartphones, hors Apple, viennent de sociétés asiatiques (Samsung, LG, HTC). Enfin, la révolution arabe a aussi éclaté en partie grâce aux réseaux sociaux, et notamment au partage de photos/vidéos prises par mobile depuis la Tunisie en janvier 2011. Le continent africain est d’ailleurs quasiment désenclavé, depuis 2012, avec la mise en service des câbles sous-marins (ACE, CAB, Lion, etc.), qui renforcent la connectivité. Il reste encore quelques pays enclavés (Birmanie et Ethiopie, pour citer les deux plus importants en population), mais le retard sur le digital des pays émergents relève globalement d’un décalage de quelques semestres, et non d’un retard de développement.
La troisième idée reçue à combattre est la dimension « puits sans fond ». Il est de bon ton de penser que le développement commercial dans ces pays ouvre des pertes abyssales, et donc qu’investir dans la relation client est un leurre. Un argument facile pour balayer cette idée consisterait juste à rappeler que plus de 80% des grands groupes français considèrent que leur développement commercial se situe en dehors des pays de l’OCDE[[2]]url:#_ftn2 . Mais cette idée reçue peut aussi être combattue en rappelant que les pays émergents se sont économiquement structurés, que la régulation des secteurs s’est renforcée, que la plupart d’entre eux sont inscrits dans les grands organismes internationaux, que les bailleurs de fonds sont de plus en plus exigeants dans l’aide qu’ils apportent, et que des ONG contrôlent les dérapages encore existants (notamment la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent). A ce titre, il est intéressant de noter que l’analyse en termes de risques souverains est de plus en plus réduite (sauf pour les pays où le risque est avant tout géopolitique). Par ailleurs, les analyses économiques montrent aujourd’hui que les filiales des pays émergents sont souvent les plus intéressantes tant en croissance qu’en rentabilité.
Les spécificités de la relation client dans les pays émergents
Une fois posés ces éléments d’environnement, la relation client digitale des pays émergents n’est-elle qu’une déclinaison de ce que font les Européens ou les Nord-Américains, ou peut-on parler de spécificités ? La théorie des sciences de gestion depuis dix ans et la pratique constatée sur place tendent plutôt vers un ensemble de spécificités de la relation client dans les pays émergents. Deux grands concepts émergent. D’une part celui de « frugalité », apparu à l’orée du nouveau siècle, développant l’idée que l’innovation, le marketing, la relation client sont adaptés au contexte local des pays émergents, qui nécessite de tenir compte d’un certain nombre d’éléments spécifiques (faible taux de bancarisation, problème de l’électricité, etc.), et donc de développer des solutions « frugales »[[3]]url:#_ftn3 . D’autre part, suite à des travaux plus avancés de la Harvard Business School, le concept d’« inversion » va au-delà de celui de frugalité[[4]]url:#_ftn4 . L’idée est ici de dire que dans certains cas le succès, en termes d’usages clients, dans les pays émergents, est tel qu’en boucle retour ce sont ces pays émergents qui apportent l’innovation dans les pays développés et non plus l’inverse (dans une vision historique très schumpétérienne).
Les exemples de ces cas de frugalité ou d’inversion sont nombreux, surtout dans la première catégorie. Il s’est agi pour des entreprises, notamment européennes, de changer leur mode d’appréhender le monde et le client, de sortir des sentiers battus pour proposer des services, une relation client adaptée à l’environnement local des pays émergents. Le digital n’entre pas forcément en ligne de compte directement. Très souvent il s’agit de comprendre les besoins clients spécifiques, les modèles économiques et les adaptations techniques nécessaires. Mais le digital n’est pas en reste dans ces logiques de frugalité. Le cas du mobile paiement est sûrement le plus connu tant il est vrai que le succès du paiement par téléphone mobile (Philippines, Afrique du Sud, Kenya, Côte d’Ivoire) constitue l’une des innovations majeures de ces dix dernières années. En dehors du service en soi, il a permis aux opérateurs télécoms de fidéliser leurs clients, et aux banques de toucher une population non bancarisée qu’elles n’auraient pas eu comme client sinon. D’autres cas digitaux connaissent aussi un succès aujourd’hui. Le smart-mettering est un bon exemple. Les compteurs intelligents trouvent de vraies applications dans les pays émergents et constituent même un axe clé de la relation au client. En Inde, Véolia a testé un usage inattendu de ses compteurs intelligents : un rôle de régulation sociale permettant de s’assurer que l’accès à l’eau était équitablement, au sens rawlsien du terme, réparti entre toutes les familles. Pour les opérateurs d’électricité, les smart grids permettent de régler un problème récurrent à l’ensemble des fournisseurs africains : la facturation.
Le secteur public
L’un des cas les plus intéressants, car la fameuse boucle retour est en train de se produire, concerne le secteur public. L’un des enjeux des administrations est de pouvoir suivre l’usager (leur client) tout au long de sa vie pour des sujets aussi différents que la naissance, le mariage, la santé, des déplacements hors du pays, etc. Le digital dans ce domaine consiste en la numérisation des données d’identification permettant de garantir l’unicité des données et leur traçabilité. La technologie la plus moderne est la biométrie. Cette technologie – notamment portée par deux sociétés françaises, Gemalto et Morpho, connaît un vrai succès dans les pays émergents qui dans la relation usager vont plus loin que les pays développés. Nombre d’Etats émergents ont ainsi recours à la biométrie pour recenser et identifier leur population. Les exemples sont multiples sur le sol africain, où les états civils, quand ils existent, sont souvent parcellaires, mais le plus parlant est celui de l’Inde. Dans un pays où les trois quarts de l’aide sociale sont détournés par la corruption et l’usurpation d’identité, Morpho, filiale du groupe Safran, travaille auprès des autorités indiennes pour identifier un milliard de personnes qui se verront délivrer un numéro d’identification unique, appelé « Aadhaar ». Les numéros ainsi délivrés par l’« Unique Identification Authority of India (UIDAI) » remplissent les normes « Know Your Customer » (KYC) nécessaires à l’ouverture d’un compte en banque.
Retour en Afrique : le programme d’identification biométrique du Centre national d’assurance maladie du Gabon, qui assure une prise en charge minimale des soins de santé pour les Gabonais économiquement faibles (GEF). C’est Gemalto, leader mondial des cartes à puces, qui a mis en œuvre l’immatriculation biométrique des bénéficiaires. Chaque ayant-droit s’est vu doté d’une carte personnelle infalsifiable comportant une photo et deux empreintes digitales stockées dans une puce sans contact. Pour les populations, la conversion vers le biométrique est un sésame qui ouvre l’accès aux droits citoyens : se voir délivrer des documents légaux attestant de leur identité de façon indivisible, exercer un droit de vote dans un système électoral débarrassé de l’erreur et de la fraude, etc. Pour les gouvernements, les préoccupations sont d’abord sécuritaires : une meilleure gestion des effectifs et des flux des populations sur leurs territoires. Dans des climats souvent traumatiques et post-conflictuels, le développement de tels projets restaure une crédibilité et une confiance perdues entre les populations et leurs administrations. Enfin, ces fichiers de populations sont une mine de données fiables pour un meilleur ciblage des politiques et stratégies nationales socioéconomiques.
Le chemin est encore long
Ces exemples, pris parmi tant d’autres, ne doivent pas cependant faire tomber dans l’optimisme à tout crin. Les difficultés dans les pays émergents existent et il ne faut pas les négliger. Elles correspondent aussi aux voies de progrès et de dynamique des prochaines années. Les difficultés résident moins, d’ailleurs, dans l’innovation des entreprises pour leur client ou pour l’acceptation des clients en soit que dans les défis que doivent relever les organisations pour être elles-mêmes digitales. En termes techniques, si les réseaux mobiles permettent l’accès au digital, il ne faut pas non plus négliger certaines faiblesses technologiques existantes. Le cloud computing n’est pas par exemple la technologie la mieux répartie au monde, et à ce titre une grande partie de l’Asie, de l’Amérique latine et de l’Afrique sont très en retrait de ce point de vue. Il est plus facile de trouver undatacenter aux Etats-Unis qu’en Sierra Leone. Ainsi, si l’accès au digital est de plus en plus aisé pour le grand public, les entreprises dans les pays émergents ne disposent pas forcément de tous les outils… Le Big Datase fera attendre. Une autre ressource peut être amenée à manquer, celle des compétences, notamment dans les nouveaux métiers liés au digital faute de bassin d’emplois locaux suffisants. D’ores et déjà, des profils liés à l’animation web 2.0, ou même aux contenus locaux, font défaut. Pour aller plus loin, les analystes de Sparks & Honey ont, en 2013, listé les vingt métiers des dix prochaines années : la plupart ne bénéficient pas d’une ébauche de formation dans les pays émergents[[5]]url:#_ftn5 .
Deux autres limites, opposées de prime abord, sont aussi à dépasser. D’une part, le « copier/coller » ne marche pas forcément dans les pays émergents, et le digital renforce cette tendance. Les grands groupes multinationaux ne peuvent espérer que les méthodes qui fonctionnent en Europe ou aux Etats-Unis marcheront partout dans le monde. Au-delà des débats sur les différences multiculturelles, deux exemples illustrent cette difficulté. D’une part les langues qui sont sensiblement diverses, notamment en Afrique et en Asie pour les populations connectées. D’autre part, l’accès à du contenu culturel local est souvent une demande forte, or ce contenu doit être produit. Au regard de cette difficulté, il ne faut pas non plus négliger celle des maisons-mères dans les pays développés, qui appliquent souvent le NIHS (« Not Invented Here Syndrom ») quant à des apports des pays émergents. Le revenu management ou le m-paiement dans les télécoms sont deux bons exemples. L’e-Santé également, qui se développe en Afrique mais reste marginale en Europe de l’Ouest. Depuis 2009, les banques françaises peuvent proposer des offres de finance islamique… et ne le font pas. Quant au microcrédit, il n’est pas encore l’offre de service la plus poussée. Le chemin est encore long vers l’oasis.