Les bonnes et les mauvaises inégalités

Mercredi 24 Décembre 2014

PRINCETON – Dans le panthéon des théories économiques, la notion de compromis entre l’égalité et l’efficacité a longtemps occupé une place prépondérante. L’économiste américain Arthur Okun, dont l’ouvrage classique sur le sujet est intitulé L’égalité et l’efficacité : le grand compromis, pensait que les politiques publiques avaient essentiellement pour vocation de gérer les tensions entre ces deux valeurs. Tout récemment encore, lorsque l’économiste de l’université de New York Thomas Sargent s’est adressé à la classe des diplômés de 2007 de l’université de Californie à Berkeley, résumant le bon sens économique en 12 principes, la notion de compromis figurait en bonne place.


Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey
L’idée qu’il faut sacrifier l’efficacité économique pour parvenir à l’égalité est enracinée dans l’un des concepts favoris de l’économie : les incitations. Les entreprises et les individus doivent pouvoir envisager une croissance de leurs revenus pour épargner, investir, travailler dur et innover. Si l’imposition des entreprises rentables et des foyers aisés amoindrit ces perspectives, le résultat sera une plus faible croissance économique et des efforts individuels moindres. Les pays communistes, où les expériences égalitaires ont conduit au désastre économique, ont longtemps servi à illustrer l’échec des politiques de redistribution.  
Ces dernières années, ni la théorie économique, ni les données empiriques n’ont été tendres envers ce compromis supposé. Les économistes ont avancé de nouveaux arguments démontrant qu’une bonne performance économique n’est pas seulement compatible avec une équité distributive, mais pourrait en fait l’exiger.
Dans les sociétés fortement inégalitaires par exemple, où les ménages déshérités n’ont pas accès aux possibilités économiques et éducatives, la croissance économique est anémique. On peut leur opposer les pays scandinaves, où la mise en œuvre de politiques égalitaires n’a de toute évidence pas constitué un frein à la prospérité.
Plus tôt cette année, des économistes du Fonds monétaire international ont publié des résultats empiriques  qui semblent aller à l’encontre de l’ancien consensus. Ils sont arrivés à la conclusion qu’une plus grande égalité se traduit par une croissance subséquente à moyen terme plus rapide, à la fois entre les pays et en leur sein.
De plus, les politiques de redistribution ne semblent pas avoir d’effets préjudiciables sur la performance économique. Il s’avère possible d’avoir le beurre, et l’argent du beurre. Ces résultats sont d’autant plus frappants qu’ils proviennent du FMI, une institution qui n’est pas connue pour ses positions hétérodoxes ou radicales.
L’économie n’est pas une science qui puisse se targuer d’avoir découvert plusieurs vérités universelles, sinon aucune. Comme presque tous les autres aspects de la vie sociale, la relation entre l’égalité et la performance économique est plus aléatoire que fixe, en fonction des causes plus profondes de l’inégalité et de plusieurs facteurs médiateurs. Le nouveau consensus émergent sur les effets néfastes de l’inégalité est donc tout aussi susceptible d’induire en erreur que l’ancien consensus sur le compromis.
Prenons par exemple la relation entre l’industrialisation et l’inégalité. Dans un pays pauvre dont l’essentiel de la main d’œuvre est employé dans le secteur traditionnel de l’agriculture, les possibilités offertes par le développement de l’industrialisation urbaine sont sources probables d’inégalité, en tous cas durant les premières phases de l’industrialisation. Les écarts de revenus se creusent au fur et à mesure que les paysans migrent vers les villes et gagnent mieux leur vie. C’est pourtant le même processus à l’origine de la croissance économique, vécu par tous les pays en développement les plus performants.
En Chine, par exemple, la croissance économique rapide du pays depuis la fin des années 1970 s’est accompagnée d’une augmentation importante des inégalités. Près de la moitié de cette augmentation était due à l’écart de revenus entre les zones rurales et urbaines, un écart qui a également été un moteur de la croissance.
Ou bien considérons les mécanismes de redistribution qui consistent à imposer les riches et les classes moyennes pour augmenter le revenu des foyers pauvres. Plusieurs pays d’Amérique latine, notamment le Mexique et la Bolivie, ont mis en œuvre de tels mécanismes, de façon prudente au plan budgétaire pour éviter que le déficit public ne se transforme en un endettement élevé et une instabilité macroéconomique.
D’un autre côté, les politiques de redistribution offensives appliquées au Venezuela par Hugo Chavez et son successeur Nicolas Maduro ont été financées par des revenus pétroliers temporaires, mettant en péril à la fois les mesures de redistribution et la stabilité macroéconomique. Même si les inégalités ont été réduites dans ce pays (pour le moment), ses perspectives de croissance économique ont été sérieusement affaiblies.
L’Amérique latine est la seule région du monde dans laquelle les inégalités ont décliné depuis le début des années 1990. De meilleures politiques sociales et des investissements plus importants dans l’éducation en ont été des facteurs substantiels. Mais la baisse de l’écart entre les rémunérations des travailleurs qualifiés et des travailleurs non qualifiés – ce que les économistes appellent la prime à la compétence – a également joué un rôle important. Que ce soit une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la croissance économique dépend des raisons pour lesquelles la prime à la compétence a baissé.
Si les écarts de rémunération sont moindres à cause d’une augmentation de l’offre relative de travailleurs qualifiés, nous pouvons espérer que la baisse des inégalités en Amérique latine ne sera pas un obstacle à une croissance plus rapide (et qu’elle pourrait même être un indicateur avancé d’une telle croissance). Mais si la cause sous-jacente est le déclin de la demande pour des travailleurs qualifiés, cette réduction de l’écart entre les rémunérations laisse à penser que les industries modernes à fort coefficient de main d’œuvre qualifiée dont dépend la croissance future ne se développent pas suffisamment.
Dans les pays avancés, les raisons de l’augmentation des inégalités font toujours l’objet d’un vif débat. L’automatisation et d’autres changements technologiques, la mondialisation, l’affaiblissement des syndicats, l’érosion des salaires minimum, la financiarisation et l’évolution des normes concernant les écarts de salaires au sein des entreprises ont tous joué un rôle, avec une influence différente aux Etats-Unis et en Europe.
Chacun de ses facteurs a eu un effet différent sur la croissance. Alors que le progrès technologique encourage clairement la croissance, l’importance grandissante du secteur financier depuis les années 1990 a probablement eu un effet inverse, en raison des crises financières et de l’accumulation des dettes.
C’est une bonne chose que le compromis entre égalité et efficacité ne soit plus considéré comme une loi d’airain par les économistes. Nous ne devons pas pour autant faire l’erreur inverse et penser qu’une plus grande égalité et une meilleure performance économique vont forcément de pair. Après tout, il n’y a qu’une seule vérité universelle en économie : ca dépend.
Traduit de l'anglais par Julia Gallin
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey. Son dernier ouvrage estThe Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le paradoxe de la mondialisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale – ndlt).
 
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