Ras le bol de la Fed

Lundi 7 Septembre 2015

Chaque année à la fin du mois d'août, les directeurs des banques centrales et les financiers du monde entier se retrouvent à Jackson Hole au Wyoming, au Congrès annuel de la Réserve Fédérale américaine. Cette année, les participants ont été accueillis par un groupe nombreux et majoritairement jeune, comptant de nombreux Afro-américains et Hispaniques.


Joseph E. Stiglitz, prix Nobel en sciences économiques, professeur à l'Université Columbia
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel en sciences économiques, professeur à l'Université Columbia
Le groupe n'était pas tellement là pour protester, mais plutôt pour informer. Ils voulaient que les décideurs politiques réunis sachent que leurs décisions affectent des personnes ordinaires, pas seulement des financiers inquiets à propos des effets de l'inflation sur la valeur de leurs obligations, ou de ce qu'une hausse des taux peut avoir comme effet sur leur portefeuille d'actions. Et leurs tee-shirts verts arboraient le message selon lequel, pour ces Américains, il n'y a pas une  reprise.
Même maintenant, sept ans après que la crise financière mondiale a déclenché la Grande Récession, le chômage « officiel » chez les Afro-Américains est supérieur à 9%.  Selon une définition plus large (et plus appropriée), qui comprend les employés à temps partiel qui cherchent un emploi à temps plein et marginalement les travailleurs indépendants, le taux de chômage  pour les États-Unis dans leur ensemble est de 10,3%. Mais pour les Afro-Américains (les jeunes en particulier), ce taux est beaucoup plus élevé. Par exemple, pour les Afro-Américains âgés de 17 à 20 ans et qui ont terminé leurs études secondaires mais ne se sont pas inscrits à l'université, le taux de chômage est supérieur à 50%. Le « déficit d'emplois » (la différence entre l'emploi actuel et ce qu'il devrait être), est de près de trois millions.
Avec tant de personnes sans emploi, la pression de haut en bas sur des salaires apparaît également dans les statistiques officielles. Jusqu'à présent cette année, les salaires réels des employés non cadres ont chuté  de près de 0,5%. Cela fait partie d'une tendance à long terme qui explique pourquoi les revenus des ménages en milieu de distribution sont inférieurs à ce qu'ils étaient il y a un quart de siècle.
La stagnation des salaires contribue également à expliquer pourquoi les déclarations des responsables de la Fed, selon lesquelles l'économie est pratiquement revenue à la normale, sont accueillies par des moqueries. Cela est peut-être vrai dans les quartiers où vivent ces responsables. Mais avec le gros de l'augmentation des revenus depuis le début de la « reprise » des États-Unis qui a commencé à toucher le top 1% des salariés, cela n'est pas vrai pour la plupart des communautés. Les jeunes de Jackson Hole, qui représentent un mouvement national appelé à juste titre « Fed Up » (en anglais : ras le bol) peuvent en témoigner.
Il existe des preuves solides que les économies fonctionnent mieux avec un marché du travail tendu (et comme l'a montré  le Fonds Monétaire International), avec moins d'inégalités (le premier phénomène conduisant généralement au second). Naturellement les financiers et les dirigeants d'entreprises qui paient 1 000 dollars pour assister à la réunion de Jackson Hole voient les choses autrement : les bas salaires riment avec de gros bénéfices, et de bas taux d'intérêt avec le cours élevé des actions.
La Fed a un double mandat : promouvoir le plein emploi et la stabilité des prix. Elle a plus que réussi le second, en partie parce qu'elle a moins bien réussi le premier. Alors pourquoi les décideurs politiques envisageront-ils une hausse des taux d'intérêt à la réunion de la Fed en septembre ?
L'argument habituel favorable à une augmentation des taux d'intérêt, est qu'elle permet de refroidir une surchauffe économique, marquée par des pressions inflationnistes  trop fortes. Ce n'est évidemment pas le cas maintenant. En effet, étant donné la stagnation des salaires et la force du dollar, l'inflation est bien inférieure à l'objectif de 2% de la Fed, sans parler du taux de 4% au sujet duquel de nombreux économistes (y compris l'ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International, Olivier Blanchard) ont débattu.
Les champions de l'inflation arguent du fait que le dragon de l'inflation doit être pourfendu avant que l'on ait pu voir le blanc de ses yeux : ne pas se décider à agir maintenant, c'est courir le risque qu'il ne nous brûle d'ici un an ou deux. Mais dans les circonstances actuelles, une inflation plus élevée serait une bonne chose pour l'économie. Il n'y a essentiellement aucun risque que l'économie puisse surchauffer si rapidement que la Fed ne puisse intervenir à temps pour éviter une inflation excessive. Quel que soit le niveau du taux de chômage auquel les pressions inflationnistes entrent en jeu (une question clé pour les décideurs politiques), nous savons qu'il est beaucoup plus faible que le taux actuel.
Si la Fed se concentre trop sur l'inflation, elle aggrave les inégalités, ce qui à son tour aggrave la performance économique globale. Les salaires fléchissent pendant les récessions : si la Fed augmente alors les taux d'intérêt à chaque fois qu'il y a un signe de croissance des salaires, la part des employés va diminuer et elle ne récupérera jamais ce qui a été perdu durant la récession.
L'argument favorable à une augmentation des taux d'intérêt ne se concentre pas sur le bien-être des employés, mais sur celui des financiers. Le souci est que dans un environnement à taux d'intérêt bas, les « recherches de rendement » irrationnelles de la part des investisseurs provoquent des distorsions du secteur financier. Dans une économie fiable, on se serait attendu à ce que le faible coût du capital soit la base d'une croissance saine. Aux États-Unis, les employés sont appelés à sacrifier leurs moyens de subsistance et leur bien-être, pour protéger les financiers bien nantis des conséquences de leurs propres imprudences.
La Fed doit simultanément stimuler l'économie et dompter les marchés financiers. Une bonne réglementation signifie davantage que seulement empêcher le secteur bancaire de nuire au reste d'entre nous (même si la Fed n'a pas excellé sur ce chapitre avant la crise). Cela signifie également d'adopter et d'appliquer des règles qui restreignent les mouvements de fonds dans la spéculation et d'encourager le secteur financier à jouer un rôle constructif dans notre économie, en fournissant des capitaux pour constituer de nouvelles entreprises et en permettant aux entreprises prospères de s'étendre.
J'éprouve souvent une grande sympathie à l'égard des responsables de la Fed, parce qu'ils doivent jouer très fin dans un climat d'incertitude considérable. Mais en ce moment, le coup à jouer n'a rien d'une finesse. Au contraire, c'est du tout cuit, comme cela est typique pour de telles décisions : ce n'est pas le moment de resserrer le crédit, ni de ralentir l'économie.
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel en sciences économiques, professeur à l'Université Columbia. Son dernier livre, co-écrit avec Bruce Greenwald, s'intitule : Creating a Learning Society: A New Approach to Growth, Development, and Social Progress .
© Project Syndicate 1995–2015
 
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