Cette réalité se vérifie particulièrement au sein d'environnements politiques et sociaux polarisés – les cas les plus évidents étant aujourd'hui l'Égypte, l'Irak, la Lybie ou encore le Yémen, sans parler du Bahreïn ou de la Syrie. Pour autant, même dans les pays présentant un certain degré de pluralisme politique et ne connaissant pas de conflit armé intérieur ou d'agitation civile majeure – tels que le Liban et la Tunisie, voire l'Autorité palestinienne et l'Algérie – les approches par petits pas ne produisent que des résultats partiels. La création d'un service de maintien de l’ordre public véritablement moderne, qui puisse rendre des comptes, exige bien davantage qu'un simple bricolage technocratique.
Au-delà des simples cadres juridiques formels, un certain nombre d'obstacles à la mise en œuvre d'audits efficaces empêchent le contrôle des flux financiers en direction et au sein même des services de polices et des agences nationales de sécurité. Par ailleurs, ces institutions se montrent bien souvent capables à la fois de suivre une formation officielle de lutte contre la corruption et de poursuivre le cours habituel de leurs méfaits.
Pour espérer voir émerger une réforme efficace du secteur de la sécurité, il s'agirait de lever l'épais voile du secret qui règne dans ce domaine. Malheureusement, parmi les pays arabes, seul le Yémen a travaillé après 2011 à l'élaboration d'une loi sur la liberté d'information. À l'inverse, les institutions de plusieurs États ont fait obstacle à une proposition de l'Agence centrale d'audit égyptienne autour d'une possible législation conférant aux citoyens un droit d'accès au informations relatives à la corruption au sein de tout organisme gouvernemental.
Seulement voilà, comme l'explique la chercheuse égyptienne Dina El-Khawaga, il apparaît impossible d' « introduire quelque réforme sur une base structurellement corrompue ». La nécessité réside dans un contrôle élargi et efficace des commandes publiques, dans une plus grande transparence des budgets et des usages, ainsi que dans une surveillance des frontières nationales via une coopération entre les différentes agences, afin de démanteler les réseaux illicites qui gangrènent le secteur de la sécurité. Plusieurs pays arabes tels que la Jordanie ont démontré que la lutte contre la corruption dans le secteur de la sécurité permettait de produire d'importantes améliorations, au sein même d'un environnement difficile composé de frontières étendues, d'un solide marché noir alimenté par les conflits dans les États voisins, et de populations de réfugiés en grand nombre.
Une gouvernance efficace dans le secteur de la sécurité exige une volonté politique soutenue au plus haut de l'État, et notamment une détermination en appui de réformes appliquées à des secteurs publics et économiques interagissant avec le secteur de la sécurité. Une évolution aussi conséquente est cependant créatrice de divisions, et le chemin ainsi que la conduite à adopter dans cette direction demeurent difficiles, quel que soit le degré de détermination des dirigeants concernés.
Intervient ici malheureux paradoxe. Les progrès en direction d'une politique plus diverse au sein des pays arabes viennent créer de profondes divisions sociales autour de la nature et finalité du maintien de l'ordre – autant de divisions qui compliquent systématiquement le processus de réforme. Certains souhaitent par exemple que les services de sécurité veillent au respect des valeurs religieuses.
La dynamique caractérisant la réforme du secteur de la sécurité varie selon les États, en fonction des tendances du passé en matière d'ordre public, ainsi que du contexte dans lequel les autorités se trouvent défiées et contraintes de refaçonner les structures existantes. Néanmoins, dans la plupart des cas, le peuple compte sur l'État ou sur les institutions publiques pour résoudre les difficultés et faire respecter un minimum d'ordre, ou à tout le moins préfère cette option au fait de recourir – et bien souvent de se soumettre – à des acteurs non étatiques qui endosseraient ce rôle. Ainsi les États peuvent-ils se prévaloir d'une puissante légitimité dans la mise en œuvre d'efforts réformistes.
Malgré ce soutien à l'État en tant qu'arbitre ultime de la loi, une polarisation sociale croissante au sein de nombreux pays arabes empêche depuis une vingtaine d'années l'émergence d'un consensus autour de la manière de restructurer et de réformer l'ordre public. La marginalisation de pas moins de 40 % de la population, qui vit au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté, alimente les difficultés politiques, et transforme en retour des segments de population tout entiers en cibles pour les institutions publiques de maintien de l'ordre.
Par ailleurs, la volonté d'anéantir systématiquement toute dissidence conduit les classes moyennes citadines à s'interroger, alors même que celles-ci auraient pu être les plus grandes partisanes d'un réforme du secteur de la sécurité. L'Égypte et la Syrie constituent à cet égard deux parfaits exemples. La nature sectaire du secteur irakien de la sécurité, ou encore la polarisation partisane de l'Autorité palestinienne, font également naître ce risque.
Les situations de désintégration politique et constitutionnelle, ainsi que de profonde fragmentation sociale et institutionnelle, rendent également la réforme difficile – voire impossible dans le cas de la Lybie ou du Yémen. État pourtant extrêmement centralisé et bureaucratisé, l'Égypte elle-même, au sein de zones rurales ou de communautés marginalisées, délègue certains fonctions de sécurité et de maintien de l'ordre à des baltagia (sortes de voyous), à d'anciens collaborateurs du parti au pouvoir, à des chefs de village, ou aux plus anciens membres de clan.
De toute évidence, le fait de structurer la justice et le maintien de l'ordre public autour de fondements claniques, sectaires ou d'identité ethnique – comme cela a été le cas avec les milices révolutionnaires de Lybie, les milices chiites Hashd, ou les milices partisanes sectaires du Liban – peut se révéler extrêmement dommageable. Seulement, le recours de longue date à des acteurs de la sécurité gérés depuis le centre a rendu ces acteurs extrêmement utiles dans le cadre de batailles politiques, ceux-ci échappant à tout contrôle et bénéficiant de fait d'une immunité judiciaire. C'est pourquoi un meilleur équilibre est nécessaire dans la répartition des missions incombant aux différents acteurs sociaux et politiques, dont la pleine implication est indispensable sur les questions de renouvèlement des cadres constitutionnels, de renforcement de la primauté du droit, ainsi que de restauration de l'identité nationale et des institutions publiques, dans un contexte de transition politique.
En somme, la réforme du secteur de la sécurité ne peut s'opérer isolément d'un plus large processus de transition démocratique et de réconciliation nationale. Les pays arabes actuellement en transition découvrent combien il est difficile de remplacer des relations et des pratiques autoritaires, profondément ancrées, par une démocratisation durable, processus étroitement lié à la transformation du secteur de la sécurité. L'accent supplémentaire placé sur la lutte contre le terrorisme entrave encore davantage la réforme, bien que l'échec des secteurs de la sécurité non réformés dans l'exercice efficace de ce rôle – par exemple en Égypte ou en Syrie – soit susceptible d'engendrer un effet inverse.
Il est nécessaire que s'unissent autour d'un même objectif tous ceux qui promeuvent la réforme à la fois sur le plan de la démocratie et dans le secteur de la sécurité, qu'ils bâtissent un consensus sociétal ainsi que des coalitions politiques en appui de leurs programmes, et qu'ils proposent des mesures politiques cohérentes et durables. C'est à cette condition que pourront être surmontés les obstacles politiques, économiques et sociaux qui se dressent sur le chemin d'un secteur de la sécurité moderne et responsable.
Traduit de l'anglais par Martin Morel
Yezid Sayigh est membre principal du Centre Carnegie pour le Moyen-Orient.
Au-delà des simples cadres juridiques formels, un certain nombre d'obstacles à la mise en œuvre d'audits efficaces empêchent le contrôle des flux financiers en direction et au sein même des services de polices et des agences nationales de sécurité. Par ailleurs, ces institutions se montrent bien souvent capables à la fois de suivre une formation officielle de lutte contre la corruption et de poursuivre le cours habituel de leurs méfaits.
Pour espérer voir émerger une réforme efficace du secteur de la sécurité, il s'agirait de lever l'épais voile du secret qui règne dans ce domaine. Malheureusement, parmi les pays arabes, seul le Yémen a travaillé après 2011 à l'élaboration d'une loi sur la liberté d'information. À l'inverse, les institutions de plusieurs États ont fait obstacle à une proposition de l'Agence centrale d'audit égyptienne autour d'une possible législation conférant aux citoyens un droit d'accès au informations relatives à la corruption au sein de tout organisme gouvernemental.
Seulement voilà, comme l'explique la chercheuse égyptienne Dina El-Khawaga, il apparaît impossible d' « introduire quelque réforme sur une base structurellement corrompue ». La nécessité réside dans un contrôle élargi et efficace des commandes publiques, dans une plus grande transparence des budgets et des usages, ainsi que dans une surveillance des frontières nationales via une coopération entre les différentes agences, afin de démanteler les réseaux illicites qui gangrènent le secteur de la sécurité. Plusieurs pays arabes tels que la Jordanie ont démontré que la lutte contre la corruption dans le secteur de la sécurité permettait de produire d'importantes améliorations, au sein même d'un environnement difficile composé de frontières étendues, d'un solide marché noir alimenté par les conflits dans les États voisins, et de populations de réfugiés en grand nombre.
Une gouvernance efficace dans le secteur de la sécurité exige une volonté politique soutenue au plus haut de l'État, et notamment une détermination en appui de réformes appliquées à des secteurs publics et économiques interagissant avec le secteur de la sécurité. Une évolution aussi conséquente est cependant créatrice de divisions, et le chemin ainsi que la conduite à adopter dans cette direction demeurent difficiles, quel que soit le degré de détermination des dirigeants concernés.
Intervient ici malheureux paradoxe. Les progrès en direction d'une politique plus diverse au sein des pays arabes viennent créer de profondes divisions sociales autour de la nature et finalité du maintien de l'ordre – autant de divisions qui compliquent systématiquement le processus de réforme. Certains souhaitent par exemple que les services de sécurité veillent au respect des valeurs religieuses.
La dynamique caractérisant la réforme du secteur de la sécurité varie selon les États, en fonction des tendances du passé en matière d'ordre public, ainsi que du contexte dans lequel les autorités se trouvent défiées et contraintes de refaçonner les structures existantes. Néanmoins, dans la plupart des cas, le peuple compte sur l'État ou sur les institutions publiques pour résoudre les difficultés et faire respecter un minimum d'ordre, ou à tout le moins préfère cette option au fait de recourir – et bien souvent de se soumettre – à des acteurs non étatiques qui endosseraient ce rôle. Ainsi les États peuvent-ils se prévaloir d'une puissante légitimité dans la mise en œuvre d'efforts réformistes.
Malgré ce soutien à l'État en tant qu'arbitre ultime de la loi, une polarisation sociale croissante au sein de nombreux pays arabes empêche depuis une vingtaine d'années l'émergence d'un consensus autour de la manière de restructurer et de réformer l'ordre public. La marginalisation de pas moins de 40 % de la population, qui vit au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté, alimente les difficultés politiques, et transforme en retour des segments de population tout entiers en cibles pour les institutions publiques de maintien de l'ordre.
Par ailleurs, la volonté d'anéantir systématiquement toute dissidence conduit les classes moyennes citadines à s'interroger, alors même que celles-ci auraient pu être les plus grandes partisanes d'un réforme du secteur de la sécurité. L'Égypte et la Syrie constituent à cet égard deux parfaits exemples. La nature sectaire du secteur irakien de la sécurité, ou encore la polarisation partisane de l'Autorité palestinienne, font également naître ce risque.
Les situations de désintégration politique et constitutionnelle, ainsi que de profonde fragmentation sociale et institutionnelle, rendent également la réforme difficile – voire impossible dans le cas de la Lybie ou du Yémen. État pourtant extrêmement centralisé et bureaucratisé, l'Égypte elle-même, au sein de zones rurales ou de communautés marginalisées, délègue certains fonctions de sécurité et de maintien de l'ordre à des baltagia (sortes de voyous), à d'anciens collaborateurs du parti au pouvoir, à des chefs de village, ou aux plus anciens membres de clan.
De toute évidence, le fait de structurer la justice et le maintien de l'ordre public autour de fondements claniques, sectaires ou d'identité ethnique – comme cela a été le cas avec les milices révolutionnaires de Lybie, les milices chiites Hashd, ou les milices partisanes sectaires du Liban – peut se révéler extrêmement dommageable. Seulement, le recours de longue date à des acteurs de la sécurité gérés depuis le centre a rendu ces acteurs extrêmement utiles dans le cadre de batailles politiques, ceux-ci échappant à tout contrôle et bénéficiant de fait d'une immunité judiciaire. C'est pourquoi un meilleur équilibre est nécessaire dans la répartition des missions incombant aux différents acteurs sociaux et politiques, dont la pleine implication est indispensable sur les questions de renouvèlement des cadres constitutionnels, de renforcement de la primauté du droit, ainsi que de restauration de l'identité nationale et des institutions publiques, dans un contexte de transition politique.
En somme, la réforme du secteur de la sécurité ne peut s'opérer isolément d'un plus large processus de transition démocratique et de réconciliation nationale. Les pays arabes actuellement en transition découvrent combien il est difficile de remplacer des relations et des pratiques autoritaires, profondément ancrées, par une démocratisation durable, processus étroitement lié à la transformation du secteur de la sécurité. L'accent supplémentaire placé sur la lutte contre le terrorisme entrave encore davantage la réforme, bien que l'échec des secteurs de la sécurité non réformés dans l'exercice efficace de ce rôle – par exemple en Égypte ou en Syrie – soit susceptible d'engendrer un effet inverse.
Il est nécessaire que s'unissent autour d'un même objectif tous ceux qui promeuvent la réforme à la fois sur le plan de la démocratie et dans le secteur de la sécurité, qu'ils bâtissent un consensus sociétal ainsi que des coalitions politiques en appui de leurs programmes, et qu'ils proposent des mesures politiques cohérentes et durables. C'est à cette condition que pourront être surmontés les obstacles politiques, économiques et sociaux qui se dressent sur le chemin d'un secteur de la sécurité moderne et responsable.
Traduit de l'anglais par Martin Morel
Yezid Sayigh est membre principal du Centre Carnegie pour le Moyen-Orient.