La politique budgétaire et la dette arrivent en tête des préoccupations. Lorsque des dirigeants radicaux parviennent au pouvoir, ils ont rarement l’austérité en tête. La plupart mettent sur la table des plans audacieux qui nécessitent une augmentation considérable des dépenses publiques. (Le président argentin Javier Milei constitue à cet égard une exception, notamment parce qu’il a été élu pour renverser les mesures radicalement opposées de ses prédécesseurs.)
Mais les dirigeants modérés seront eux aussi pressés d’augmenter les dépenses publiques dans les années à venir. Les taux d’intérêt réels (ajustés de l’inflation) vont probablement renouer avec leur tendance de longue période, ce qui signifie que les coûts du service de la dette vont rogner un peu plus les budgets. Les dépenses militaires augmenteront elles aussi, sans aucun doute, étant donné la situation géopolitique, et les dépenses d’éducation devront probablement suivre le mouvement, à mesure que les pouvoirs publics prépareront les populations à l’avènement de l’intelligence artificielle. Les dépenses et les aides liées à la situation climatique deviendront, par-dessus le marché, plus urgentes. En outre les dysfonctionnements politiques ne facilitent pas la taxation des émissions, ce qui serait pourtant plus prudent du point de vue budgétaire, ni, généralement, l’augmentation des recettes fiscales.
Toutes ces dépenses nettes supplémentaires auront pour conséquence un resserrement de la politique des banques centrales, pour contrer les pulsions expansionnistes de leur gouvernement. Mais comme de nombreux pays sont déjà lourdement endettés, le maintien d’une politique de hausse des taux entretiendra les doutes sur la soutenabilité des dettes. Les banques centrales céderont-elles et permettront-elles des hausses de prix, dans l’espoir d’alléger un peu la dette par l’inflation ? Ou bien tiendront-elles tête à leur gouvernement et augmenteront-elles les taux, au risque de provoquer une crise comparable à celle qu’a connue le Royaume-Uni en 2022, un « moment Liz Truss » ? Quand les priorités budgétaires et le niveau d’endettement déterminent la politique monétaire, les économistes parlent de « dominance budgétaire ». Nous en verrons probablement les exemples se multiplier.
Que dire, par ailleurs, des tendances démographiques ? Charles Goodhart et Manoj Pradhan pensent qu’avec la diminution de la population chinoise en âge de travailler et le vieillissement des populations des autres pays, la croissance va ralentir, à mesure que la main-d’œuvre se raréfiera. Pendant ce temps, les dépenses augmenteront – notamment pour répondre aux besoins de soins des personnes âgées – et les hausses salariales se confirmeront, dans un contexte de main-d’œuvre peu abondante. Autant de facteurs inflationnistes.
Bien sûr, d’autres économistes pensent que l’épargne accompagnera le vieillissement et que l’immigration, dans les pays dont la population vieillit, permettra de réduire le déficit de main-d’œuvre. Mais si l’on considère que beaucoup de pays frappés par le vieillissement refusent ouvertement d’accueillir les immigrants en nombre important, ce scénario optimiste apparaît moins probable.
Depuis que Donald Trump a imposé des droits de douane draconiens sur les importations en provenance de Chine, nous assistons à un retour général du protectionnisme, dont la première conséquence est la baisse des investissements transfrontaliers. Jusqu’à présent, les échanges commerciaux se sont maintenus, notamment parce que les pièces chinoises sont assemblées dans d’autres pays avant l’envoi des produits vers les États-Unis. Mais si Trump revient à la Maison Blanche, en janvier prochain, il tentera de faire cesser ces « transbordements » en augmentant les droits de douane pour tous ces pays.
La démondialisation va continuer de provoquer des hausses de prix pour les biens étrangers. Mais le phénomène n’est pas nécessairement inflationniste, tout dépend de la vitesse à laquelle il se propage. Comme le notent Ludovica Ambrosino, Jenny Chan et Sylvana Tenryo dans un travail en cours, si les droits de douane augmentent d’un coup, l’inflation augmentera significativement, et il sera difficile aux banques centrales d’éviter de relever les taux d’intérêt.
À moyen terme, suggèrent les chercheurs, les importateurs se tourneront vers d’autres fournisseurs, et comme l’économie sera plus pauvre et la consommation plus basse (avec chaque dollar dépensé, on achètera moins de produits importés), l’inflation baissera progressivement. Notons que si les prix à l’importation montent plus lentement, la baisse de la demande et l’anticipation de la hausse des prix sur les marchandises importées pourraient conduire à un ralentissement de l’inflation pour les produits nationaux, ce qui contiendrait la hausse globale. Ainsi le protectionnisme peut-il conduire à une augmentation du prix des importations, mais comme il nous rend aussi plus pauvres et réduit la demande, il peut n’accroître l’inflation qu’assez modérément.
Ce point de vue relativement optimiste doit être examiné à la lumière de notre expérience des décennies de mondialisation avant la crise financière, quand l’inflation chutait presque partout dans le monde. Si la mondialisation fait baisser l’inflation, la démondialisation ne devrait-elle pas la faire monter ?
C’est ce qu’affirment Hassan Afrouzi, Marina Halac, Kenneth Rogoff et Pierre Yared. En réduisant la concurrence, la démondialisation va doper les bénéfices des monopoles et par conséquent renforcer la tentation, pour les banques centrales, de laisser filer l’inflation (afin de réduire mécaniquement ces bénéfices et de soutenir la part du travail dans la production). Bien sûr, la démondialisation peut aussi renforcer le pouvoir de négociation des syndicats, ce qui, en partant des mêmes prémisses, devrait limiter la tentation. La mondialisation s’était pourtant accompagnée d’une inflation plus faible, et nous devrions au moins nous préparer à l’éventualité de voir la démondialisation produire le phénomène inverse.
La transition vers une économie décarbonée compliquera encore le tableau. Comme le suggère le travail en cours de Luca Fornaro, Veronica Guerrieri et Lucrezia Reichlin, les réglementations vertes imposent généralement des coûts additionnels aux sources d’énergie polluantes, au point, parfois, que les banques ne financent pas les projets. Mais tant que l’énergie sale demeurera un intrant nécessaire, les produits qui en dépendent seront plus chers. Et quand la demande augmentera, les entreprises devront augmenter leur consommation d’énergie sale, ce qui provoquera une hausse des coûts et du prix des produits.
Pour contenir l’inflation, les politiques menées par les banques centrales devront notablement se resserrer, ce qui signifie un ralentissement de la croissance. Cela pourrait aussi ralentir l’évolution de la demande vers les sources d’énergie propres et inhiber les investissements dans la production d’énergie renouvelable (laquelle, à moyen terme, aurait réduit la dépendance aux sources fossiles). Dans une telle perspective, les banques centrales soucieuses de transition énergétique pourraient raisonnablement montrer une plus grande tolérance envers une inflation plus élevée, afin de faciliter la transition.
Les forces et les dynamiques analysées ici poussent presque toutes à une hausse de l’inflation. Certes, si la productivité augmente, en raison des progrès technologiques et de l’adoption généralisée de l’intelligence artificielle, les pressions inflationnistes pourraient diminuer, en raison d’une offre plus abondante et meilleur marché. Mais à cette heure, il s’agit là d’un espoir, plutôt que d’une réalité.
Le plus préoccupant, c’est peut-être qu’avec des électorats avides de changement, les dirigeants radicaux créent les conditions d’une hausse de l’inflation – en mettant un coup d’arrêt à l’immigration ou bien par un recours prodigue à la dépense publique – alors même qu’ils réduiront l’indépendance de la banque centrale. Cela s’est régulièrement produit par le passé, et les conséquences n’en ont pas été réjouissantes. Nous pourrions devoir réapprendre les vieilles leçons de la plus désagréable façon.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Raghuram G. Rajan, ancien gouverneur de la banque centrale indienne, la Reserve Bank of India, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, est professeur d’économie financière à la Booth School of Business de l’université de Chicago et l’auteur (avec Rohit Lamba), pour son ouvrage le plus récent, de Breaking the Mold: India’s Untraveled Path to Prosperity (Princeton University Press, mai 2024, non traduit).
© Project Syndicate 1995–2024
Mais les dirigeants modérés seront eux aussi pressés d’augmenter les dépenses publiques dans les années à venir. Les taux d’intérêt réels (ajustés de l’inflation) vont probablement renouer avec leur tendance de longue période, ce qui signifie que les coûts du service de la dette vont rogner un peu plus les budgets. Les dépenses militaires augmenteront elles aussi, sans aucun doute, étant donné la situation géopolitique, et les dépenses d’éducation devront probablement suivre le mouvement, à mesure que les pouvoirs publics prépareront les populations à l’avènement de l’intelligence artificielle. Les dépenses et les aides liées à la situation climatique deviendront, par-dessus le marché, plus urgentes. En outre les dysfonctionnements politiques ne facilitent pas la taxation des émissions, ce qui serait pourtant plus prudent du point de vue budgétaire, ni, généralement, l’augmentation des recettes fiscales.
Toutes ces dépenses nettes supplémentaires auront pour conséquence un resserrement de la politique des banques centrales, pour contrer les pulsions expansionnistes de leur gouvernement. Mais comme de nombreux pays sont déjà lourdement endettés, le maintien d’une politique de hausse des taux entretiendra les doutes sur la soutenabilité des dettes. Les banques centrales céderont-elles et permettront-elles des hausses de prix, dans l’espoir d’alléger un peu la dette par l’inflation ? Ou bien tiendront-elles tête à leur gouvernement et augmenteront-elles les taux, au risque de provoquer une crise comparable à celle qu’a connue le Royaume-Uni en 2022, un « moment Liz Truss » ? Quand les priorités budgétaires et le niveau d’endettement déterminent la politique monétaire, les économistes parlent de « dominance budgétaire ». Nous en verrons probablement les exemples se multiplier.
Que dire, par ailleurs, des tendances démographiques ? Charles Goodhart et Manoj Pradhan pensent qu’avec la diminution de la population chinoise en âge de travailler et le vieillissement des populations des autres pays, la croissance va ralentir, à mesure que la main-d’œuvre se raréfiera. Pendant ce temps, les dépenses augmenteront – notamment pour répondre aux besoins de soins des personnes âgées – et les hausses salariales se confirmeront, dans un contexte de main-d’œuvre peu abondante. Autant de facteurs inflationnistes.
Bien sûr, d’autres économistes pensent que l’épargne accompagnera le vieillissement et que l’immigration, dans les pays dont la population vieillit, permettra de réduire le déficit de main-d’œuvre. Mais si l’on considère que beaucoup de pays frappés par le vieillissement refusent ouvertement d’accueillir les immigrants en nombre important, ce scénario optimiste apparaît moins probable.
Depuis que Donald Trump a imposé des droits de douane draconiens sur les importations en provenance de Chine, nous assistons à un retour général du protectionnisme, dont la première conséquence est la baisse des investissements transfrontaliers. Jusqu’à présent, les échanges commerciaux se sont maintenus, notamment parce que les pièces chinoises sont assemblées dans d’autres pays avant l’envoi des produits vers les États-Unis. Mais si Trump revient à la Maison Blanche, en janvier prochain, il tentera de faire cesser ces « transbordements » en augmentant les droits de douane pour tous ces pays.
La démondialisation va continuer de provoquer des hausses de prix pour les biens étrangers. Mais le phénomène n’est pas nécessairement inflationniste, tout dépend de la vitesse à laquelle il se propage. Comme le notent Ludovica Ambrosino, Jenny Chan et Sylvana Tenryo dans un travail en cours, si les droits de douane augmentent d’un coup, l’inflation augmentera significativement, et il sera difficile aux banques centrales d’éviter de relever les taux d’intérêt.
À moyen terme, suggèrent les chercheurs, les importateurs se tourneront vers d’autres fournisseurs, et comme l’économie sera plus pauvre et la consommation plus basse (avec chaque dollar dépensé, on achètera moins de produits importés), l’inflation baissera progressivement. Notons que si les prix à l’importation montent plus lentement, la baisse de la demande et l’anticipation de la hausse des prix sur les marchandises importées pourraient conduire à un ralentissement de l’inflation pour les produits nationaux, ce qui contiendrait la hausse globale. Ainsi le protectionnisme peut-il conduire à une augmentation du prix des importations, mais comme il nous rend aussi plus pauvres et réduit la demande, il peut n’accroître l’inflation qu’assez modérément.
Ce point de vue relativement optimiste doit être examiné à la lumière de notre expérience des décennies de mondialisation avant la crise financière, quand l’inflation chutait presque partout dans le monde. Si la mondialisation fait baisser l’inflation, la démondialisation ne devrait-elle pas la faire monter ?
C’est ce qu’affirment Hassan Afrouzi, Marina Halac, Kenneth Rogoff et Pierre Yared. En réduisant la concurrence, la démondialisation va doper les bénéfices des monopoles et par conséquent renforcer la tentation, pour les banques centrales, de laisser filer l’inflation (afin de réduire mécaniquement ces bénéfices et de soutenir la part du travail dans la production). Bien sûr, la démondialisation peut aussi renforcer le pouvoir de négociation des syndicats, ce qui, en partant des mêmes prémisses, devrait limiter la tentation. La mondialisation s’était pourtant accompagnée d’une inflation plus faible, et nous devrions au moins nous préparer à l’éventualité de voir la démondialisation produire le phénomène inverse.
La transition vers une économie décarbonée compliquera encore le tableau. Comme le suggère le travail en cours de Luca Fornaro, Veronica Guerrieri et Lucrezia Reichlin, les réglementations vertes imposent généralement des coûts additionnels aux sources d’énergie polluantes, au point, parfois, que les banques ne financent pas les projets. Mais tant que l’énergie sale demeurera un intrant nécessaire, les produits qui en dépendent seront plus chers. Et quand la demande augmentera, les entreprises devront augmenter leur consommation d’énergie sale, ce qui provoquera une hausse des coûts et du prix des produits.
Pour contenir l’inflation, les politiques menées par les banques centrales devront notablement se resserrer, ce qui signifie un ralentissement de la croissance. Cela pourrait aussi ralentir l’évolution de la demande vers les sources d’énergie propres et inhiber les investissements dans la production d’énergie renouvelable (laquelle, à moyen terme, aurait réduit la dépendance aux sources fossiles). Dans une telle perspective, les banques centrales soucieuses de transition énergétique pourraient raisonnablement montrer une plus grande tolérance envers une inflation plus élevée, afin de faciliter la transition.
Les forces et les dynamiques analysées ici poussent presque toutes à une hausse de l’inflation. Certes, si la productivité augmente, en raison des progrès technologiques et de l’adoption généralisée de l’intelligence artificielle, les pressions inflationnistes pourraient diminuer, en raison d’une offre plus abondante et meilleur marché. Mais à cette heure, il s’agit là d’un espoir, plutôt que d’une réalité.
Le plus préoccupant, c’est peut-être qu’avec des électorats avides de changement, les dirigeants radicaux créent les conditions d’une hausse de l’inflation – en mettant un coup d’arrêt à l’immigration ou bien par un recours prodigue à la dépense publique – alors même qu’ils réduiront l’indépendance de la banque centrale. Cela s’est régulièrement produit par le passé, et les conséquences n’en ont pas été réjouissantes. Nous pourrions devoir réapprendre les vieilles leçons de la plus désagréable façon.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Raghuram G. Rajan, ancien gouverneur de la banque centrale indienne, la Reserve Bank of India, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, est professeur d’économie financière à la Booth School of Business de l’université de Chicago et l’auteur (avec Rohit Lamba), pour son ouvrage le plus récent, de Breaking the Mold: India’s Untraveled Path to Prosperity (Princeton University Press, mai 2024, non traduit).
© Project Syndicate 1995–2024