Bien entendu, la Silicon Valley continue de susciter l’admiration, en tant que source d’inventivité et de destruction créatrice. Néanmoins, beaucoup lui reprochent aujourd’hui d’avoir perdu tout sens de l’éthique. Face à la multiplication des épisodes de négligence en matière de confidentialité des données, à l’irrespect manifeste de la dignité des moins fortunés, et sur fond de sentiment croissant selon lequel les entreprises technologiques imposeraient leur feuille de route au reste du monde, le mécontentement et la désillusion ne cessent de s’accentuer.
D’un œil extérieur, le monde voit ces entreprises agir comme si tout leur était permis – celles-ci contournant par exemple les réglementations locales dans le cadre de leur expansion au sein de villes des quatre coins du globe, de Berlin à Rio de Janeiro. Tout à fait confiantes dans la puissance de leurs connaissances et compétences, ces entreprises sont convaincues de mener l’humanité sur le chemin de la Vérité. Si cette présomptueuse certitude ne date pas d’hier – après tout, les États-Unis se sont construits sur le zèle missionnaire – c’est en revanche le cas de l’arrogance éthique dont elles font preuve aujourd’hui.
Certes, toutes les entreprises technologiques ne sauraient être considérées dans le même panier. Pour autant, l’actuelle recrudescence d’importants scandales vient mettre à mal la réputation du secteur tout entier, y compris celle d’entreprises faisant preuve de maturité et de respect des lois, contrairement au reste de la Silicon Valley qui apparaît aux yeux du monde comme une chambre de réverbération de l’autosuffisance.
Les différents scandales sont désormais légion. L’application Uber, service d’auto-partage critiqué pour sa démarche de hausse des prix en périodes de pic de la demande, ainsi que pour avoir menacé plusieurs journalistes à l’initiative d’articles de critique, a été interdite en Espagne, aux Pays-Bas, en Thaïlande, ainsi que dans deux villes indiennes à ce jour, parmi lesquelles New Delhi (après qu’un conducteur ait été accusé de viol sur sa passagère). Antérieurement à ces épisodes avait eu lieu la révélation selon laquelle les photos que partagent les utilisateurs de Snapchat pourraient en fin de compte ne pas être effacées, comme cela avait pourtant été promis. Au mois d’août, les autorités brésiliennes ont interdit l’application de réseau social Secret, après que l’entreprise ait échoué à résoudre certaines problématiques de cyberintimidation, Israël envisageant également son interdiction. Et la liste ne s’arrête pas là.
La Silicon Valley risque aujourd’hui de soulever de violentes réactions, que nul n’a intérêt à voir se produire. Les acteurs de la technopole s’inscrivent de plus en plus en décalage avec les attentes de l’opinion publique en termes d’éthique et de comportements responsables. S’ils échouent à faire émerger de nouvelles idées et à concevoir de nouvelles approches, les difficultés auxquelles ils sont confrontés ne cesseront de se multiplier.
L’un des remèdes à cette situation pourrait résider dans l’apport de sang neuf. La réussite de la Silicon Valley découle en grande partie de réseaux étroits – composés d’individus ayant su prospérer et se soutenir les uns les autres. L’histoire démontre néanmoins combien ce type de structure est également susceptible de succomber des suites d’une innovation étouffante. À l’instar des espèces animales, les organisations s’exposent à la fragilité, à la consanguinité, et en fin de compte à l’agonie, lorsqu’elles se refusent à la diversité.
L’une des caractéristiques les plus apparentes de la Silicon Valley des derniers mois réside en effet dans l’extrême déséquilibre des sexes et des origines ethniques que présentent plusieurs grandes entreprises technologiques telles que Apple, Google, Facebook et Twitter. Bien que nul ne semble s’en offusquer, il apparaît évident que les choses doivent changer. On s’attendrait en effet à ce qu’une place mondiale aussi fière de sa capacité à innover et à agir de manière différente se distingue également par son comportement autour de ces questions.
Il convient par-dessus tout de soulever la question du statu quo, et de le mettre au défi. L’indépendance de la pensée et des actes est une composante indispensable à toute entreprise désireuse de fonctionner, de bâtir des œuvres durables, ainsi que de contribuer à la prospérité et à la croissance économique. Dans l’Apologie de Platon, Socrate fait valoir la nécessité pour l’individu d’examiner sa propre vie – en procédant constamment à une autoréflexion rigoureuse, ainsi qu’en soulevant des questions difficiles, hétérodoxes, et parfois contrariantes. Le secteur actuel des technologies aurait tout intérêt à adopter cette philosophie.
Aspect ironique, la démarche consistant à faire prévaloir le questionnement sur la raison – en inventant ainsi des solutions radicalement nouvelles – a toujours constitué le modus operandi de la Silicon Valley. Seulement voilà, cette approche s’est limitée au niveau macroéconomique et à la résolution de difficultés présentes ailleurs dans l’économie, sans auto-examen quel qu’il soit.
Il est nécessaire que les acteurs de la Silicon Valley commencent à appliquer sur eux-mêmes cette compétence d’innovation qui les rend si fiers lorsqu’il s’agit de « repousser les limites » de la technologie. La seule manière d’évoluer consiste à s’adapter aux nouvelles pressions environnementales, auxquelles la Silicon Valley est aujourd’hui confrontée en nombre – et en grande partie en raison de son propre comportement. À moins qu’elle ne se décide à changer, la Silicon Valley court droit à sa perte.
S’il est un lieu au monde ayant démontré sa capacité à innover, c’est bien la Silicon Valley, et c’est là la bonne nouvelle. Pour autant, il est désormais nécessaire que ses acteurs reconnaissent qu’ils ne détiennent pas toutes les réponses ; malheureusement, du moins jusqu’à présent, aucun d’entre eux ne semble tout simplement admettre l’existence d’un problème. Tels les « artisans » décrits par Socrate, ceux-ci « excellant dans leur art de façon admirable, ils s’imaginent très bien savoir les choses les plus importantes. »
Comme en avait conscience le maître de Platon – et comme nous le rappellent les divers épisodes d’abus de la part du secteur des technologies – le manque de connaissance revêt bien des dangers.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Lucy P. Marcus est PDG de Marcus Venture Consulting.
D’un œil extérieur, le monde voit ces entreprises agir comme si tout leur était permis – celles-ci contournant par exemple les réglementations locales dans le cadre de leur expansion au sein de villes des quatre coins du globe, de Berlin à Rio de Janeiro. Tout à fait confiantes dans la puissance de leurs connaissances et compétences, ces entreprises sont convaincues de mener l’humanité sur le chemin de la Vérité. Si cette présomptueuse certitude ne date pas d’hier – après tout, les États-Unis se sont construits sur le zèle missionnaire – c’est en revanche le cas de l’arrogance éthique dont elles font preuve aujourd’hui.
Certes, toutes les entreprises technologiques ne sauraient être considérées dans le même panier. Pour autant, l’actuelle recrudescence d’importants scandales vient mettre à mal la réputation du secteur tout entier, y compris celle d’entreprises faisant preuve de maturité et de respect des lois, contrairement au reste de la Silicon Valley qui apparaît aux yeux du monde comme une chambre de réverbération de l’autosuffisance.
Les différents scandales sont désormais légion. L’application Uber, service d’auto-partage critiqué pour sa démarche de hausse des prix en périodes de pic de la demande, ainsi que pour avoir menacé plusieurs journalistes à l’initiative d’articles de critique, a été interdite en Espagne, aux Pays-Bas, en Thaïlande, ainsi que dans deux villes indiennes à ce jour, parmi lesquelles New Delhi (après qu’un conducteur ait été accusé de viol sur sa passagère). Antérieurement à ces épisodes avait eu lieu la révélation selon laquelle les photos que partagent les utilisateurs de Snapchat pourraient en fin de compte ne pas être effacées, comme cela avait pourtant été promis. Au mois d’août, les autorités brésiliennes ont interdit l’application de réseau social Secret, après que l’entreprise ait échoué à résoudre certaines problématiques de cyberintimidation, Israël envisageant également son interdiction. Et la liste ne s’arrête pas là.
La Silicon Valley risque aujourd’hui de soulever de violentes réactions, que nul n’a intérêt à voir se produire. Les acteurs de la technopole s’inscrivent de plus en plus en décalage avec les attentes de l’opinion publique en termes d’éthique et de comportements responsables. S’ils échouent à faire émerger de nouvelles idées et à concevoir de nouvelles approches, les difficultés auxquelles ils sont confrontés ne cesseront de se multiplier.
L’un des remèdes à cette situation pourrait résider dans l’apport de sang neuf. La réussite de la Silicon Valley découle en grande partie de réseaux étroits – composés d’individus ayant su prospérer et se soutenir les uns les autres. L’histoire démontre néanmoins combien ce type de structure est également susceptible de succomber des suites d’une innovation étouffante. À l’instar des espèces animales, les organisations s’exposent à la fragilité, à la consanguinité, et en fin de compte à l’agonie, lorsqu’elles se refusent à la diversité.
L’une des caractéristiques les plus apparentes de la Silicon Valley des derniers mois réside en effet dans l’extrême déséquilibre des sexes et des origines ethniques que présentent plusieurs grandes entreprises technologiques telles que Apple, Google, Facebook et Twitter. Bien que nul ne semble s’en offusquer, il apparaît évident que les choses doivent changer. On s’attendrait en effet à ce qu’une place mondiale aussi fière de sa capacité à innover et à agir de manière différente se distingue également par son comportement autour de ces questions.
Il convient par-dessus tout de soulever la question du statu quo, et de le mettre au défi. L’indépendance de la pensée et des actes est une composante indispensable à toute entreprise désireuse de fonctionner, de bâtir des œuvres durables, ainsi que de contribuer à la prospérité et à la croissance économique. Dans l’Apologie de Platon, Socrate fait valoir la nécessité pour l’individu d’examiner sa propre vie – en procédant constamment à une autoréflexion rigoureuse, ainsi qu’en soulevant des questions difficiles, hétérodoxes, et parfois contrariantes. Le secteur actuel des technologies aurait tout intérêt à adopter cette philosophie.
Aspect ironique, la démarche consistant à faire prévaloir le questionnement sur la raison – en inventant ainsi des solutions radicalement nouvelles – a toujours constitué le modus operandi de la Silicon Valley. Seulement voilà, cette approche s’est limitée au niveau macroéconomique et à la résolution de difficultés présentes ailleurs dans l’économie, sans auto-examen quel qu’il soit.
Il est nécessaire que les acteurs de la Silicon Valley commencent à appliquer sur eux-mêmes cette compétence d’innovation qui les rend si fiers lorsqu’il s’agit de « repousser les limites » de la technologie. La seule manière d’évoluer consiste à s’adapter aux nouvelles pressions environnementales, auxquelles la Silicon Valley est aujourd’hui confrontée en nombre – et en grande partie en raison de son propre comportement. À moins qu’elle ne se décide à changer, la Silicon Valley court droit à sa perte.
S’il est un lieu au monde ayant démontré sa capacité à innover, c’est bien la Silicon Valley, et c’est là la bonne nouvelle. Pour autant, il est désormais nécessaire que ses acteurs reconnaissent qu’ils ne détiennent pas toutes les réponses ; malheureusement, du moins jusqu’à présent, aucun d’entre eux ne semble tout simplement admettre l’existence d’un problème. Tels les « artisans » décrits par Socrate, ceux-ci « excellant dans leur art de façon admirable, ils s’imaginent très bien savoir les choses les plus importantes. »
Comme en avait conscience le maître de Platon – et comme nous le rappellent les divers épisodes d’abus de la part du secteur des technologies – le manque de connaissance revêt bien des dangers.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Lucy P. Marcus est PDG de Marcus Venture Consulting.