Capitalisme social

Mardi 20 Avril 2021

La pandémie de Covid-19 a dégradé le stock de capital physique et humain. Les entreprises ont reporté ou annulé leurs projets d’investissement et les compétences des salariés mis au chômage technique ou partiel voire licenciés pour raisons économiques se sont émoussées. La crise a toutefois renforcé la variable souvent sous-estimée qu’est le capital social, et porté son rôle à celui d’une ressource essentielle de la croissance économique.


Notion diffusée dans les années 1990 par Robert Putnam, politologue à Harvard, le capital social  désigne les « caractéristiques des organisations sociales, tels les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent l’action et la coopération en vue d’un bénéfice mutuel ». Concept un peu flou, il englobe les valeurs partagées, les conventions comportementales et les facteurs de confiance mutuelle ou d’identité commune qui permettent à une société de fonctionner. Plus un groupe détient de capital social, plus grands seront son désir et sa capacité d’agir collectivement à la poursuite d’objectifs utiles.

En d’autres termes, le capital social est la colle qui maintient ensemble communautés et nations. Dans de bonnes conditions, des interactions sociales répétées et mutuellement bénéfiques conduisent à une croissance économique plus rapide, à de meilleurs résultats en matière de santé et à une plus grande stabilité.

Dans le cas de la pandémie, le capital social a fourni la première ligne de défense contre le virus lorsque les vaccins et les traitements médicaux efficaces n’étaient pas encore disponibles. À        ce moment-là, les personnes qui prenaient des initiatives pour prévenir la contagion ont fourni un bien public. Chaque action consciente destinée à réduire l’exposition au virus faisait baisser la probabilité d’une contagion pour le reste de la collectivité. Dans le jargon des économistes, celles et ceux qui ont réduit leur mobilité et leurs interactions sociales ont internalisé une externalité négative qui aurait sinon frappé la société.  
 
Le sentiment d’attachement à un groupe plus vaste incite les gens à tolérer le coût individuel important de comportements de prudence. Une recherche académique déjà abondante et qui se multiplie a montré que le recours spontané à la distanciation physique est d’autant plus probable que la culture du civisme est plus répandue. Ainsi une comparaison entre différents pays d’Europe a-t-elle montré  qu’« un accroissement d’un seul écart-type du capital social [conduisait] à une diminution des cas cumulés de Covid-19 par habitant entre la mi-mars et la fin juin [2020] allant de 14 % à 40 %, [et que] de même, l’excédent de mortalité était réduit dans des proportions variant de 7 % à 16 %. »

En outre, les territoires disposant d’un capital social élevé sont généralement plus dynamiques sur le plan économique et les comportements y sont plus civiques que dans les territoires où les populations sont isolées. Il n’est guère surprenant qu’aux premiers stades de la pandémie, le virus se soit répandu plus rapidement dans des villes densément peuplées comme Paris, New York, Londres ou Milan, car personne ne réalisait ce qui survenait. Mais dès qu’est apparu le besoin d’un changement de comportement, les habitants des zones où l’esprit civique est le plus développé ont adopté les mesures de distanciation avant même qu’elles ne soient officiellement imposées, et ils ont mieux réagi  aux instructions données plus tard par les pouvoirs publics.

Le capital social a encore joué un rôle essentiel en aidant à faire tourner des économies confrontées à des mois de confinement et de travail à distance. Si les technologies numériques ont permis aux gens de rester connectés, c’est le capital social qui a maintenu vivantes ces connexions. Les employés travaillant depuis leur domicile sont restés productifs  parce qu’ils avaient bâti avec leurs collègues la perception d’une confiance réciproque, d’une identité partagée et d’un objectif commun. Et sur ce socle, beaucoup ont été capables de développer des relations (numériques) de travail entièrement nouvelles.

Dans la plupart des cas, les entreprises ont fini par augmenter leur capital social durant la pandémie. Comme elles avaient perdu une part de leur capacité à contrôler directement leurs salariés, elles ont fini par leur donner plus d’autonomie. Dès lors que leur était octroyée une plus grande flexibilité pour gérer leur temps et leur vie en dehors du travail, de nombreux salariés ont même pu prendre des responsabilités accrues et livrer une production de meilleure qualité. Selon une enquête  comparative internationale du Boston Consulting Group, 75 % des salariés ont maintenu ou augmenté leur productivité malgré les restrictions imposées par la pandémie.  

Sur les lieux de travail hybrides d’aujourd’hui, le capital social apparaît nettement comme l’un des facteurs les plus importants à l’appui de tels résultats. À la différence de ses homologues physiques (usines, équipement, etc.), le capital social ne se dégrade pas à l’usage, c’est même l’inverse. En revanche, comme toutes les autres formes de capital, il doit être entretenu et modernisé, ce qui sera particulièrement vrai lors de la phase post pandémique.

Dans des circonstances normales, nos connexions et nos relations évoluent et s’étendent avec le temps. En revanche, faute des mesures appropriées pour réactiver et rouvrir les réseaux de sociabilité, des mois de confinement et de restrictions pourraient vider de leur contenu certaines relations ou déboucher sur une ségrégation mise en œuvre par certains groupes. En raison de l’existence d’un « capital social créateur de liens fermés » (bonding), les personnes peuvent s’attacher à un groupe spécifique au point de succomber au clanisme ou au tribalisme. De fait, populisme et nationalisme apparaissent comme des formes dégénérées de capital social, et ils ont resurgi, par endroits, durant la pandémie.

Les gouvernements et les entreprises devraient donc tenter de construire plus de « capital social créateur de liens ouverts » (bridging), en mettant à profit les conduites de responsabilité, de solidarité et d’altruisme qui se sont développées durant la crise du Covid-19. Cette forme de capital social relie les personnes à travers différents groupes, et elle sera nécessaire pour prévenir la prochaine pandémie et lutter contre le changement climatique. Les individus devront être convaincus de la nécessité d’internaliser les extériorités négatives de leurs actes.

Sans perdre de vue cet objectif, les gouvernements devraient accorder aux citoyens plus d’autonomie, et se positionner eux-mêmes comme des catalyseurs et des facilitateurs plutôt que des contrôleurs et des régulateurs. Quant aux entreprises, elles devraient rechercher les moyens de renforcer la culture de la confiance réciproque, investir plus massivement dans la transition numérique et explorer de nouvelles organisations du travail.

Considéré sous cet angle, le Covid-19 pourrait laisser un legs positif : un socle de capital social plus solide servant de fondation au développement des qualités de responsabilité et d’altruisme dont le monde aura besoin pour relever les défis qui s’annoncent.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Edoardo Campanella, économiste à la banque UniCredit, est chercheur au Centre pour la gouvernance du changement de l’Instituto de Empresa Business School, à Madrid ; il est coauteur (avec Marta Dassù) d’Anglo Nostalgia: The Politics of Emotion in a Fractured West.
© Project Syndicate 1995–2021
 
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