Ce que Trump doit faire pour l’économie américaine

Lundi 21 Novembre 2016

La victoire stupéfiante de Donald Trump à l’issue de l’élection présidentielle américaine exprime très clairement une chose : beaucoup trop d’Américains – notamment blancs et de sexe masculin – se sentent délaissés. Et il ne s’agit pas seulement d’un sentiment ; de nombreux Américains sont effectivement laissés pour compte. On l’observe aussi bien dans leur colère que dans les données recueillies. Comme je l’ai maintes fois répété, un système économique qui ne produit pas de résultats auprès d’une importante partie de la population est un système économique en échec. Que doit ainsi faire le président élu Donald Trump pour y remédier ?


Au cours du dernier tiers de siècle, les règles régissant le système économique américain ont été réécrites en faveur d’une minorité de privilégiés, mettant à mal l’économie dans son ensemble, et défavorisant notamment les 80 % de citoyens situés à la base de la pyramide. Ironie de la victoire de Trump, c’est bien le Parti républicain dont il est désormais à la tête qui a œuvré pour une globalisation extrême, et fait opposition à plusieurs cadres politiques qui auraient permis d’atténuer les traumatismes associés à cette mondialisation. Mais la marche de l’histoire est ainsi faite que la Chine et l’Inde sont désormais intégrées à l’économie globale. Par ailleurs, la technologie progresse aujourd’hui si rapidement que le nombre d’emplois du secteur manufacturier ne cesse de diminuer à l’échelle mondiale.
Conséquence, il sera impossible pour Trump de faire revenir aux États-Unis un nombre significatif d’emplois manufacturiers correctement rémunérés. Il peut espérer rapatrier un secteur manufacturier de pointe, mais seulement pour un nombre d’emplois limité. Il peut également espérer recréer des emplois, mais uniquement faiblement rémunérés, et non les emplois à forte rémunération des années 1950.
Si Trump entend véritablement tacler les inégalités, il va lui falloir réécrire les règles, de sorte que ces règles avantagent l’ensemble de la société, et pas seulement ceux qui appartiennent à son univers.
Le premier point à l’ordre du jour doit consister à dynamiser l’investissement, afin de rétablir une solide croissance à long terme. Il incombe plus précisément à Trump de privilégier les dépenses dédiées aux infrastructures à la recherche. En effet, constat déroutant pour un pays dont la réussite économique se fonde sur l’innovation technologique, la part du PIB américain dédiée aux investissements dans la recherche fondamentale est aujourd’hui inférieure à ce qu’elle était il y a un demi-siècle.
La modernisation des infrastructures permettrait d’améliorer le rendement des investissements privés, qui sont également à la traîne. Si les petites et moyennes entreprises pouvaient bénéficier d’un meilleur accès au financement, notamment les sociétés dirigées par des femmes, l’investissement privé s’en trouverait également stimulé. La mise en place d’une taxe carbone produirait en outre un triple avantage : plus forte croissance via la modernisation des entreprises face aux coûts accrus des émissions de dioxyde de carbone, environnement plus écologique, et possibilité de dédier les recettes au financement d’infrastructures ainsi qu’à des efforts directs visant à combler la fracture économique américaine. Seulement voilà, Trump ayant pour position de nier le changement climatique, il est peu probable que le nouveau président exploite cette piste (ce qui pourrait conduire le reste du monde à introduire des taxes sur les produits américains fabriqués en violation des règles internationales sur le changement climatique).
Une approche globale est également nécessaire à l’amélioration de la répartition des revenus aux États-Unis, qui compte parmi les plus inégales au sein des économies développées. Bien que Trump ait promis d’augmenter le salaire minimum, il ne faut pas s’attendre de sa part à d’autres changements majeurs tels que le renforcement du pouvoir de discussion ainsi que des droits des travailleurs en matière de négociation collective, ou encore la limitation de la rémunération des PDG ainsi que de la financiarisation de la gouvernance des entreprises.
La réforme réglementaire doit s’étendre au-delà du simple exercice consistant à limiter les dégâts provoqués par le secteur financier, et doit veiller à ce que ce secteur serve véritablement la société.
Une note  publiée au mois d’avril par le Comité des conseillers économiques du président Barack Obama fait état d’une concentration croissante du marché dans de nombreux secteurs, ce qui signifie moins de concurrence et des prix plus élevés – une situation aussi propice à la diminution des revenus réels qu’une réduction pure et simple des salaires. L’Amérique doit s’attaquer à ces concentrations de la puissance de marché, et notamment à leurs plus récentes manifestations au travers de ce que l’on appelle l’économie du partage.
Le système fiscal régressif américain – qui alimente les inégalités en aidant les riches (et personne d’autre) à s’enrichir – doit également être réformé. Un objectif évident consisterait à supprimer le traitement spécifique des gains en capital et des dividendes. Un second consisterait à conduire les entreprises à payer des impôts – éventuellement en abaissant le taux d’imposition des sociétés qui investissent et créent des emplois aux États-Unis, tout en augmentant l’imposition de celles dont ce n’est pas le cas. En tant que bénéficiaire majeur de ce système, Trump et ses promesses de réformes vouées à favoriser les Américains ordinaires apparaissent néanmoins peu crédibles ; comme d’habitude avec les républicains, les changements opérés sur le plan de la fiscalité bénéficieront principalement aux plus fortunés.
De même, Trump décevra probablement sur le plan du renforcement de l’égalité des chances. Enseignement préscolaire pour tous et regain d’investissement dans les écoles publiques sont absolument essentiels si l’Amérique entend éviter de devenir un pays néo-féodal au sein duquel les atouts et les désavantages se transmettraient de génération en génération. Trump est pourtant resté presque entièrement silencieux sur cette question.
Le rétablissement d’une prospérité partagée exigerait que soient entreprises des politiques qui étendent l’accès à un logement et à des soins de santé abordables, qui garantissent des retraites offrant un minimum de dignité, et qui permettent à tous les Américains, indépendamment du niveau de richesse de leur famille, de pouvoir s’offrir des études postsecondaires en cohérence avec leurs capacités et points d’intérêt. Mais bien que j’imagine aisément le géant de l’immobilier Donald Trump entreprendre un programme massif de logement (bénéficiant principalement aux promoteurs dont il fait lui-même partie), sa promesse consistant à abroger la loi sur les soins abordables (Obamacare), si elle était appliquée, laisserait plusieurs millions d’Américains sans assurance santé. (Peu après l’élection, Trump néanmoins a indiqué qu’il procéderait avec prudence dans ce domaine.)
Les difficultés soulevées par ce mécontentement que ressentent les Américains – conséquence de plusieurs décennies de négligence – ne pourront être résolues ni rapidement, ni au moyen d’outils conventionnels. Une stratégie véritablement efficace intégrerait des solutions moins conventionnelles, en faveur desquelles il est peu probable que s’inscrivent les intérêts d’affaires des républicains. Il pourrait par exemple être permis aux citoyens de renforcer la sécurité de leur retraite en plaçant plus d’argent sur leurs comptes de sécurité sociale, ce qui augmenterait proportionnellement leurs prestations de retraite. Par ailleurs, une politique globale sur le plan de la famille et des congés maladie permettrait aux Américains de trouver un équilibre moins éprouvant entre vie professionnelle et vie privée.
De même, une option publique en matière de financement des logements pourrait consister à permettre à quiconque paye régulièrement des impôts d’accéder à un prêt hypothécaire avec mise de fonds de 20 %, en cohérence avec sa capacité de remboursement, et selon un taux d’intérêt légèrement supérieur à celui auquel l’État peut emprunter et rembourser sa propre dette. Les paiements se trouveraient canalisés au travers du système d’impôt sur le revenu.
Beaucoup de choses ont changé depuis que le président Ronald Reagan a commencé à affaiblir la classe moyenne en orientant les bénéfices de la croissance vers le sommet de la pyramide. Or, les politiques et institutions américaines n’ont pas suivi le rythme de cette évolution. Qu’il s’agisse du rôle des femmes dans le monde du travail, de l’avènement d’Internet, ou encore de la diversification culturelle, l’Amérique du XXIsiècle est fondamentalement différente de l’Amérique des années 1980.
Si Trump entend véritablement aider ceux qui se sentent abandonnés, il va lui falloir transcender les luttes idéologiques du passé. Les idées ici évoquées ne portent pas seulement sur l’économie : elles visent à établir une société dynamique, ouverte et équitable, qui honore la promesse des valeurs que chérissent tant les Américains. Mais bien qu’elles s’inscrivent à certains égards en cohérence avec les promesses de campagne formulées par Trump, elles se situent à de nombreux autres égards aux antipodes de ces promesses.
Bien difficile à décrypter, ma boule de cristal annonce prochainement une réécriture des règles, mais pas une réécriture destinée à corriger les graves erreurs commises pendant la révolution Reagan, étape majeure sur ce triste chemin qui a laissé tant d’Américains sur la touche. Il faut plutôt s’attendre à ce que les nouvelles règles viennent aggraver la situation, en privant de rêve américain une part croissante de la population.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia, et économiste en chef à l’Institut Roosevelt. Son ouvrage le plus récent s’intitule The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe .
 
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