Comment adapter la tarification du carbone aux réalités de l'Afrique

Vendredi 31 Janvier 2025

La tarification du carbone constitue un outil essentiel de la politique climatique. En attribuant une valeur monétaire aux émissions de gaz à effet de serre, elle incite les entreprises à réduire leurs émissions, et génère des recettes qui peuvent être consacrées au développement durable.


Plus de 70 juridictions à travers le monde  ont d’ores et déjà mis en place des taxes sur le carbone ou des systèmes d’échange de droits d’émission, afin de concilier croissance économique et objectifs climatiques.

La communauté internationale s’est récemment attachée à renforcer les cadres des marchés mondiaux du carbone. Lors de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP29) qui s’est tenue l’an dernier à Bakou, en Azerbaïdjan, les États ont finalisé les négociations relatives à l’article 6 de l’accord de Paris sur le climat, qui vise à normaliser ces marchés. Il s’agissait d’adopter des règles pour faciliter la coopération transfrontalière autour des projets de réduction des émissions.

Bien que la transparence et la responsabilité prévues par ces règles soient vouées à renforcer la confiance dans les marchés du carbone, un cadre normalisé présente certains risques pour l’Afrique. Il risque notamment de ne pas répondre aux besoins du continent, d’exacerber les inégalités, et d’entraver le développement. Près de 600 millions d’Africains  n’ont toujours pas accès à l’électricité, et la biomasse représente 45 % de l’approvisionnement énergétique du continent, ce qui rend les ménages ruraux et à faibles revenus particulièrement vulnérables à des politiques de tarification du carbone mal adaptées aux réalités socio-économiques et environnementales singulières de l’Afrique.

Une taxe forfaitaire sur le carbone, par exemple, non accompagnée de subventions ciblées, d’investissements de l’État et de financements internationaux, pourrait peser de manière disproportionnée sur les ménages ruraux et à faibles revenus, les maintenant ainsi dans la pauvreté, et compromettant les efforts d’électrification. Le passage aux énergies renouvelables nécessite des dépenses initiales importantes dans les d’infrastructures, et la tarification du carbone doit être structurée de manière à faciliter cette transition, pas à l’entraver.

L’Afrique est par ailleurs extrêmement vulnérable aux chocs climatiques, comme l’illustrent les sécheresses récurrentes  au Sahel et les inondations catastrophiques  au Mozambique. Les pays africains  perdent en moyenne chaque année 2 à 5 % de leur PIB à cause du changement climatique, et nombre d’entre eux consacrent jusqu’à 9 % de leur budget annuel à la lutte contre les phénomènes météorologiques extrêmes, ce qui pèse lourdement sur leur économie.

Pour adapter les modèles de tarification du carbone aux réalités de l’Afrique, il est nécessaire que les dirigeants politiques encouragent le réinvestissement stratégique de toutes les recettes qui en découlent dans des secteurs essentiels tels que l’éducation, la santé et les énergies renouvelables. En Afrique du Sud, les recettes de la taxe carbone sont affectées à des projets d’énergie propre, élargissant ainsi l’accès à l’énergie solaire dans les régions mal desservies. Ce « recyclage des recettes » atténue les effets régressifs de la tarification du carbone, tout en faisant reculer la pauvreté énergétique et en favorisant un développement inclusif.

La mise en œuvre progressive de modèles de tarification du carbone, présentant dans un premier temps des prix peu élevés, permettrait aux pays africains de s’adapter graduellement aux exigences d’une économie verte, sans étouffer la croissance. Dans le même temps, le développement lent et régulier de cadres d’évaluation, de reporting et de vérification faciliterait l’identification et la rectification des erreurs, ce qui aboutirait à des systèmes plus solides et plus fiables. Cette approche minimise les chocs économiques souvent associés aux transitions brutales, et offre une trajectoire concrète vers le développement durable.

Les partenariats public-privé constituent un puissant outil de mobilisation d’investissements dans les technologies vertes et les projets de crédits carbone, ainsi que d’alignement des objectifs environnementaux et sociaux. À titre d’exemple, l’initiative du Rwanda  pour des solutions de cuisson sans pollution, qui fait appel à l’expertise et aux fonds du secteur privé pour la distribution d’équipements de cuisson efficients, a permis de réduire les émissions et d’améliorer la santé des ménages ruraux.

Le recours aux solutions fondées sur la nature est tout aussi essentiel. Les forêts tropicales, les zones humides et les tourbières d’Afrique stockent d’immenses quantités de carbone, le bassin du Congo renfermant à lui seul plus de 30 milliards de tonnes  de dioxyde de carbone. Ces actifs pourraient générer des crédits carbone de grande qualité, ce qui permettrait à la fois d’attirer des financements internationaux et de préserver des écosystèmes essentiels. Dans le cadre de l’Initiative pour les forêts d’Afrique centrale (CAFI), financée par plusieurs donateurs sous l’égide des Nations Unies, le programme novateur de crédits carbone entrepris par le Gabon a permis de préserver de vastes superficies de forêt au sein du pays. Le Gabon a ainsi obtenu un engagement de 150 millions $ sur dix ans, dans le cadre d’un accord conclu en 2019  avec la CAFI.

Bien que la tarification du carbone présente un immense potentiel de réponse aux besoins de l’Afrique sur le plan du climat et du développement, un certain nombre d’obstacles à sa mise en œuvre demeurent, qu’il va s’agir de surmonter au moyen d’interventions soigneusement ciblées. Premièrement, certaines fragilités institutionnelles pourraient compromettre la solidité des évaluations, des rapports et des vérifications, qui sont essentiels pour assurer une crédibilité et attirer des investissements. Des organisations internationales telles que le Programme des Nations Unies pour l’environnement et la Banque mondiale pourraient contribuer à l’opérationnalisation des mécanismes de tarification du carbone dans les pays africains, en fournissant une formation technique et en soutenant le développement des infrastructures nécessaires.

Un autre défi pour les pays africains réside dans l’acceptation sociale de la tarification du carbone. Ces politiques étant susceptibles de provoquer une réaction populaire négative, si elles étaient perçues comme injustes ou simplement mal expliquées, il est nécessaire que les gouvernements fassent preuve de transparence quant au réinvestissement des recettes générées. Il est également possible que ces fonds ne suffisent pas à répondre aux besoins de l’Afrique en matière d’énergie et d’infrastructures, auquel cas plusieurs outils complémentaires  tels que les obligations vertes, les mécanismes de financement mixte et les financements internationaux de lutte contre le changement climatique pourraient contribuer à combler l’écart.

Un marché panafricain du carbone, coordonné par des institutions telles que la Zone de libre-échange continentale africaine, pourrait transformer des efforts nationaux dispersés en une démarche unifiée. Ce marché permettrait d’abaisser les barrières à l’entrée pour les économies de moindre envergure, d’harmoniser les normes, et d’attirer des investissements internationaux. Il renforcerait également le rôle de l’Afrique dans la promotion de solutions climatiques fondées sur la nature, permettant ainsi au continent de réduire les émissions mondiales tout en soutenant les communautés locales.

Tandis que le monde se prépare à la COP30 de Belém, au Brésil, les pays africains ont l’opportunité de plaider en faveur de mécanismes équitables de tarification du carbone, qui alignent l’action climatique sur le développement durable. S’il est indispensable de réduire les émissions, il est tout aussi important de garantir la justice et l’équité pour les communautés les plus vulnérables au changement climatique.

Rim Berahab est économiste principale au Policy Center for the New South. Otaviano Canuto a été vice-président et directeur exécutif de la Banque mondiale, directeur exécutif du Fonds monétaire international, vice-président de la Banque interaméricaine de développement, et vice-ministre des Finances du Brésil. Il est chercheur principal non résident à la Brookings Institution, et chercheur principal au Policy Center for the New South.
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