Dans le temps, les journalistes et les rédacteurs en chef avaient un rôle de contrôle et d'arbitrage de la diffusion de l'information. Les agrégateurs humains d'information sélectionnaient celles qui étaient crédibles et privilégiaient la diversité de points de vue. Nous leur faisions confiance en raison du professionnalisme et de l'intégrité du processus.
Dans l'Agora d'aujourd'hui, ce modèle de journalisme - et ce rôle du journalisme en tant que pilier de la démocratie - est devenu obsolète. Les médias traditionnels ont perdu pour l'essentiel leur fonction de filtre et de contrôle de l'information, aussi les fausses nouvelles peuvent-elles atteindre instantanément une énorme audience.
Il en est de même des mesures de contrôle ou de censure de l'expression, que le censeur soit un organisme public ou privé. Le défi consiste à redéfinir les paramètres du discours dans la nouvelle sphère publique sans porter atteinte au pluralisme. De récents exemples illustrent le risque de jeter le bébé avec l'eau du bain.
Malgré leur titres souvent terrifiants, l'influence des fausses nouvelles sur les décisions politiques semble limité. Selon l'Institut Reuters pour l'étude du journalisme à l'université d'Oxford, l'audience des fausses nouvelles se limite essentiellement aux groupes qui cherchent à conforter leur point de vue et leurs préjugés. Pour autant, cela ne rend pas les fausses nouvelles moins dangereuses. Elles alimentent - et sont alimentées - par la polarisation et paradoxalement, en discuter peut renforcer leur impact.
Cela tient à ce que les fausses nouvelles ébranlent la confiance à l'égard de l'ensemble des médias et renforcent dans leur conviction ceux qui estiment qu'il est impossible de séparer le vrai du faux. Quand les gens ne savent plus à qui ou à quoi se fier, la capacité des journalistes à dénoncer les abus des puissants s'en trouve affaiblie. Cette tendance s'accentue d'autant plus que la sophistication du trucage des images ou des vidéos rend de plus en plus difficile l'identification de fausses informations présentées sous cette forme.
De toute évidence, il faut réagir face aux défauts de cuirasse de la sphère publique numérique. Selon certains, il faudrait bloquer les sites douteux ou les faire disparaître des moteurs de recherche. Ainsi Facebook censure les contenus douteux et a créé un centre de contrôle destiné à combattre la désinformation en période électorale, tandis que Google et Twitter envisagent des mesures analogues. De leur côté, les autorités font pression sur ces plateformes numériques pour accéder aux données privées de leurs utilisateurs qui publient de fausses nouvelles, diffament, insultent ou appellent à la haine. Nous pensons cependant que ces mesures, aussi bien intentionnées soient-elles, sont profondément mal inspirées.
Au cœur de toute véritable démocratie se trouve un consensus politique et un arbitrage qui reposent sur la capacité de la population à débattre et à exprimer des désaccords. Il n'appartient pas à des entités privées - ou à des institutions publiques en l'espèce - de censurer ce processus. Il vaudrait mieux veiller à ce que les citoyens aient accès à un large éventail d'opinions et d'idées et comprennent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent. La liberté d'expression comporte le droit de recevoir et de transmettre librement des informations. Cela passe par la liberté des médias et leur pluralisme, liberté inscrite dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Des études montrent que la plupart des citoyens sont favorables à l'existence de sources d'information diverses et fiables. Il est de la responsabilité des dirigeants politiques d'y veiller.
Un rapport de mars 2018 du groupe d'experts de haut niveau de la Commission européenne sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne (que l'un de nous, de Cock Buning, a présidé) propose une feuille de route pour cela, et le récent Plan d'action de la Commission européenne constitue un bon point de départ. Mais il faut faire davantage.
Il n'existe pas de stratégie miracle pour combattre la désinformation. Néanmoins, pour être efficace, elle doit étendre la responsabilité à travers l'ensemble des systèmes d'information et prendre en compte les droits fondamentaux qui s'y rapportent.
A titre d'exemple, les médias professionnels doivent faire davantage pour garantir la véracité de leurs informations. Les technologies de vérification des faits peuvent y contribuer dans la mesure où elles sont libres de toute interférence politique ou économique. Google, Facebook et Twitter ne doivent pas être partie prenante du processus.
Les grandes entreprises d'Internet, les "Big Tech", commencent à prendre des responsabilités en s'engageant à respecter un Code de bonne conduite basé sur les 10 grands principes du rapport du groupe d'experts de haut niveau. Mais elles peuvent aussi lutter contre les fausses nouvelles par d'autres moyens, par exemple en fournissant des interfaces client pour filtrer les nouvelles légitimes, tout en assurant leur diversité dans le temps dans les médias sociaux et en faisant une priorité de la rediffusion des informations vérifiées. Les plateformes peuvent aussi améliorer leur transparence quant à leurs algorithmes et à l'utilisation qu'elles font de leurs données. Dans l'idéal, ces algorithmes devraient donner davantage de contrôle sur les contenus qu'ils reçoivent aux utilisateurs des réseaux sociaux et intégrer des applications de vérification des faits développées par des médias fiables.
Les plateformes doivent aussi identifier clairement leurs sources d'information, notamment dans le champ commercial et politique. Il faudrait qu'un grand nombre de ces mesures applicables immédiatement entrent en vigueur avant les élections européennes de mai 2019.
Une nouvelle collaboration internationale et une meilleure législation sont aussi nécessaires pour veiller à ce que la loi et la réglementation protègent les victimes de diffamation, d'injures ou de menaces, sans porter atteinte à la liberté d'expression et aux droits des lanceurs d'alerte. Les conflits à ce sujet ne doivent pas avoir d'issue légale si seule l'une des parties a véritablement accès à une instance judiciaire.
Enfin, les entreprises qui gèrent ces plateformes numériques doivent coopérer avec les écoles, les associations et les organes d'information pour renforcer l'éducation aux médias. Les chiffres montrent que la plupart des gens ont de la difficulté à distinguer une fausse nouvelle d'une vraie.
Aussi bien intentionnées soient les mesures pour supprimer les fausses nouvelles de cette nouvelle place publique qu'est Internet, elles seront contre-productives. Nous ne devons pas abandonner à l'Etat ou à des sociétés privées le droit de décider des informations auxquelles nous pouvons accéder. L'Histoire de la démocratie est sans ambiguïté : c'est le pluralisme et non la censure, publique ou privée, qui est la meilleure protection contre les fausses nouvelles.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Madeleine de Cock Buning est professeur spécialisée en politique numérique, économie et société à l'Ecole de gouvernance transnationale de l'Institut universitaire européen. Elle a présidé le groupe d'experts de haut niveau de la Commission européenne sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne. Miguel Poiares Maduro est directeur de l'Ecole de gouvernance transnationale de l'Institut universitaire européen. Il a été membre du groupe d'experts de haut niveau de la Commission européenne sur la liberté et le pluralisme des médias.
Dans l'Agora d'aujourd'hui, ce modèle de journalisme - et ce rôle du journalisme en tant que pilier de la démocratie - est devenu obsolète. Les médias traditionnels ont perdu pour l'essentiel leur fonction de filtre et de contrôle de l'information, aussi les fausses nouvelles peuvent-elles atteindre instantanément une énorme audience.
Il en est de même des mesures de contrôle ou de censure de l'expression, que le censeur soit un organisme public ou privé. Le défi consiste à redéfinir les paramètres du discours dans la nouvelle sphère publique sans porter atteinte au pluralisme. De récents exemples illustrent le risque de jeter le bébé avec l'eau du bain.
Malgré leur titres souvent terrifiants, l'influence des fausses nouvelles sur les décisions politiques semble limité. Selon l'Institut Reuters pour l'étude du journalisme à l'université d'Oxford, l'audience des fausses nouvelles se limite essentiellement aux groupes qui cherchent à conforter leur point de vue et leurs préjugés. Pour autant, cela ne rend pas les fausses nouvelles moins dangereuses. Elles alimentent - et sont alimentées - par la polarisation et paradoxalement, en discuter peut renforcer leur impact.
Cela tient à ce que les fausses nouvelles ébranlent la confiance à l'égard de l'ensemble des médias et renforcent dans leur conviction ceux qui estiment qu'il est impossible de séparer le vrai du faux. Quand les gens ne savent plus à qui ou à quoi se fier, la capacité des journalistes à dénoncer les abus des puissants s'en trouve affaiblie. Cette tendance s'accentue d'autant plus que la sophistication du trucage des images ou des vidéos rend de plus en plus difficile l'identification de fausses informations présentées sous cette forme.
De toute évidence, il faut réagir face aux défauts de cuirasse de la sphère publique numérique. Selon certains, il faudrait bloquer les sites douteux ou les faire disparaître des moteurs de recherche. Ainsi Facebook censure les contenus douteux et a créé un centre de contrôle destiné à combattre la désinformation en période électorale, tandis que Google et Twitter envisagent des mesures analogues. De leur côté, les autorités font pression sur ces plateformes numériques pour accéder aux données privées de leurs utilisateurs qui publient de fausses nouvelles, diffament, insultent ou appellent à la haine. Nous pensons cependant que ces mesures, aussi bien intentionnées soient-elles, sont profondément mal inspirées.
Au cœur de toute véritable démocratie se trouve un consensus politique et un arbitrage qui reposent sur la capacité de la population à débattre et à exprimer des désaccords. Il n'appartient pas à des entités privées - ou à des institutions publiques en l'espèce - de censurer ce processus. Il vaudrait mieux veiller à ce que les citoyens aient accès à un large éventail d'opinions et d'idées et comprennent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent. La liberté d'expression comporte le droit de recevoir et de transmettre librement des informations. Cela passe par la liberté des médias et leur pluralisme, liberté inscrite dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Des études montrent que la plupart des citoyens sont favorables à l'existence de sources d'information diverses et fiables. Il est de la responsabilité des dirigeants politiques d'y veiller.
Un rapport de mars 2018 du groupe d'experts de haut niveau de la Commission européenne sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne (que l'un de nous, de Cock Buning, a présidé) propose une feuille de route pour cela, et le récent Plan d'action de la Commission européenne constitue un bon point de départ. Mais il faut faire davantage.
Il n'existe pas de stratégie miracle pour combattre la désinformation. Néanmoins, pour être efficace, elle doit étendre la responsabilité à travers l'ensemble des systèmes d'information et prendre en compte les droits fondamentaux qui s'y rapportent.
A titre d'exemple, les médias professionnels doivent faire davantage pour garantir la véracité de leurs informations. Les technologies de vérification des faits peuvent y contribuer dans la mesure où elles sont libres de toute interférence politique ou économique. Google, Facebook et Twitter ne doivent pas être partie prenante du processus.
Les grandes entreprises d'Internet, les "Big Tech", commencent à prendre des responsabilités en s'engageant à respecter un Code de bonne conduite basé sur les 10 grands principes du rapport du groupe d'experts de haut niveau. Mais elles peuvent aussi lutter contre les fausses nouvelles par d'autres moyens, par exemple en fournissant des interfaces client pour filtrer les nouvelles légitimes, tout en assurant leur diversité dans le temps dans les médias sociaux et en faisant une priorité de la rediffusion des informations vérifiées. Les plateformes peuvent aussi améliorer leur transparence quant à leurs algorithmes et à l'utilisation qu'elles font de leurs données. Dans l'idéal, ces algorithmes devraient donner davantage de contrôle sur les contenus qu'ils reçoivent aux utilisateurs des réseaux sociaux et intégrer des applications de vérification des faits développées par des médias fiables.
Les plateformes doivent aussi identifier clairement leurs sources d'information, notamment dans le champ commercial et politique. Il faudrait qu'un grand nombre de ces mesures applicables immédiatement entrent en vigueur avant les élections européennes de mai 2019.
Une nouvelle collaboration internationale et une meilleure législation sont aussi nécessaires pour veiller à ce que la loi et la réglementation protègent les victimes de diffamation, d'injures ou de menaces, sans porter atteinte à la liberté d'expression et aux droits des lanceurs d'alerte. Les conflits à ce sujet ne doivent pas avoir d'issue légale si seule l'une des parties a véritablement accès à une instance judiciaire.
Enfin, les entreprises qui gèrent ces plateformes numériques doivent coopérer avec les écoles, les associations et les organes d'information pour renforcer l'éducation aux médias. Les chiffres montrent que la plupart des gens ont de la difficulté à distinguer une fausse nouvelle d'une vraie.
Aussi bien intentionnées soient les mesures pour supprimer les fausses nouvelles de cette nouvelle place publique qu'est Internet, elles seront contre-productives. Nous ne devons pas abandonner à l'Etat ou à des sociétés privées le droit de décider des informations auxquelles nous pouvons accéder. L'Histoire de la démocratie est sans ambiguïté : c'est le pluralisme et non la censure, publique ou privée, qui est la meilleure protection contre les fausses nouvelles.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Madeleine de Cock Buning est professeur spécialisée en politique numérique, économie et société à l'Ecole de gouvernance transnationale de l'Institut universitaire européen. Elle a présidé le groupe d'experts de haut niveau de la Commission européenne sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne. Miguel Poiares Maduro est directeur de l'Ecole de gouvernance transnationale de l'Institut universitaire européen. Il a été membre du groupe d'experts de haut niveau de la Commission européenne sur la liberté et le pluralisme des médias.