La crise de la démocratie n’est pourtant pas totalement nouvelle. Lorsque j’étais étudiant à Delhi, au début des années 1970, il était considéré comme de notoriété publique que les États-Unis « participaient » aux élections indiennes. Alors comme aujourd’hui, les rumeurs que faisaient circuler des canaux de communication informels rendaient difficile au citoyen la tâche de séparer la fiction des faits. Une blague – qui n’en était pas toujours une – avait cours : si vous suspectiez quelqu’un d’être un agent de la CIA, vous deviez immédiatement téléphoner au bureau local des services de renseignements indiens, mais ne pas vous étonner si, à l’autre bout de la ligne, cette personne décrochait elle-même le téléphone.
Cela dit, les événements atteignent aujourd’hui un tout autre niveau. Le Royaume-Uni quittera bientôt l’Union européenne, avec ou sans accord de sortie finalisé. Et les États-Unis se sont lancés dans l’escalade de la guerre commerciale, qui pourrait se poursuivre par une ravageuse guerre des devises. Comment tout cela peut-il survenir dans des démocraties, et que pouvons-nous y faire ?
En réponse à la première question, on peut émettre l’hypothèse que les nouvelles technologies numériques modifient les motivations structurelles des entreprises, des partis politiques et des principales institutions. Prenons le cas des entreprises. La possession de données personnelles permettant de renseigner les préférences et les comportements des consommateurs produit de tels rendements à l’échelle que quelques géants monopolisent les marchés. En d’autres termes, les marchés s’orientent de plus en plus vers un jeu où le gagnant remporte toute la mise : nombreuses sont les entreprises qui peuvent se concurrencer, mais le butin revient en totalité au vainqueur.
La démocratie représentative connaît la même dérive. Les avantages obtenus par le gain d’une élection sont devenus tels que les partis politiques ne peuvent probablement manquer de s’abaisser à de nouvelles compromissions pour décrocher la victoire ni de mettre à profit, comme les entreprises, les données collectées sur les préférences et le comportement des électeurs, qu’accompagnent de nouvelles stratégies pour cibler les groupes les plus influençables, par conséquent les plus décisifs, de l’électorat.
Les responsables et partis politiques de bonne volonté sont donc placés devant un dilemme. Si un parti « malhonnête » est prêt à propager la haine et le racisme pour augmenter ses chances de remporter une élection, que peut faire un parti « honnête » ? S’il demeure fidèle à ses principes, il peut abandonner la victoire au parti « malhonnête », qui fera plus de mal encore une fois parvenu au pouvoir. Il est donc possible que le parti « honnête » tente de prévenir une telle extrémité en descendant d’un palier sur l’échelle morale, précipitant ainsi la course à l’abîme. C’est le problème que pose toujours un jeu où le gagnant rafle la mise. Lorsque la deuxième place ne rapporte rien, le coût de la captation par un seul peut s’avérer intolérablement élevé.
Mais le problème n’est pas aussi désespéré qu’il paraît. À la lumière de la crise actuelle de la démocratie, nous ferions bien de relire l’essai pionnier de Václav Havel, rédigé en 1978, « Le Pouvoir des sans-pouvoir ». L’argument de ce texte, d’abord publié en samizdat, c’est-à-dire diffusé clandestinement, en Tchécoslovaquie, est aussi simple que fort. Les dictatures et autres formes d’autoritarisme omnipotent peuvent apparaître comme de grandes structures hiérarchisées mais, en dernière analyse, elles ne sont que le résultat des croyances et des choix des citoyens ordinaires. Havel ne disposait pas des outils de la théorie économique moderne pour démontrer formellement son point de vue. Dans mon dernier ouvrage, The Republic of Beliefs (« La République des croyances »), je montre comment on peut lui donner une structure formelle en utilisant la théorie des jeux, celle-ci indiquant à son tour que les individus ordinaires ont la possibilité d’effectuer des choix moraux, dont les grands acteurs institutionnels peuvent ne pas disposer.
« Le Pouvoir des sans-pouvoir » est amené à jouer, dans le sauvetage de la démocratie, un rôle fondamental. À la différence des entreprises et des partis politiques, les citoyens ordinaires ne sont pas enfermés dans un jeu où le gagnant rafle la mise, car ils peuvent tenir, à leur simple échelle, des engagements moraux sans devoir pour cela payer des coûts exorbitants.
Prenons le cas d’un fabricant de chaussures dans un pays en développement. Si le secteur ne comporte que deux entreprises, celle qui refuse de violer les normes minimales du travail risque de perdre le marché tout entier face à son concurrent immoral, qui, au bout du compte, vendra ses chaussures moins cher. Mais si les consommateurs montrent qu’ils sont disposés à payer un peu plus cher des chaussures qui ne sont pas fabriquées en violant les règles du travail, ils peuvent remettre en cause l’avantage acquis par l’entreprise immorale.
La même dynamique s’applique à une élection. Pour l’essentiel, la théorie électorale classique, dont les pionniers furent le spécialiste de mathématiques statistiques et théoricien de l’économie Harold Hotelling et l’analyste des choix politiques Anthony Downs, considère que les gens votent en fonction de leurs intérêts particuliers. Mais si les citoyens décident de contenir ceux-ci dans les bornes d’un code moral, les pratiques immorales de campagne se traduiront soudainement par un coût, bien plus qu’elles ne procureront un avantage. Sebastian Haffner, dans son manuscrit inachevé publié après sa mort sous le titre Histoire d’un Allemand, exprime un point de vue similaire. Comme le note Cass Sunstein en commentant Haffner : « Le garde-fou ultime contre les aspirants à l’autoritarisme et les loups de toutes sortes, se dresse à l’intérieur des consciences individuelles. »
Pour que les citoyens ordinaires mettent en place et respectent un tel code moral, il nous faut au minimum dispenser une éducation civique de meilleure qualité, de sorte que les gens comprennent le pouvoir latent dont ils disposent et que les usagers des plateformes numériques apprennent à vérifier les sources des nouveaux récits qu’on leur délivre.
Je crois qu’existent des entreprises et des groupes politiques véritablement désireux d’adhérer à des normes morales minimales, mais qui ne le peuvent pas, par crainte de tout perdre. Les électeurs doivent apprendre que leurs décisions, qu’ils consomment ou qu’ils votent, peuvent transformer de fond en comble la nature du jeu auquel se livrent les entreprises et la classe politique. L’avenir de la démocratie est entre les mains des citoyens.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Kaushik Basu, ancien chef économiste de la Banque mondiale, ancien conseiller économique en chef du gouvernement indien, est professeur d’économie à l’université Cornell et directeur de recherche (Senior Fellow) non-résident à la Brookings Institution.
© Project Syndicate 1995–2018
Cela dit, les événements atteignent aujourd’hui un tout autre niveau. Le Royaume-Uni quittera bientôt l’Union européenne, avec ou sans accord de sortie finalisé. Et les États-Unis se sont lancés dans l’escalade de la guerre commerciale, qui pourrait se poursuivre par une ravageuse guerre des devises. Comment tout cela peut-il survenir dans des démocraties, et que pouvons-nous y faire ?
En réponse à la première question, on peut émettre l’hypothèse que les nouvelles technologies numériques modifient les motivations structurelles des entreprises, des partis politiques et des principales institutions. Prenons le cas des entreprises. La possession de données personnelles permettant de renseigner les préférences et les comportements des consommateurs produit de tels rendements à l’échelle que quelques géants monopolisent les marchés. En d’autres termes, les marchés s’orientent de plus en plus vers un jeu où le gagnant remporte toute la mise : nombreuses sont les entreprises qui peuvent se concurrencer, mais le butin revient en totalité au vainqueur.
La démocratie représentative connaît la même dérive. Les avantages obtenus par le gain d’une élection sont devenus tels que les partis politiques ne peuvent probablement manquer de s’abaisser à de nouvelles compromissions pour décrocher la victoire ni de mettre à profit, comme les entreprises, les données collectées sur les préférences et le comportement des électeurs, qu’accompagnent de nouvelles stratégies pour cibler les groupes les plus influençables, par conséquent les plus décisifs, de l’électorat.
Les responsables et partis politiques de bonne volonté sont donc placés devant un dilemme. Si un parti « malhonnête » est prêt à propager la haine et le racisme pour augmenter ses chances de remporter une élection, que peut faire un parti « honnête » ? S’il demeure fidèle à ses principes, il peut abandonner la victoire au parti « malhonnête », qui fera plus de mal encore une fois parvenu au pouvoir. Il est donc possible que le parti « honnête » tente de prévenir une telle extrémité en descendant d’un palier sur l’échelle morale, précipitant ainsi la course à l’abîme. C’est le problème que pose toujours un jeu où le gagnant rafle la mise. Lorsque la deuxième place ne rapporte rien, le coût de la captation par un seul peut s’avérer intolérablement élevé.
Mais le problème n’est pas aussi désespéré qu’il paraît. À la lumière de la crise actuelle de la démocratie, nous ferions bien de relire l’essai pionnier de Václav Havel, rédigé en 1978, « Le Pouvoir des sans-pouvoir ». L’argument de ce texte, d’abord publié en samizdat, c’est-à-dire diffusé clandestinement, en Tchécoslovaquie, est aussi simple que fort. Les dictatures et autres formes d’autoritarisme omnipotent peuvent apparaître comme de grandes structures hiérarchisées mais, en dernière analyse, elles ne sont que le résultat des croyances et des choix des citoyens ordinaires. Havel ne disposait pas des outils de la théorie économique moderne pour démontrer formellement son point de vue. Dans mon dernier ouvrage, The Republic of Beliefs (« La République des croyances »), je montre comment on peut lui donner une structure formelle en utilisant la théorie des jeux, celle-ci indiquant à son tour que les individus ordinaires ont la possibilité d’effectuer des choix moraux, dont les grands acteurs institutionnels peuvent ne pas disposer.
« Le Pouvoir des sans-pouvoir » est amené à jouer, dans le sauvetage de la démocratie, un rôle fondamental. À la différence des entreprises et des partis politiques, les citoyens ordinaires ne sont pas enfermés dans un jeu où le gagnant rafle la mise, car ils peuvent tenir, à leur simple échelle, des engagements moraux sans devoir pour cela payer des coûts exorbitants.
Prenons le cas d’un fabricant de chaussures dans un pays en développement. Si le secteur ne comporte que deux entreprises, celle qui refuse de violer les normes minimales du travail risque de perdre le marché tout entier face à son concurrent immoral, qui, au bout du compte, vendra ses chaussures moins cher. Mais si les consommateurs montrent qu’ils sont disposés à payer un peu plus cher des chaussures qui ne sont pas fabriquées en violant les règles du travail, ils peuvent remettre en cause l’avantage acquis par l’entreprise immorale.
La même dynamique s’applique à une élection. Pour l’essentiel, la théorie électorale classique, dont les pionniers furent le spécialiste de mathématiques statistiques et théoricien de l’économie Harold Hotelling et l’analyste des choix politiques Anthony Downs, considère que les gens votent en fonction de leurs intérêts particuliers. Mais si les citoyens décident de contenir ceux-ci dans les bornes d’un code moral, les pratiques immorales de campagne se traduiront soudainement par un coût, bien plus qu’elles ne procureront un avantage. Sebastian Haffner, dans son manuscrit inachevé publié après sa mort sous le titre Histoire d’un Allemand, exprime un point de vue similaire. Comme le note Cass Sunstein en commentant Haffner : « Le garde-fou ultime contre les aspirants à l’autoritarisme et les loups de toutes sortes, se dresse à l’intérieur des consciences individuelles. »
Pour que les citoyens ordinaires mettent en place et respectent un tel code moral, il nous faut au minimum dispenser une éducation civique de meilleure qualité, de sorte que les gens comprennent le pouvoir latent dont ils disposent et que les usagers des plateformes numériques apprennent à vérifier les sources des nouveaux récits qu’on leur délivre.
Je crois qu’existent des entreprises et des groupes politiques véritablement désireux d’adhérer à des normes morales minimales, mais qui ne le peuvent pas, par crainte de tout perdre. Les électeurs doivent apprendre que leurs décisions, qu’ils consomment ou qu’ils votent, peuvent transformer de fond en comble la nature du jeu auquel se livrent les entreprises et la classe politique. L’avenir de la démocratie est entre les mains des citoyens.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Kaushik Basu, ancien chef économiste de la Banque mondiale, ancien conseiller économique en chef du gouvernement indien, est professeur d’économie à l’université Cornell et directeur de recherche (Senior Fellow) non-résident à la Brookings Institution.
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