Au moins quatre personnes sont mortes et des centaines ont été blessées dans les heurts violents qui ont éclaté aux frontières le week-end dernier, tandis que les forces gouvernementales ouvraient le feu afin d’empêcher l’opposition de faire entrer dans le pays des convois d’aide humanitaire.
Le régime Maduro est autoritaire, militarisé et prêt à tuer des civils pour se maintenir au pouvoir. La société est violemment divisée entre révolutionnaires mus par l’exemple de Hugo Chávez, le prédécesseur de Maduro, et une large opposition, qui se sent lésée. Chaque camp méprise l’autre. La question est donc aussi complexe que pratique : que faire pour aider le Venezuela à éviter la guerre civile et à s’orienter vers un avenir pacifique et démocratique ?
Devant cette gageure, l’administration du président des États-Unis Donald Trump a commis une énorme erreur d’appréciation. Lorsque les États-Unis – ainsi qu’un groupe de pays d’Amérique latine – ont décidé de reconnaître Guaidó comme président du Venezuela et de mettre hors la loi les échanges pétroliers avec le gouvernement Maduro, ils ont fait le pari que ces pressions suffiraient à renverser le régime. Comme un ancien haut responsable américain le confiait au Wall Street Journal : « Ils pensaient que l’affaire ne durerait pas vingt-quatre heures. »
Les erreurs de ce genre ne datent pas de l’administration Trump. À la mi-2011, le président Barack Obama et la secrétaire d’État Hillary Clinton annoncèrent que le président syrien Bachar Al-Assad devait « quitter le pouvoir ». Sur un ton similaire, en 2003, George W. Bush avait déclaré « mission accomplie », peu de temps après l’invasion de l’Irak par les Américains. Ces exemples traduisent l’arrogance d’une superpuissance qui, régulièrement, néglige les réalités locales.
Pour les connaisseurs de l’armée vénézuélienne, la capacité dont fait preuve Maduro à résister aux pressions intenses exercées par les États-Unis n’est pas une surprise. Les structures centralisées de son commandement, la surveillance du renseignement militaire et les intérêts personnels des officiers supérieurs qui contrôlent les principaux segments de l’économie rendent parfaitement improbable que l’armée s’en prenne à Maduro. Les provocations américaines pourraient créer un schisme entre les commandants militaires et des officiers plus jeunes, mais cela ne déboucherait que plus vraisemblablement vers une sanglante guerre civile. À cette date, on ne connaît aucune défection d’officier de haut rang disposant d’une autorité directe sur les troupes.
Confrontées à la perspective d’un changement de régime qui ne surviendrait que trop lentement, l’administration Trump et certains éléments de l’opposition vénézuélienne commencent d’envisager sérieusement une action militaire. Faisant écho aux termes utilisés par Trump lors d’un récent discours, Guaidó a écrit samedi qu’il demandait solennellement à la communauté internationale de « maintenir toutes les options ». De même, le sénateur Marco Rubio, qui se conduit comme l’expert autoproclamé de Trump sur le Venezuela, avertissait sur Twitter que la conduite de Maduro ouvrait la porte à des « actions multilatérales qui n’étaient pas sur la table voici vingt-quatre heures ».
De fait, ces idées, Trump semble depuis quelque temps les avoir en tête. Ancien directeur par intérim du FBI, Andrew McCabe a récemment révélé dans son livre The Threat [« La Menace », non traduit] que Trump avait lancé, lors d’une réunion en 2017, que les États-Unis devaient, pensait-il, entrer en guerre avec le Venezuela. Et McCabe de citer Trump : « Ils ont tout ce pétrole et ils sont juste là, dans notre arrière-cour. » Le commentaire fait écho à la déclaration de Trump en 2011, où il reprochait à Obama de se faire « arnaquer » parce que ce dernier ne demandait pas, en échange de l’aide américaine au renversement du dictateur Mouammar Kadhafi, la moitié du pétrole libyen.
Les interventions militaires des États-Unis ne répondent pas à leurs seuls intérêts économiques et commerciaux. La fermeté envers Maduro est très bien vue de nombreux électeurs américano-cubains ou américano-vénézuéliens en Floride, l’État du sénateur Rubio, qui sera l’un des États les plus disputés et les plus importants de l’élection présidentielle de 2020.
Les partisans d’une intervention militaire des États-Unis citent les exemples du Panama et de la Grenade, qui connurent une transition rapide sous la houlette américaine. Mais au contraire de ces deux pays, le Venezuela dispose d’une armée bien équipée, de plus de 100 000 soldats. Certes, les États-Unis pourraient vaincre l’armé vénézuélienne, mais nul besoin d’être aveugle aux atrocités des régimes autoritaires pour comprendre que les tentatives de les renverser se terminent souvent en catastrophe, comme cela s’est régulièrement vérifié dans les guerres américaines au Moyen-Orient.
Même en l’absence d’intervention militaire, la politique de sanctions des États-Unis, si elle est maintenue, ne manquera pas de créer une famine. En interrompant les échanges pétroliers du Venezuela avec les États-Unis et en menaçant de punir les entreprises non américaines qui entretiennent des relations commerciales avec la compagnie pétrolière nationale vénézuélienne, l’administration Trump donne naissance à l’un des systèmes de sanctions les plus punitifs mis en place dans l’histoire récente. Or ce n’est pas tant un coup d’État que risque de provoquer l’isolement économique d’un pays qui se nourrit essentiellement des recettes de ses exportations pétrolières, mais une famine de masse.
Les voisins du Venezuela et les dirigeants mondiaux doivent mettre de côté l’option militaire américaine. Le Venezuela a besoin d’une médiation sur le chemin de nouvelles élections, non d’une guerre. Il a également un besoin urgent d’une période intérimaire de trêve politique en 2019, afin de juguler l’hyperinflation, de restaurer les flux de nourriture et de médicaments, de reconstituer les listes électorales et de rebâtir les institutions qui lui permettront d’organiser des élections crédibles et pacifiques en 2020.
Une approche pragmatique pourrait envisager de laisser au gouvernement actuel le contrôle de l’armée, tandis que des techniciens, soutenus par l’opposition, prendraient en charge les finances, la banque centrale, la planification, l’aide humanitaire, les services de santé et les affaires étrangères. Les deux camps s’entendraient sur un calendrier devant conduire aux élections nationales de 2020 et sur la démilitarisation de la vie quotidienne, sous supervision internationale, ainsi que sur la restauration des droits civils et politiques et de la sûreté des personnes dans le pays.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies devrait coordonner la mise en œuvre d’une telle solution. Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies détermine l’action du Conseil de sécurité s’il « constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » ; il « fait [alors] des recommandations ou décide quelles mesures seront prises […] pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ». Le Conseil de sécurité est par ailleurs le lieu idoine, d’un point de vue pragmatique, car États-Unis, Chine et Russie ont tous trois intérêt, financièrement et politiquement, à trouver une solution pacifique au Venezuela. Les trois pays pourraient facilement s’entendre sur une feuille de route pour des élections en 2020. Le pape François et les gouvernements du Mexique et de l’Uruguay ont aussi proposé leurs bons offices pour trouver une issue pacifique, ce qui est encourageant.
Trump et d’autres dirigeants américains disent que le temps des négociations est révolu. Ils croient, si nécessaire, en une guerre courte et rapide. Les dirigeants de la planète – d’abord et surtout ceux d’Amérique latine – devraient ouvrir les yeux sur les risques d’une guerre dévastatrice, qui pourrait durer des années et s’étendre bien au-delà du Venezuela.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey Sachs est professeur des universités à Columbia. Francisco Rodríguez, chef économiste du cabinet Torino Economics, fut conseiller de l’ancien candidat à la présidence du Venezuela Henri Falcón.
Le régime Maduro est autoritaire, militarisé et prêt à tuer des civils pour se maintenir au pouvoir. La société est violemment divisée entre révolutionnaires mus par l’exemple de Hugo Chávez, le prédécesseur de Maduro, et une large opposition, qui se sent lésée. Chaque camp méprise l’autre. La question est donc aussi complexe que pratique : que faire pour aider le Venezuela à éviter la guerre civile et à s’orienter vers un avenir pacifique et démocratique ?
Devant cette gageure, l’administration du président des États-Unis Donald Trump a commis une énorme erreur d’appréciation. Lorsque les États-Unis – ainsi qu’un groupe de pays d’Amérique latine – ont décidé de reconnaître Guaidó comme président du Venezuela et de mettre hors la loi les échanges pétroliers avec le gouvernement Maduro, ils ont fait le pari que ces pressions suffiraient à renverser le régime. Comme un ancien haut responsable américain le confiait au Wall Street Journal : « Ils pensaient que l’affaire ne durerait pas vingt-quatre heures. »
Les erreurs de ce genre ne datent pas de l’administration Trump. À la mi-2011, le président Barack Obama et la secrétaire d’État Hillary Clinton annoncèrent que le président syrien Bachar Al-Assad devait « quitter le pouvoir ». Sur un ton similaire, en 2003, George W. Bush avait déclaré « mission accomplie », peu de temps après l’invasion de l’Irak par les Américains. Ces exemples traduisent l’arrogance d’une superpuissance qui, régulièrement, néglige les réalités locales.
Pour les connaisseurs de l’armée vénézuélienne, la capacité dont fait preuve Maduro à résister aux pressions intenses exercées par les États-Unis n’est pas une surprise. Les structures centralisées de son commandement, la surveillance du renseignement militaire et les intérêts personnels des officiers supérieurs qui contrôlent les principaux segments de l’économie rendent parfaitement improbable que l’armée s’en prenne à Maduro. Les provocations américaines pourraient créer un schisme entre les commandants militaires et des officiers plus jeunes, mais cela ne déboucherait que plus vraisemblablement vers une sanglante guerre civile. À cette date, on ne connaît aucune défection d’officier de haut rang disposant d’une autorité directe sur les troupes.
Confrontées à la perspective d’un changement de régime qui ne surviendrait que trop lentement, l’administration Trump et certains éléments de l’opposition vénézuélienne commencent d’envisager sérieusement une action militaire. Faisant écho aux termes utilisés par Trump lors d’un récent discours, Guaidó a écrit samedi qu’il demandait solennellement à la communauté internationale de « maintenir toutes les options ». De même, le sénateur Marco Rubio, qui se conduit comme l’expert autoproclamé de Trump sur le Venezuela, avertissait sur Twitter que la conduite de Maduro ouvrait la porte à des « actions multilatérales qui n’étaient pas sur la table voici vingt-quatre heures ».
De fait, ces idées, Trump semble depuis quelque temps les avoir en tête. Ancien directeur par intérim du FBI, Andrew McCabe a récemment révélé dans son livre The Threat [« La Menace », non traduit] que Trump avait lancé, lors d’une réunion en 2017, que les États-Unis devaient, pensait-il, entrer en guerre avec le Venezuela. Et McCabe de citer Trump : « Ils ont tout ce pétrole et ils sont juste là, dans notre arrière-cour. » Le commentaire fait écho à la déclaration de Trump en 2011, où il reprochait à Obama de se faire « arnaquer » parce que ce dernier ne demandait pas, en échange de l’aide américaine au renversement du dictateur Mouammar Kadhafi, la moitié du pétrole libyen.
Les interventions militaires des États-Unis ne répondent pas à leurs seuls intérêts économiques et commerciaux. La fermeté envers Maduro est très bien vue de nombreux électeurs américano-cubains ou américano-vénézuéliens en Floride, l’État du sénateur Rubio, qui sera l’un des États les plus disputés et les plus importants de l’élection présidentielle de 2020.
Les partisans d’une intervention militaire des États-Unis citent les exemples du Panama et de la Grenade, qui connurent une transition rapide sous la houlette américaine. Mais au contraire de ces deux pays, le Venezuela dispose d’une armée bien équipée, de plus de 100 000 soldats. Certes, les États-Unis pourraient vaincre l’armé vénézuélienne, mais nul besoin d’être aveugle aux atrocités des régimes autoritaires pour comprendre que les tentatives de les renverser se terminent souvent en catastrophe, comme cela s’est régulièrement vérifié dans les guerres américaines au Moyen-Orient.
Même en l’absence d’intervention militaire, la politique de sanctions des États-Unis, si elle est maintenue, ne manquera pas de créer une famine. En interrompant les échanges pétroliers du Venezuela avec les États-Unis et en menaçant de punir les entreprises non américaines qui entretiennent des relations commerciales avec la compagnie pétrolière nationale vénézuélienne, l’administration Trump donne naissance à l’un des systèmes de sanctions les plus punitifs mis en place dans l’histoire récente. Or ce n’est pas tant un coup d’État que risque de provoquer l’isolement économique d’un pays qui se nourrit essentiellement des recettes de ses exportations pétrolières, mais une famine de masse.
Les voisins du Venezuela et les dirigeants mondiaux doivent mettre de côté l’option militaire américaine. Le Venezuela a besoin d’une médiation sur le chemin de nouvelles élections, non d’une guerre. Il a également un besoin urgent d’une période intérimaire de trêve politique en 2019, afin de juguler l’hyperinflation, de restaurer les flux de nourriture et de médicaments, de reconstituer les listes électorales et de rebâtir les institutions qui lui permettront d’organiser des élections crédibles et pacifiques en 2020.
Une approche pragmatique pourrait envisager de laisser au gouvernement actuel le contrôle de l’armée, tandis que des techniciens, soutenus par l’opposition, prendraient en charge les finances, la banque centrale, la planification, l’aide humanitaire, les services de santé et les affaires étrangères. Les deux camps s’entendraient sur un calendrier devant conduire aux élections nationales de 2020 et sur la démilitarisation de la vie quotidienne, sous supervision internationale, ainsi que sur la restauration des droits civils et politiques et de la sûreté des personnes dans le pays.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies devrait coordonner la mise en œuvre d’une telle solution. Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies détermine l’action du Conseil de sécurité s’il « constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » ; il « fait [alors] des recommandations ou décide quelles mesures seront prises […] pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ». Le Conseil de sécurité est par ailleurs le lieu idoine, d’un point de vue pragmatique, car États-Unis, Chine et Russie ont tous trois intérêt, financièrement et politiquement, à trouver une solution pacifique au Venezuela. Les trois pays pourraient facilement s’entendre sur une feuille de route pour des élections en 2020. Le pape François et les gouvernements du Mexique et de l’Uruguay ont aussi proposé leurs bons offices pour trouver une issue pacifique, ce qui est encourageant.
Trump et d’autres dirigeants américains disent que le temps des négociations est révolu. Ils croient, si nécessaire, en une guerre courte et rapide. Les dirigeants de la planète – d’abord et surtout ceux d’Amérique latine – devraient ouvrir les yeux sur les risques d’une guerre dévastatrice, qui pourrait durer des années et s’étendre bien au-delà du Venezuela.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey Sachs est professeur des universités à Columbia. Francisco Rodríguez, chef économiste du cabinet Torino Economics, fut conseiller de l’ancien candidat à la présidence du Venezuela Henri Falcón.