Comment les riches gouvernent

Lundi 15 Septembre 2014

PRINCETON – Dire que les riches ont plus de pouvoir politique que les pauvres, même dans les démocraties où chacun à un droit de vote égal, n’a rien de nouveau. Mais deux politologues, Martin Gilens de l’université de Princeton et Benjamin Page de l’université Northwestern, ont récemment publié des données révélatrices sur la situation aux États-Unis, qui ont une incidence cruciale sur le fonctionnement de la démocratie – aux États-Unis et ailleurs dans le monde.


Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey
Les auteurs se sont appuyés sur des travaux antérieurs de Gilens qui a minutieusement compilé des sondages d’opinion sur près de 2000 questions politiques, effectués entre 1981 et 2002. Les deux politologues ont ensuite déterminé si le gouvernement fédéral américain adoptait la politique en question dans les quatre ans suivant le sondage et à quel point le résultat correspondait aux préférences des électeurs à différents niveaux de l’échelle des revenus.
Prises séparément, les préférences de l’électeur « moyen » -  c’est-à-dire situé dans le milieu de la répartition des revenus – semblent avoir une forte influence positive sur la réponse finale du gouvernement. La politique souhaitée par l’électeur moyen a nettement plus de chances d’être appliquée.
Mais, comme le notent Gilens et Page, cette constatation donne une impression faussement optimiste de la représentativité des décisions gouvernementales. Les préférences de l’électeur moyen et de l’élite économique ne diffèrent pas tant que ça sur la plupart des sujets politiques. Par exemple, les deux groupes donnent la préférence à une Défense nationale forte et à une économie robuste. Une approche plus juste serait de voir ce que  fait le gouvernement lorsque ces deux groupes ont des points de vue divergents.
Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs ont effectué une comparaison entre les préférences des électeurs moyens et celles des plus riches – définis comme ayant un revenu situé dans les 10 pour cent du haut de la répartition des revenus – pour évaluer quels électeurs exercent la plus grande influence. Ils ont trouvé que l’impact des électeurs moyens devient pratiquement nul, tandis que celui de l’élite économique reste considérable.
L’implication est claire : lorsque les intérêts de l’élite diffèrent de ceux du reste de la société, c’est son point de vue qui est pris en compte – presque exclusivement. (Comme l’expliquent Gilens et Page, nous devons voir les préférences des 10 pour cent du haut comme le point de vue par procuration du 1 pour cent du haut – la véritable élite).
Gilens et Page trouvent des résultats similaires pour les groupes d’intérêts organisés, qui ont une très forte influence sur l’élaboration des politiques. Ils soulignent que « le point de vue de l’électorat général n’a pour ainsi dire aucun poids » dès lors que sont prises en compte les orientations des groupes d’intérêts et les préférences des riches Américains.
Ces résultats démoralisants soulèvent une question importante : Comment les politiciens, peu soucieux des intérêts de la vaste majorité des citoyens, font-ils pour être élus, et plus important, pour être réélus, alors qu’ils sont essentiellement aux ordres des plus riches ?
Une partie de l’explication tient peut-être au fait que la plupart des électeurs n’ont qu’une compréhension médiocre de la manière dont fonctionne le système politique et de la manière dont il est biaisé en faveur de l’élite économique. Gilens et Page précisent que leurs résultats n’impliquent pas que l’action gouvernementale s’exerce au détriment des citoyens moyens. Les citoyens ordinaires obtiennent souvent ce qu’ils veulent, simplement parce que leurs choix sont souvent alignés avec ceux de l’élite. La corrélation entre les préférences des deux groupes fait qu’il est difficile pour les électeurs de discerner le parti pris des politiciens.
Mais une autre partie de l’explication, plus pernicieuse, pourrait tenir aux stratégies employées par les dirigeants politiques pour être réélus. Un politicien qui représente en premier lieu les intérêts des élites économiques doit trouver d’autres moyens de séduire le plus grand nombre. L’une des solutions est présentée par les politiques nationalistes, sectaires et identitaires – une approche politique basée sur les valeurs culturelles et le symbolisme au lieu des intérêts de l’ensemble des citoyens. Lorsqu’une campagne électorale est menée sur ce front, elle est remportée par celui ou celle qui parvient le mieux à « amorcer » nos repères culturels et psychologiques latents, pas par celui ou celle qui représentent au mieux nos intérêts.
Par son expression célèbre, « la religion est l’opium du peuple », Karl Marx voulait dire que le sentiment religieux peut dissimuler les privations endurées quotidiennement par les travailleurs et d’autres personnes exploitées.
De manière analogue, l’émergence de la droite religieuse, accompagnée de conflits culturels sur les « valeurs familiales » et d’autres questions divisant les esprits (par exemple, l’immigration) ont servi à camoufler la forte progression de l’inégalité économique depuis la fin des années 1970. Cela a permis aux conservateurs de se maintenir au pouvoir malgré leur mise en œuvre de politiques économiques et sociales défavorables aux classes moyennes et défavorisées.
La politique identitaire est néfaste parce qu’elle tend à ériger des barrières autour d’un groupe de privilégiés et qu’elle requière l’exclusion de ceux qui n’en font pas partie – les étrangers et ceux qui ont d’autres valeurs, une autre religion ou origine ethnique. Les démocraties autoritaires, comme la Russie, la Turquie et la Hongrie, en sont des illustrations. Pour consolider leur base électorale, les dirigeants de ces pays font largement appel aux symboles nationaux, culturels et religieux.
Ce faisant, ils enflamment les passions contre les minorités ethniques et religieuses. Pour les régimes (souvent corrompus jusqu’à la moelle) qui représentent les élites économiques, c’est un stratagème payant dans les sondages.
Les inégalités croissantes dans les pays avancés et en développement infligent ainsi deux coups durs au système politique démocratique : elles se traduisent par la négation progressive des droits des classes moyennes et défavorisées et encouragent une politique sectaire toxique au sein des élites.
Traduit de l'anglais par Julia Gallin
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey. Son dernier ouvrage estThe Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le paradoxe de la mondialisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale – ndlt).
 
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