Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia
Si cette défaillance de gestion persiste, non seulement l’unité grecque mais également la cohésion de l’Europe pourraient s’en trouver être mortellement touchées. Afin de secourir la Grèce et l’Europe, il est nécessaire que le nouveau programme de sauvetage fasse intervenir deux aspects majeurs, qui demeurent à ce jour l’objet de désaccords.
Premièrement, il est crucial que les banques grecques puissent rouvrir leurs portes au plus vite. La décision prise par la BCE la semaine dernière, consistant à suspendre les crédits au système bancaire du pays, et par conséquent à fermer les banques, s’avère à la fois inappropriée et désastreuse. Imposée par un comité exécutif de la BCE hautement politisé, cette décision sera sans doute étudiée – et déplorée – par les historiens des années à venir. En prononçant la fermeture des banques grecques, la BCE a en effet verrouillé toute l’économie du pays (aucune économie réduite au minimum vital n’étant en mesure de survivre sans un système des paiements). Il est nécessaire que la BCE inverse immédiatement cette décision, sans quoi il deviendra rapidement impossible de sauver les banques elles-mêmes.
Deuxièmement, l’accord devra faire intervenir un important allégement de la dette. L’obstination consistant pour le reste de l’Europe, et notamment pour l’Allemagne, à refuser d’admettre l’ampleur intenable de poids de la dette grecque constitue en effet le plus grand mensonge de cet épisode de crise. Chacun sait pertinemment que la Grèce ne pourra jamais rembourser en intégralité ses obligations de dette actuelles, mais aucun acteur des négociations actuelles n’ose le dire à haute voix. Les dirigeants grecs se sont efforcés à maintes reprises de faire valoir la nécessité d’une restructuration de la dette via une éventuelle réduction des taux d’intérêt, extension des échéances, ou encore réduction de la valeur nominale de la dette. Mais chaque tentative grecque de simple discussion autour de ces sujets s’est heurtée à un rejet brutal de la part des autres parties.
Bien entendu, sitôt les négociations torpillées il y a deux semaines, la vérité sur la dette grecque a commencé à être énoncée. Le FMI a été le premier à rompre le silence, expliquant qu’il avait vainement œuvré en faveur d’un tel allégement de la dette. Les États-Unis ont par la suite laissé entendre que le président Barack Obama et le Secrétaire du Trésor Jack Lew avaient eux aussi tenté de convaincre la chancelière allemande Angela Merkel et le ministre des Finances Wolfgang Schäuble de concéder un tel allégement à la Grèce, mais également sans succès.
Puis Schäuble lui-même, pourtant plus farouche opposant à l’allégement de la dette, a reconnu que la Grèce en avait besoin ; affirmant toutefois qu’un tel allégement s’inscrivait en violation des dispositions des traités de l’Union européenne consistant à interdire le renflouement des gouvernements. À la suite de cette concession inédite de la part de Schäuble (rendue publique au plus fort de la catastrophe), Merkel a alors elle-même expliqué qu’elle pourrait envisager de procéder à certaines formes d’allégement (de type réduction des taux d’intérêt, plutôt que de la valeur nominale de la dette) d’une manière qui s’inscrive en conformité avec les règles de l’UE.
Cette situation, qui voit l’ampleur du fardeau de la dette grecque admise seulement après que les négociations se soient effondrées, révèle la mesure profonde des défaillances qui ont conduit la Grèce et l’Europe jusqu’à un tel stade. Nous sommes aujourd’hui les témoins d’un système européen de gestion de crise caractérisé par l’inaptitude, l’excès de politisation, les manipulations stratégiques, et le manque de professionnalisme. Il ne s’agit certainement pas d’excuser le clientélisme, la corruption et la mauvaise gestion dont a fait preuve la Grèce, et qui constituent en fin de compte la source de son malheur. Pour autant, c’est bien l’échec des institutions européennes qui apparaît le plus alarmant. Car si l’UE ne parvient pas aujourd’hui à sauver la Grèce, elle ne sera pas en mesure de se sauver elle-même.
L’Union européenne actuelle fonctionne un peu à la manière de l’Amérique à l’époque des Articles de la Confédération, qui conférèrent aux États-Unis une structure de gouvernance ineffective à l’issue de l’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre en 1781, avant l’adoption de la Constitution de 1787. À l’instar des États-Unis dans leurs premières années d’indépendance, l’UE manque aujourd’hui d’un pouvoir exécutif efficace et habilité à faire face aux crises économiques d’aujourd’hui. À défaut d’un tel leadership exécutif, qui aurait pour garde-fous un solide parlement démocratique, ce sont les comités de dirigeants nationaux qui mènent aujourd’hui la danse en Europe, contournant en pratique (et bien souvent ouvertement) la Commission européenne. C’est précisément parce que les dirigeants nationaux s’occupent de politique nationale, bien plus que des intérêts élargis de l’Europe, que la vérité sur la dette grecque est restée si longtemps tabou.
L’Eurogroupe, composé des 19 ministres des Finances de la zone euro, constitue l’incarnation même de cette dynamique destructrice, lui qui se réunit plusieurs fois par mois (voire plus) afin de gérer la crise de l’Europe sur la base de préjugés politiques nationaux, plutôt que selon une approche rationnelle de résolution des problèmes. Bien que l’Allemagne ait tendance à tirer les ficelles, les voix de politique nationale discordantes des différents États membres ne cessent de contribuer à des débâcles successives. Après tout, c’est bien l’Eurogroupe qui a « résolu » la crise financière chypriote en procédant à une confiscation partielle des dépôts bancaires, érodant ainsi la confiance au sein des banques d’Europe, et semant les graines d’une panique bancaire grecque survenue deux ans plus tard.
Parmi tous ces dysfonctionnements, une seule institution internationale semble s’élever au-dessus de la mêlée politique : le FMI. Ses analyses se sont en effet révélées de loin les plus professionnelles, et les moins politisées. Pour autant, le FMI s’est lui-même abandonné au jeu des Européens, et particulièrement des Allemands, au détriment d’une résolution de la crise grecque qui aurait pu intervenir il y a déjà plusieurs années. Il fut un temps où les États-Unis auraient imposé des changements de politiques sur la base des analyses techniques du FMI. Voici pourtant aujourd’hui que les États-Unis, le FMI et la Commission européenne se contentent d’une démarche spectatrice, laissant l’Allemagne et les autres gouvernements nationaux enterrer peu à peu la Grèce.
L’étrange structure décisionnaire de l’Europe permet aux politiques nationales allemandes de l’emporter sur toute autre considération, ce qui signifie un moindre intérêt pour une résolution honnête de la crise que pour un exercice consistant à ne surtout pas apparaître laxiste vis-à-vis de la Grèce. Bien qu’il soit compréhensible que les dirigeants allemands redoutent que leur pays ait à payer l’addition des différents plans de sauvetage européens, le résultat n’est autre qu’un sacrifice de la Grèce sur l’autel d’un concept abstrait et impraticable, consistant à s’exclamer : « Pas de plans de sauvetage. » À moins d’une entente autour d’un compromis rationnel, l’insistance de cette approche ne pourra conduire qu’à des défauts de paiement plus conséquents, et encore plus coûteux.
Nous nous situons aujourd’hui véritablement à un stade ultime. Alors même que les banques grecques restent fermées, et que la plupart des acteurs considèrent comme intenable la dette du pays, l’Europe continue de faire preuve d’indécision concernant l’avenir de ces banques et de cette dette. Les mesures que prendra l’Europe au cours des prochains jours seront déterminantes quant au sort de la Grèce et, que ce soit ou non en connaissance de cause, tout aussi décisives pour l’avenir du l’UE.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial auprès du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des Objectifs du millénaire pour le développement.
Premièrement, il est crucial que les banques grecques puissent rouvrir leurs portes au plus vite. La décision prise par la BCE la semaine dernière, consistant à suspendre les crédits au système bancaire du pays, et par conséquent à fermer les banques, s’avère à la fois inappropriée et désastreuse. Imposée par un comité exécutif de la BCE hautement politisé, cette décision sera sans doute étudiée – et déplorée – par les historiens des années à venir. En prononçant la fermeture des banques grecques, la BCE a en effet verrouillé toute l’économie du pays (aucune économie réduite au minimum vital n’étant en mesure de survivre sans un système des paiements). Il est nécessaire que la BCE inverse immédiatement cette décision, sans quoi il deviendra rapidement impossible de sauver les banques elles-mêmes.
Deuxièmement, l’accord devra faire intervenir un important allégement de la dette. L’obstination consistant pour le reste de l’Europe, et notamment pour l’Allemagne, à refuser d’admettre l’ampleur intenable de poids de la dette grecque constitue en effet le plus grand mensonge de cet épisode de crise. Chacun sait pertinemment que la Grèce ne pourra jamais rembourser en intégralité ses obligations de dette actuelles, mais aucun acteur des négociations actuelles n’ose le dire à haute voix. Les dirigeants grecs se sont efforcés à maintes reprises de faire valoir la nécessité d’une restructuration de la dette via une éventuelle réduction des taux d’intérêt, extension des échéances, ou encore réduction de la valeur nominale de la dette. Mais chaque tentative grecque de simple discussion autour de ces sujets s’est heurtée à un rejet brutal de la part des autres parties.
Bien entendu, sitôt les négociations torpillées il y a deux semaines, la vérité sur la dette grecque a commencé à être énoncée. Le FMI a été le premier à rompre le silence, expliquant qu’il avait vainement œuvré en faveur d’un tel allégement de la dette. Les États-Unis ont par la suite laissé entendre que le président Barack Obama et le Secrétaire du Trésor Jack Lew avaient eux aussi tenté de convaincre la chancelière allemande Angela Merkel et le ministre des Finances Wolfgang Schäuble de concéder un tel allégement à la Grèce, mais également sans succès.
Puis Schäuble lui-même, pourtant plus farouche opposant à l’allégement de la dette, a reconnu que la Grèce en avait besoin ; affirmant toutefois qu’un tel allégement s’inscrivait en violation des dispositions des traités de l’Union européenne consistant à interdire le renflouement des gouvernements. À la suite de cette concession inédite de la part de Schäuble (rendue publique au plus fort de la catastrophe), Merkel a alors elle-même expliqué qu’elle pourrait envisager de procéder à certaines formes d’allégement (de type réduction des taux d’intérêt, plutôt que de la valeur nominale de la dette) d’une manière qui s’inscrive en conformité avec les règles de l’UE.
Cette situation, qui voit l’ampleur du fardeau de la dette grecque admise seulement après que les négociations se soient effondrées, révèle la mesure profonde des défaillances qui ont conduit la Grèce et l’Europe jusqu’à un tel stade. Nous sommes aujourd’hui les témoins d’un système européen de gestion de crise caractérisé par l’inaptitude, l’excès de politisation, les manipulations stratégiques, et le manque de professionnalisme. Il ne s’agit certainement pas d’excuser le clientélisme, la corruption et la mauvaise gestion dont a fait preuve la Grèce, et qui constituent en fin de compte la source de son malheur. Pour autant, c’est bien l’échec des institutions européennes qui apparaît le plus alarmant. Car si l’UE ne parvient pas aujourd’hui à sauver la Grèce, elle ne sera pas en mesure de se sauver elle-même.
L’Union européenne actuelle fonctionne un peu à la manière de l’Amérique à l’époque des Articles de la Confédération, qui conférèrent aux États-Unis une structure de gouvernance ineffective à l’issue de l’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre en 1781, avant l’adoption de la Constitution de 1787. À l’instar des États-Unis dans leurs premières années d’indépendance, l’UE manque aujourd’hui d’un pouvoir exécutif efficace et habilité à faire face aux crises économiques d’aujourd’hui. À défaut d’un tel leadership exécutif, qui aurait pour garde-fous un solide parlement démocratique, ce sont les comités de dirigeants nationaux qui mènent aujourd’hui la danse en Europe, contournant en pratique (et bien souvent ouvertement) la Commission européenne. C’est précisément parce que les dirigeants nationaux s’occupent de politique nationale, bien plus que des intérêts élargis de l’Europe, que la vérité sur la dette grecque est restée si longtemps tabou.
L’Eurogroupe, composé des 19 ministres des Finances de la zone euro, constitue l’incarnation même de cette dynamique destructrice, lui qui se réunit plusieurs fois par mois (voire plus) afin de gérer la crise de l’Europe sur la base de préjugés politiques nationaux, plutôt que selon une approche rationnelle de résolution des problèmes. Bien que l’Allemagne ait tendance à tirer les ficelles, les voix de politique nationale discordantes des différents États membres ne cessent de contribuer à des débâcles successives. Après tout, c’est bien l’Eurogroupe qui a « résolu » la crise financière chypriote en procédant à une confiscation partielle des dépôts bancaires, érodant ainsi la confiance au sein des banques d’Europe, et semant les graines d’une panique bancaire grecque survenue deux ans plus tard.
Parmi tous ces dysfonctionnements, une seule institution internationale semble s’élever au-dessus de la mêlée politique : le FMI. Ses analyses se sont en effet révélées de loin les plus professionnelles, et les moins politisées. Pour autant, le FMI s’est lui-même abandonné au jeu des Européens, et particulièrement des Allemands, au détriment d’une résolution de la crise grecque qui aurait pu intervenir il y a déjà plusieurs années. Il fut un temps où les États-Unis auraient imposé des changements de politiques sur la base des analyses techniques du FMI. Voici pourtant aujourd’hui que les États-Unis, le FMI et la Commission européenne se contentent d’une démarche spectatrice, laissant l’Allemagne et les autres gouvernements nationaux enterrer peu à peu la Grèce.
L’étrange structure décisionnaire de l’Europe permet aux politiques nationales allemandes de l’emporter sur toute autre considération, ce qui signifie un moindre intérêt pour une résolution honnête de la crise que pour un exercice consistant à ne surtout pas apparaître laxiste vis-à-vis de la Grèce. Bien qu’il soit compréhensible que les dirigeants allemands redoutent que leur pays ait à payer l’addition des différents plans de sauvetage européens, le résultat n’est autre qu’un sacrifice de la Grèce sur l’autel d’un concept abstrait et impraticable, consistant à s’exclamer : « Pas de plans de sauvetage. » À moins d’une entente autour d’un compromis rationnel, l’insistance de cette approche ne pourra conduire qu’à des défauts de paiement plus conséquents, et encore plus coûteux.
Nous nous situons aujourd’hui véritablement à un stade ultime. Alors même que les banques grecques restent fermées, et que la plupart des acteurs considèrent comme intenable la dette du pays, l’Europe continue de faire preuve d’indécision concernant l’avenir de ces banques et de cette dette. Les mesures que prendra l’Europe au cours des prochains jours seront déterminantes quant au sort de la Grèce et, que ce soit ou non en connaissance de cause, tout aussi décisives pour l’avenir du l’UE.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial auprès du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des Objectifs du millénaire pour le développement.