En fait, la campagne de mensonges de Trump pourrait bien devenir le futur format selon lequel les démocraties en déroute (ainsi que les autocraties qui se font passer pour des démocraties) choisissent leurs dirigeants au XXIe siècle.
Trump est sans aucun doute un expert en médias sociaux, sur lesquels il poste un flux prévisible de rhétorique semi-cohérente et dont le contenu suscite pourtant les plus vives émotions. Il les utilise aussi pour semer le doute sur les vérités établies, pour calomnier ses adversaires et se faire mousser. Cette magie noire en ligne – que certaines grandes plateformes de médias sociaux comme Fox News ne manquent pas d'amplifier pour augmenter leurs profits – est devenue le cœur du style de leadership de Trump. À l'heure où la popularité de Poutine continue de décliner, il pourrait bien tenter de s'en inspirer.
Au-delà de la manière bien à lui qu'a Trump d'user de l'autoglorification et des subterfuges démocratiques, son utilisation de la propagande pour éviter d'avoir à rendre des comptes est sans pareille. Il va sans dire que les autres autocrates du monde ne sont pas novices en matière de manipulation de l'opinion publique. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan utilise des hologrammes pour mettre en scène ses apparitions en public, en se présentant à la manière d'Allah, dans plusieurs rassemblements à la fois. Le Premier Ministre indien Narendra Modi a porté des vestes sur mesure, dont les rayures brodées contenaient son nom écrit en toutes lettres. Et tout le monde a vu les fameuses photos torse nu de Poutine à cheval.
Trump quant à lui a ridiculisé tous ces efforts par sa propre approche de la propagande, dans sa forme contemporaine et universelle de « post-vérité. » Il a bénéficié d'une culture politique naissante et a apporté sa propre pierre à cet édifice, dans lequel tout débat, toute conversation ou événement est conditionné par ses attraits émotionnels et totalement déconnecté de son contenu informationnel objectif. Dans ce mécanisme, nul besoin d'un magicien caché en coulisses. Trump est un magicien qui se tient sous les feux des projecteurs, et un peu moins de la moitié des électeurs Américains apprécient ce spectacle, ou préfèrent l'illusion à la réalité.
Voyez par exemple les efforts couronnés de succès de Trump en vue de faire diminuer le soutien des hispaniques en faveur de Joe Biden. En Floride, il a réussi à faire croire à une portion de la population latino (comme il l'avait fait auparavant auprès de la cohorte des Blancs pauvres), qu'il représente leur seul espoir sur le plan économique. Une fois détectées les fractures au sein de la coalition démocrate et de centre-gauche, la campagne de Trump a pris pour cible l'importante population de Cubains et de Vénézuéliens émigrés du Comté de Dade, en leur dressant un sombre tableau de Biden sous les traits d'un cheval de Troie du socialisme, en puisant dans la rancœur profonde à l'encontre des régimes de La Havane et de Caracas.
Bien que Biden se soit attaché les votes de la majorité des électeurs de cet État, Trump a réussi à convaincre un grand nombre d'entre eux que lui et lui seul saurait défendre la liberté des Cubains et des Vénézuéliens. En citant la politique de l'administration Obama, qui entendait organiser une politique de rapprochement avec Cuba, la campagne de Trump a laissé entendre que Biden allait trahir les Américains d'origine cubaine en accordant des récompenses à l'île paria.
De façon plus générale, Trump a su, de main de maître, attiser la colère et le ressentiment au sein de la population blanche – en particulier auprès de ceux qui n'ont pas fait d'études supérieures – en publiant de nombreuses déclarations sur Twitter dont le ton distillait avec insistance des incitations à la violence à l'encontre des Afro-américains, des politiciens démocrates et des agents électoraux. Chaque fois, « en disant tout haut ce que tout le monde pense tout bas », il a donné son aval à des millions d'Américains blancs en les autorisant à laisser libre cours à leurs penchants racistes les plus extrêmes.
Trump a également libéré ses partisans de l'obligation de tenir compte des faits scientifiques, voire même de la pensée rationnelle. Grâce à l'exemple donné par Trump, les États-Unis sont le seul pays où l'on doute encore de l'utilité du port du masque et de la distanciation sociale en temps de pandémie. Ce n'est qu'en Amérique que le fait de prendre des précautions nécessaires pour se protéger et protéger ses voisins est considéré comme un signe de faiblesse ou de « socialisme ». Le virus est à la fois un « canular » et une véritable menace dont la Chine est entièrement responsable. Peu importe si la gestion de la pandémie par l'administration Trump est pire que celle de tout autre gouvernement, si elle a conduit à près de 240 000 morts et si ce décompte continue d'augmenter.
Les politiciens sont bien souvent tentés de rejeter la responsabilité de leurs propres échecs sur autrui. L'Union soviétique avait coutume d'attribuer son déclin manifeste aux désirs corrompus de sa population avide de blue jeans et de jazz venus d'Amérique. Au lieu de combler leurs propres lacunes après les élections de 2016, les Démocrates ont choisi de faire endosser l'échec d'Hillary Clinton à Poutine et à l'interférence russe sur les élections. Mais les États-Unis n'ont pas détruit l'Union soviétique, le système soviétique s'est détruit lui-même. Et le Kremlin n'a pas élu Trump : ce sont les électeurs américains qui l'ont élu.
Le dépouillement électoral de 2020 vient démontrer ce fait fondamental à nouveaux frais. Malgré tous les pronostics d'une « vague bleue » capable de balayer le règne de corruption de Trump, son mensonge et son incompétence, la marge dans les États clés est minuscule et ses complices Républicains au Congrès ont continué de survivre – voire même de gagner des sièges à la Chambre des Représentants. Il se trouve que près de la moitié de l'opinion publique américaine préfère le style clivant et anti-démocratique de Trump, aux appels de Biden à la compétence, à l'expérience et à la décence.
Dans une publication sur l'Amérique datant de 1986, le linguiste et philosophe français Jean Baudrillard décrivait une sorte « d'hyperréalité » dans laquelle le mythe, la performance et la simulation devenaient indiscernables du monde réel. La vision illusoire et nostalgique de Trump consistant à « rendre sa grandeur à l'Amérique » s'appuie précisément sur cette sorte d'effondrement épistémologique. Trump est le roi de l'hyperréalité « post-vérité », qui exerce sa magie sur un monde où ses partisans sont victimes de plusieurs complots et de desseins maléfiques mettant en péril leur mode de vie – et dont seul Trump peut les sauver.
Chacun d'entre nous a bien entendu ses propres démons, mais heureusement la plupart d'entre nous ne leur lâchent pas la bride. Une telle retenue est sans doute le trait caractéristique d'une personne civilisée. Mais Trump a à présent convaincu des dizaines de millions d'Américains de suivre les instincts de leurs démons intérieurs – et d'envoyer au diable la vérité, la décence et la démocratie. Le nihilisme s'est emparé de la république et les Américains ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.
Nina L. Khrushcheva, professeur de relations internationales à The New School, a co-écrit (avec Jeffrey Tayler) tout dernièrement In Putin’s Footsteps: Searching for the Soul of an Empire Across Russia's Eleven Time Zones .
© Project Syndicate 1995–2020
Trump est sans aucun doute un expert en médias sociaux, sur lesquels il poste un flux prévisible de rhétorique semi-cohérente et dont le contenu suscite pourtant les plus vives émotions. Il les utilise aussi pour semer le doute sur les vérités établies, pour calomnier ses adversaires et se faire mousser. Cette magie noire en ligne – que certaines grandes plateformes de médias sociaux comme Fox News ne manquent pas d'amplifier pour augmenter leurs profits – est devenue le cœur du style de leadership de Trump. À l'heure où la popularité de Poutine continue de décliner, il pourrait bien tenter de s'en inspirer.
Au-delà de la manière bien à lui qu'a Trump d'user de l'autoglorification et des subterfuges démocratiques, son utilisation de la propagande pour éviter d'avoir à rendre des comptes est sans pareille. Il va sans dire que les autres autocrates du monde ne sont pas novices en matière de manipulation de l'opinion publique. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan utilise des hologrammes pour mettre en scène ses apparitions en public, en se présentant à la manière d'Allah, dans plusieurs rassemblements à la fois. Le Premier Ministre indien Narendra Modi a porté des vestes sur mesure, dont les rayures brodées contenaient son nom écrit en toutes lettres. Et tout le monde a vu les fameuses photos torse nu de Poutine à cheval.
Trump quant à lui a ridiculisé tous ces efforts par sa propre approche de la propagande, dans sa forme contemporaine et universelle de « post-vérité. » Il a bénéficié d'une culture politique naissante et a apporté sa propre pierre à cet édifice, dans lequel tout débat, toute conversation ou événement est conditionné par ses attraits émotionnels et totalement déconnecté de son contenu informationnel objectif. Dans ce mécanisme, nul besoin d'un magicien caché en coulisses. Trump est un magicien qui se tient sous les feux des projecteurs, et un peu moins de la moitié des électeurs Américains apprécient ce spectacle, ou préfèrent l'illusion à la réalité.
Voyez par exemple les efforts couronnés de succès de Trump en vue de faire diminuer le soutien des hispaniques en faveur de Joe Biden. En Floride, il a réussi à faire croire à une portion de la population latino (comme il l'avait fait auparavant auprès de la cohorte des Blancs pauvres), qu'il représente leur seul espoir sur le plan économique. Une fois détectées les fractures au sein de la coalition démocrate et de centre-gauche, la campagne de Trump a pris pour cible l'importante population de Cubains et de Vénézuéliens émigrés du Comté de Dade, en leur dressant un sombre tableau de Biden sous les traits d'un cheval de Troie du socialisme, en puisant dans la rancœur profonde à l'encontre des régimes de La Havane et de Caracas.
Bien que Biden se soit attaché les votes de la majorité des électeurs de cet État, Trump a réussi à convaincre un grand nombre d'entre eux que lui et lui seul saurait défendre la liberté des Cubains et des Vénézuéliens. En citant la politique de l'administration Obama, qui entendait organiser une politique de rapprochement avec Cuba, la campagne de Trump a laissé entendre que Biden allait trahir les Américains d'origine cubaine en accordant des récompenses à l'île paria.
De façon plus générale, Trump a su, de main de maître, attiser la colère et le ressentiment au sein de la population blanche – en particulier auprès de ceux qui n'ont pas fait d'études supérieures – en publiant de nombreuses déclarations sur Twitter dont le ton distillait avec insistance des incitations à la violence à l'encontre des Afro-américains, des politiciens démocrates et des agents électoraux. Chaque fois, « en disant tout haut ce que tout le monde pense tout bas », il a donné son aval à des millions d'Américains blancs en les autorisant à laisser libre cours à leurs penchants racistes les plus extrêmes.
Trump a également libéré ses partisans de l'obligation de tenir compte des faits scientifiques, voire même de la pensée rationnelle. Grâce à l'exemple donné par Trump, les États-Unis sont le seul pays où l'on doute encore de l'utilité du port du masque et de la distanciation sociale en temps de pandémie. Ce n'est qu'en Amérique que le fait de prendre des précautions nécessaires pour se protéger et protéger ses voisins est considéré comme un signe de faiblesse ou de « socialisme ». Le virus est à la fois un « canular » et une véritable menace dont la Chine est entièrement responsable. Peu importe si la gestion de la pandémie par l'administration Trump est pire que celle de tout autre gouvernement, si elle a conduit à près de 240 000 morts et si ce décompte continue d'augmenter.
Les politiciens sont bien souvent tentés de rejeter la responsabilité de leurs propres échecs sur autrui. L'Union soviétique avait coutume d'attribuer son déclin manifeste aux désirs corrompus de sa population avide de blue jeans et de jazz venus d'Amérique. Au lieu de combler leurs propres lacunes après les élections de 2016, les Démocrates ont choisi de faire endosser l'échec d'Hillary Clinton à Poutine et à l'interférence russe sur les élections. Mais les États-Unis n'ont pas détruit l'Union soviétique, le système soviétique s'est détruit lui-même. Et le Kremlin n'a pas élu Trump : ce sont les électeurs américains qui l'ont élu.
Le dépouillement électoral de 2020 vient démontrer ce fait fondamental à nouveaux frais. Malgré tous les pronostics d'une « vague bleue » capable de balayer le règne de corruption de Trump, son mensonge et son incompétence, la marge dans les États clés est minuscule et ses complices Républicains au Congrès ont continué de survivre – voire même de gagner des sièges à la Chambre des Représentants. Il se trouve que près de la moitié de l'opinion publique américaine préfère le style clivant et anti-démocratique de Trump, aux appels de Biden à la compétence, à l'expérience et à la décence.
Dans une publication sur l'Amérique datant de 1986, le linguiste et philosophe français Jean Baudrillard décrivait une sorte « d'hyperréalité » dans laquelle le mythe, la performance et la simulation devenaient indiscernables du monde réel. La vision illusoire et nostalgique de Trump consistant à « rendre sa grandeur à l'Amérique » s'appuie précisément sur cette sorte d'effondrement épistémologique. Trump est le roi de l'hyperréalité « post-vérité », qui exerce sa magie sur un monde où ses partisans sont victimes de plusieurs complots et de desseins maléfiques mettant en péril leur mode de vie – et dont seul Trump peut les sauver.
Chacun d'entre nous a bien entendu ses propres démons, mais heureusement la plupart d'entre nous ne leur lâchent pas la bride. Une telle retenue est sans doute le trait caractéristique d'une personne civilisée. Mais Trump a à présent convaincu des dizaines de millions d'Américains de suivre les instincts de leurs démons intérieurs – et d'envoyer au diable la vérité, la décence et la démocratie. Le nihilisme s'est emparé de la république et les Américains ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.
Nina L. Khrushcheva, professeur de relations internationales à The New School, a co-écrit (avec Jeffrey Tayler) tout dernièrement In Putin’s Footsteps: Searching for the Soul of an Empire Across Russia's Eleven Time Zones .
© Project Syndicate 1995–2020