Élections américaines de mi-mandat : le pouvoir des électeurs contre celui de l’argent

Lundi 15 Octobre 2018

Aux États-Unis, tous les regards se tournent actuellement vers les prochaines élections du Congrès de novembre. L’issue du scrutin apportera des réponses à de nombreuses questions alarmantes soulevées il y a deux ans, lorsque Donald Trump a remporté l’élection présidentielle.


Les électeurs américains jugeront-ils que Trump ne correspond pas à ce qu’est l’Amérique ? Refuseront-ils le racisme, la misogynie, l’identitarisme et le protectionnisme qu’incarne le président ? Feront-ils savoir que son « Amérique d’abord », caractérisée par le rejet de la primauté du droit international, ne correspond pas à ce que représentent les États-Unis ? Ou confirmeront-ils au contraire que la victoire de Trump n’est pas un simple accident de l’histoire lié à un processus des primaires républicains qui aurait abouti à la désignation d’un candidat inapte, ainsi qu’à des primaires démocrates qui auraient précisément mis en avant l’adversaire idéal de Trump ?
À l’heure où l’avenir de l’Amérique est en jeu, les débats passionnés autour des causes du résultat de 2016 transcendent le domaine universitaire. La question consiste à déterminer comment le Parti démocrate – et ses semblables de la gauche en Europe – doivent se positionner pour remporter le plus de voix. Doivent-ils s’orienter vers le centre, ou s’efforcer de mobiliser des nouveaux arrivants jeunes, progressistes et enthousiastes ?
De bonnes raisons conduisent à considérer cette deuxième option comme plus susceptible d’aboutir à une réussite électorale, et de contrer les dangers soulevés par Trump.
Le taux de participation des électeurs américains est catastrophique, et plus faible encore en périodes d’élections non présidentielles. En 2010, seuls 41,8 % des électeurs ont voté. En 2014, seuls 36,7 % des électeurs inscrits se sont rendus aux urnes, d’après les données du United States Elections Project. La participation démocrate est encore plus faible, bien qu’elle semble en hausse  en cette période électorale.
Beaucoup de gens expliquent ne pas se rendre aux urnes car ils pensent que leur vote ne changera rien : les deux partis seraient aussi similaires que Tweedledee and Tweedledum. Trump a démontré que cela n’était pas vrai. Les Républicains qui ont abandonné toute prétention de discipline budgétaire, en votant l’an dernier pour une baisse d’impôts massive en faveur des milliardaires et des grandes sociétés, ont prouvé que cela n’était pas vrai. Et les sénateurs républicains qui ont soutenu la désignation de Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis, en dépit de ses explications confuses face à des preuves tout à fait crédibles de comportements passés sexuellement répréhensibles, ont prouvé que cela n’était pas vrai.
Mais les Démocrates sont eux aussi responsables de l’apathie des électeurs. Le parti doit surmonter un long passé de collusion avec la droite, qu’il s’agisse de la baisse de l’impôt sur les plus-values  appliquée par le président Bill Clinton (qui a enrichi le top 1 %), de la déréglementation des marchés financiers (qui a contribué à l’apparition de la Grande Récession), ou encore des sauvetages bancaires de 2008 (qui ont insuffisamment bénéficié aux travailleurs déplacés et aux propriétaires menacés par la saisie de leur maison). Ces 25 dernières années, le parti a parfois semblé préférer gagner le soutien de ceux qui vivent grâce aux plus-values que le soutien de ceux qui vivent grâce à un salaire. De nombreux électeurs abstentionnistes déplorent par ailleurs que les Démocrates se contentent d’attaquer Trump, plutôt que de proposer une véritable alternative.
Le désir de voir apparaître des candidats d’un genre nouveau s’observe clairement dans le soutien des électeurs à des postulants progressistes tels que l’ancien sénateur candidat à la présidentielle Bernie Sanders, ou encore la New-Yorkaise de 28 ans Alexandria Ocasio-Cortez, qui l’a récemment emporté sur un poids lourd démocrate à la Chambre des représentants américains dans le cadre d’une primaire du parti.
Les progressistes tels que Sanders et Ocasio-Cortez sont parvenus à formuler un message attractif auprès des électeurs qu’il appartient aux Démocrates de mobiliser pour l’emporter. Ils entendent permettre de nouveau l’accès à une existence de classe moyenne, en assurant des emplois décents et correctement rémunérés, en rétablissant un sentiment de sécurité financière, et en garantissant l’accès à une éducation de qualité – sans l’étranglement que la dette étudiante exerce actuellement sur de si nombreux jeunes diplômés – ainsi qu’à une couverture santé convenable, quels que soient les problèmes médicaux préexistants. Ils œuvrent pour un logement abordable et pour une retraite sure, dans le cadre de laquelle les personnes âgées ne seraient pas les proies de l’avarice du secteur financier. Ils veulent enfin atteindre une économie de marché plus dynamique, plus compétitive et plus équitable, en atténuant les excès de la puissance du marché, de la financiarisation et de la mondialisation, ainsi qu’en renforçant le pouvoir de négociation des travailleurs.
Ces avantages d’une existence de classe moyenne sont atteignables. L’Amérique pouvait se les permettre il y a un demi-siècle, lorsque le pays était beaucoup moins fortuné qu’actuellement ; et l’Amérique le peut encore aujourd’hui. En réalité, ni l’économie, ni la démocratie des États-Unis ne peuvent se permettre de ne pas soutenir la classe moyenne. Les politiques et programmes gouvernementaux – notamment des possibilité publiques d’assurance santé, de prestations de retraite complémentaires, ou de prêts hypothécaires – sont indispensables à la concrétisation de cette vision.
Je trouve encourageante la vague de soutien en faveur de ces propositions progressistes et des acteurs politiques qui les incarnent. Dans une démocratie normale, je suis persuadé que ces idées l’emporteraient. Seulement voilà, la politique américaine est compromise par l’argent, le redécoupage électoral et les tentatives massives de privation des droits. La          loi fiscale de 2017  n’est rien d’autre qu’une démarche de soudoiement des grandes sociétés et des plus fortunés, qui les appelle à inonder de ressources financières l’élection de 2018. Comme le démontrent les statistiques, l’argent pèse considérablement  dans la politique américaine.
Même dans une démocratie compromise – marquée par un effort concerté visant à empêcher certains de voter – le pouvoir des électeurs américains importe encore. Nous découvrirons bientôt s’il l’emporte sur le pouvoir de l’argent qui inonde les caisses du Parti républicain. L’avenir politique et économique des États-Unis, et très certainement la paix et la prospérité du monde entier, dépendent de la réponse à cette question.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz est lauréat du prix Nobel 2001 de sciences économiques. Son ouvrage le plus récent s’intitule Globalization and its Discontents Revisited: Anti-Globalization in the Era of Trump .
 
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