Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia
Aussi douloureux que cela puisse paraître, les pays occidentaux, et en particulier les États-Unis, portent une responsabilité majeure dans l’instauration d’un contexte qui s’est révélé propice à l’épanouissement de l’EI. Seul un changement dans la politique étrangère américaine et européenne vis-à-vis du Moyen-Orient pourra atténuer le risque de nouveaux actes de terrorisme.
Il est important de considérer les récents attentats comme un « retour de flamme terroriste », c’est-à-dire comme la terrible conséquence involontaire d’opérations américaines et européennes répétées, dans un cadre aussi bien confidentiel qu’ouvertement militaire, à travers le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, la corne de l’Afrique et l’Asie centrale, destinées à renverser des gouvernements et à installer des régimes conformes aux intérêts occidentaux. Non seulement ces opérations déstabilisent-elles les régions ciblées, provoquant d’importantes souffrances, mais elles exposent également les populations d’Amérique, de l’Union européenne, de Russie et du Moyen-Orient à un risque majeur de terrorisme.
L’opinion publique ne s’est jamais vu réellement exposer la véritable histoire d’Oussama ben Laden, d’Al-Qaïda, ou de la montée de l’EI en Irak et en Syrie. À partir de 1979, la CIA mobilise, recrute, forme et arme de jeunes sunnites afin de combattre l’Union soviétique en Afghanistan. L’agence américaine puise alors largement ses recrues dans les populations musulmanes (y compris en Europe) afin de former les moudjahidines, force combattante multinationale sunnite, mobilisée pour chasser les infidèles soviétiques hors d’Afghanistan.
L’Occident va faire appel à Ben Laden, issu d’une riche famille saoudienne, chargé de contribuer à la conduite et au cofinancement de l’opération. Ceci constitue à l’époque une tendance habituelle des opérations de la CIA : recourir à un financement improvisé auprès d’une famille saoudienne fortunée, ou en mobilisant les recettes issues des trafics locaux et du commerce de narcotiques.
En promouvant la vision fondamentale d’un djihad destiné à défendre les terres de l’islam (Dar al-Islam) contre des acteurs extérieurs, la CIA a ainsi créé une solide force combattante, composée de plusieurs milliers de jeunes hommes extraits de leur foyer et destinés au combat. C’est bel et bien cette force combattante originelle – et l’idéologie qui la motive – qui forme encore aujourd’hui la base des insurrections djihadistes sunnites, parmi lesquelles l’EI. Mais si à l’époque ces djihadistes ciblaient l’Union soviétique, le terme d’ « infidèles » fait désormais référence à l’Amérique, à l’Europe (notamment France et Royaume-Uni) et à la Russie.
À la fin des années 1980, devant le retrait des soviétiques hors d’Afghanistan, certains éléments des moudjahidines vont fusionner pour créer Al-Qaïda, expression arabe signifiant « la base », en référence aux installations militaires et camps d’entraînement bâtis pour les moudjahidines en Afghanistan par Ben Laden et la CIA. Après le retrait des soviétiques, le termes Al-Qaïda va évoluer de l’idée d’une base militaire spécifique à celle d’une véritable base organisationnelle des activités djihadistes.
Le retour de flamme à l’encontre des États-Unis débute en 1990 avec la première guerre du Golfe, lorsque l’Amérique crée et développe ses bases militaires dans le Dar al-Islam, et notamment en Arabie saoudite, qui abrite les fondements et les lieux les plus sacrés de l’islam. Cette expansion de la présence militaire américaine va alors représenter une infamie pour cette idéologie fondamentale djihadiste que la CIA s’était si activement employée à soutenir.
La guerre injustifiée qu’entreprend l’Amérique en Irak en 2003 va par la suite libérer tous les démons. Non seulement le déclenchement de cette guerre repose-t-il sur les mensonges de la CIA, mais l’intervention se destine par ailleurs à installer un régime chiite subordonné à l’Amérique, véritable affront pour les djihadistes sunnites et nombreux autres sunnites irakiens ainsi prêts à prendre les armes. Plus récemment, États-Unis, France et Royaume-Uni ont renversé Mouammar Kadhafi en Lybie, l’Amérique ayant également coopéré avec des généraux égyptiens pour chasser le gouvernement élu des Frères musulmans. En Syrie, suite à une violente répression menée par le président Bachar el-Assad contre des manifestations publiques pacifiques en 2011, les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Turquie et d’autres alliés régionaux ont contribué à fomenter une insurrection militaire qui a plongé le pays dans une spirale infernale de chaos et de violence.
Ces différentes opérations ont échoué – de manière répétée et bien souvent désastreuse – à mettre en place des gouvernements légitimes, voire la moindre stabilité même rudimentaire. Au contraire, en renversant des gouvernements certes autoritaires mais pour autant bien établis en Irak, en Lybie et en Syrie, ainsi qu’en déstabilisant le Soudan et plusieurs autres régions d’Afrique considérées comme hostiles à l’Occident, ces opérations ont considérablement alimenté chaos, effusions de sang, et autres guerres civiles. C’est bel et bien ce désordre qui a permis à l’EI de s’emparer et préserver des territoires en Syrie, en Irak, et dans plusieurs régions d’Afrique du Nord.
Trois étapes sont désormais nécessaires pour vaincre l’EI et les autres mouvements djihadistes violents. Il s’agirait tout d’abord pour le président américain Barack Obama de mettre un terme aux opérations secrètes de la CIA. L’emploi de la CIA en tant qu’armée secrète œuvrant pour la déstabilisation souffre d’une longue et tragique histoire d’échecs, qui ont tous été dissimulés au public sous couvert de confidentialité de l’agence. Le fait de mettre un terme aux tueries provoquées par la CIA permettrait de faire considérablement avancer les choses en direction de la fin de cette instabilité, de cette violence et de cette haine anti-Occident qui alimentent le terrorisme actuel.
Deuxièmement, il incombe aux États-Unis, à la Russie et aux autres membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies de mettre immédiatement un terme à leurs querelles intestines, et d’établir un cadre pour la paix en Syrie. Ces États sont confrontés à un enjeu commun et urgent dans la lutte contre l’EI ; ils sont tous victimes de la terreur. Par ailleurs, toute intervention militaire contre l’EI ne saurait aboutir qu’à condition de la légitimité et de l’appui du Conseil de sécurité de l’ONU.
Il est nécessaire que le cadre promu par l’ONU intègre l’achèvement immédiat de cette insurrection contre Assad qu’ont encouragé l’Amérique, l’Arabie saoudite et la Turquie ; la mise en place d’un cessez-le-feu en Syrie ; l’intervention d’une force militaire mandatée par l’ONU contre l’État islamique ; ainsi qu’une transition politique syrienne dictée non pas par les États-Unis, mais par un consensus issu de l’ONU et destiné à soutenir une reconstruction politique non violente.
Enfin, toute solution à long terme face à l’instabilité dans la région réside dans le développement durable. L’ensemble du Moyen-Orient est en effet non seulement affecté par les guerres, mais également par l’aggravation de défaillances en matière de développement : intensification des contraintes sur les ressources en eau potable, désertification, fort taux de chômage des jeunes, faiblesse des systèmes d’éducation, et autres obstacles majeurs.
La conduite de nouvelles guerres – notamment appuyées par la CIA et menées par l’Occident – ne pourra rien résoudre. À l’inverse, l’augmentation des investissements dans l’éducation, la santé, les énergies renouvelables, l’agriculture et les infrastructures, financés à la fois au niveau de la région et par les pays extérieurs, constitue la véritable clé d’un avenir plus stable au Moyen-Orient et dans le monde.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial auprès du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des Objectifs du millénaire pour le développement.
Il est important de considérer les récents attentats comme un « retour de flamme terroriste », c’est-à-dire comme la terrible conséquence involontaire d’opérations américaines et européennes répétées, dans un cadre aussi bien confidentiel qu’ouvertement militaire, à travers le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, la corne de l’Afrique et l’Asie centrale, destinées à renverser des gouvernements et à installer des régimes conformes aux intérêts occidentaux. Non seulement ces opérations déstabilisent-elles les régions ciblées, provoquant d’importantes souffrances, mais elles exposent également les populations d’Amérique, de l’Union européenne, de Russie et du Moyen-Orient à un risque majeur de terrorisme.
L’opinion publique ne s’est jamais vu réellement exposer la véritable histoire d’Oussama ben Laden, d’Al-Qaïda, ou de la montée de l’EI en Irak et en Syrie. À partir de 1979, la CIA mobilise, recrute, forme et arme de jeunes sunnites afin de combattre l’Union soviétique en Afghanistan. L’agence américaine puise alors largement ses recrues dans les populations musulmanes (y compris en Europe) afin de former les moudjahidines, force combattante multinationale sunnite, mobilisée pour chasser les infidèles soviétiques hors d’Afghanistan.
L’Occident va faire appel à Ben Laden, issu d’une riche famille saoudienne, chargé de contribuer à la conduite et au cofinancement de l’opération. Ceci constitue à l’époque une tendance habituelle des opérations de la CIA : recourir à un financement improvisé auprès d’une famille saoudienne fortunée, ou en mobilisant les recettes issues des trafics locaux et du commerce de narcotiques.
En promouvant la vision fondamentale d’un djihad destiné à défendre les terres de l’islam (Dar al-Islam) contre des acteurs extérieurs, la CIA a ainsi créé une solide force combattante, composée de plusieurs milliers de jeunes hommes extraits de leur foyer et destinés au combat. C’est bel et bien cette force combattante originelle – et l’idéologie qui la motive – qui forme encore aujourd’hui la base des insurrections djihadistes sunnites, parmi lesquelles l’EI. Mais si à l’époque ces djihadistes ciblaient l’Union soviétique, le terme d’ « infidèles » fait désormais référence à l’Amérique, à l’Europe (notamment France et Royaume-Uni) et à la Russie.
À la fin des années 1980, devant le retrait des soviétiques hors d’Afghanistan, certains éléments des moudjahidines vont fusionner pour créer Al-Qaïda, expression arabe signifiant « la base », en référence aux installations militaires et camps d’entraînement bâtis pour les moudjahidines en Afghanistan par Ben Laden et la CIA. Après le retrait des soviétiques, le termes Al-Qaïda va évoluer de l’idée d’une base militaire spécifique à celle d’une véritable base organisationnelle des activités djihadistes.
Le retour de flamme à l’encontre des États-Unis débute en 1990 avec la première guerre du Golfe, lorsque l’Amérique crée et développe ses bases militaires dans le Dar al-Islam, et notamment en Arabie saoudite, qui abrite les fondements et les lieux les plus sacrés de l’islam. Cette expansion de la présence militaire américaine va alors représenter une infamie pour cette idéologie fondamentale djihadiste que la CIA s’était si activement employée à soutenir.
La guerre injustifiée qu’entreprend l’Amérique en Irak en 2003 va par la suite libérer tous les démons. Non seulement le déclenchement de cette guerre repose-t-il sur les mensonges de la CIA, mais l’intervention se destine par ailleurs à installer un régime chiite subordonné à l’Amérique, véritable affront pour les djihadistes sunnites et nombreux autres sunnites irakiens ainsi prêts à prendre les armes. Plus récemment, États-Unis, France et Royaume-Uni ont renversé Mouammar Kadhafi en Lybie, l’Amérique ayant également coopéré avec des généraux égyptiens pour chasser le gouvernement élu des Frères musulmans. En Syrie, suite à une violente répression menée par le président Bachar el-Assad contre des manifestations publiques pacifiques en 2011, les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Turquie et d’autres alliés régionaux ont contribué à fomenter une insurrection militaire qui a plongé le pays dans une spirale infernale de chaos et de violence.
Ces différentes opérations ont échoué – de manière répétée et bien souvent désastreuse – à mettre en place des gouvernements légitimes, voire la moindre stabilité même rudimentaire. Au contraire, en renversant des gouvernements certes autoritaires mais pour autant bien établis en Irak, en Lybie et en Syrie, ainsi qu’en déstabilisant le Soudan et plusieurs autres régions d’Afrique considérées comme hostiles à l’Occident, ces opérations ont considérablement alimenté chaos, effusions de sang, et autres guerres civiles. C’est bel et bien ce désordre qui a permis à l’EI de s’emparer et préserver des territoires en Syrie, en Irak, et dans plusieurs régions d’Afrique du Nord.
Trois étapes sont désormais nécessaires pour vaincre l’EI et les autres mouvements djihadistes violents. Il s’agirait tout d’abord pour le président américain Barack Obama de mettre un terme aux opérations secrètes de la CIA. L’emploi de la CIA en tant qu’armée secrète œuvrant pour la déstabilisation souffre d’une longue et tragique histoire d’échecs, qui ont tous été dissimulés au public sous couvert de confidentialité de l’agence. Le fait de mettre un terme aux tueries provoquées par la CIA permettrait de faire considérablement avancer les choses en direction de la fin de cette instabilité, de cette violence et de cette haine anti-Occident qui alimentent le terrorisme actuel.
Deuxièmement, il incombe aux États-Unis, à la Russie et aux autres membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies de mettre immédiatement un terme à leurs querelles intestines, et d’établir un cadre pour la paix en Syrie. Ces États sont confrontés à un enjeu commun et urgent dans la lutte contre l’EI ; ils sont tous victimes de la terreur. Par ailleurs, toute intervention militaire contre l’EI ne saurait aboutir qu’à condition de la légitimité et de l’appui du Conseil de sécurité de l’ONU.
Il est nécessaire que le cadre promu par l’ONU intègre l’achèvement immédiat de cette insurrection contre Assad qu’ont encouragé l’Amérique, l’Arabie saoudite et la Turquie ; la mise en place d’un cessez-le-feu en Syrie ; l’intervention d’une force militaire mandatée par l’ONU contre l’État islamique ; ainsi qu’une transition politique syrienne dictée non pas par les États-Unis, mais par un consensus issu de l’ONU et destiné à soutenir une reconstruction politique non violente.
Enfin, toute solution à long terme face à l’instabilité dans la région réside dans le développement durable. L’ensemble du Moyen-Orient est en effet non seulement affecté par les guerres, mais également par l’aggravation de défaillances en matière de développement : intensification des contraintes sur les ressources en eau potable, désertification, fort taux de chômage des jeunes, faiblesse des systèmes d’éducation, et autres obstacles majeurs.
La conduite de nouvelles guerres – notamment appuyées par la CIA et menées par l’Occident – ne pourra rien résoudre. À l’inverse, l’augmentation des investissements dans l’éducation, la santé, les énergies renouvelables, l’agriculture et les infrastructures, financés à la fois au niveau de la région et par les pays extérieurs, constitue la véritable clé d’un avenir plus stable au Moyen-Orient et dans le monde.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial auprès du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des Objectifs du millénaire pour le développement.