Selon les estimations de la Banque mondiale, la moitié des pays pauvres sont surendettés ou sur le point de l’être. En Afrique subsaharienne par exemple, les indicateurs de solvabilité se sont considérablement détériorés cette année, après six années d'affaiblissement progressif lié à la baisse mondiale du prix des matières premières. L'Angola, le Ghana et le Nigeria consacrent près de la moitié de leurs recettes publiques au paiement des intérêts. Selon l’agence de notation S&P Global Ratings, deux tiers des intérêts versés par les 19 États d'Afrique subsaharienne qu'elle évalue sont destinés à des créanciers privés.
De son coté, le FMI prévoit que la crise va anéantir une décennie de progrès dans la lutte contre la pauvreté, avec des effets durables qui entraveront considérablement les perspectives de développement des pays à faible revenu. Cette situation inacceptable sur le plan humanitaire l’est davantage encore si l’on prend en compte les objectifs de durabilité et de développement à long terme.
Certes, des créanciers ont agi pour alléger le fardeau de la dette des pays en développement. Dans le cadre de l'initiative de suspension du service de la dette (ISSD) du G20, les pays pauvres, notamment en Afrique, peuvent demander un report du service de leurs dettes bilatérales. Les pays du G20 ont également convenu d'un cadre commun de restructuration des dettes publiques.
Mais d'importants obstacles s’opposent au progrès. Ainsi de nombreux pays en développement craignent que les agences de notation ne les déclarent un défaut de paiement s'ils restructurent leur dette obligataire, ce qui, pensent-ils, leur ferait perdre l'accès au marché pendant une période prolongée.
Néanmoins, si les agences de notation peuvent assimiler une restructuration à un défaut de paiement, la crainte de perdre l'accès aux marchés est exagérée : les pays pauvres ont déjà perdu leur accès aux marchés des capitaux en mars dernier. Ils devraient maintenant s'attacher à retrouver un accès durable à ces marchés.
La quête de rendement des investisseurs étant de plus en plus désespérée, ces pays gagnent en pouvoir. Pendant la crise de la dette latino-américaine des années 1980, les rendements à dix ans du Trésor américain étaient supérieurs à 10 %. Même au plus fort de la crise financière mondiale de 2007-2009, ils avoisinaient 4 %. Par contre ils sont aujourd'hui inférieurs à 1 %. Au niveau mondial, les obligations à rendement négatif dépassent 18 000 milliards de dollars.
Les investisseurs ne peuvent donc pas se permettre de se détourner trop longtemps des pays en défaut de paiement si cela implique de renoncer à des rendements attrayants. Ainsi, la baisse généralisée des taux d'intérêt s'est accompagnée d'une réduction visible du temps nécessaire à un Etat pour retrouver l'accès au marché après un défaut de paiement. L'Argentine a émis une obligation à 100 ans en 2017, un an après être sortie d’un défaut de paiement. L'obligation à dix ans de la Grèce a un rendement inférieur à 0,7 % ; ce n'est pas une coïncidence.
En outre, pour un pays emprunteur au bord de l'insolvabilité, restructurer sa dette renforce sa solvabilité. À mesure que l'excès d'endettement diminue, son potentiel de croissance et de développement s'améliore. De ce fait, les pays susceptibles de bénéficier de l'Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) devraient redevenir attractifs pour les investisseurs.
La restructuration des obligations africaines serait une aubaine pour les débiteurs, sans nuire pas aux créanciers, contrairement à ce qui s’est passé lors de la crise de la dette des années 1980. À cette époque, la défaillance unilatérale précoce d’un pays émergent aurait pu rendre insolvables certaines des plus grandes banques américaines. Autrement dit, les créanciers avaient tout intérêt à jouer la carte de la rigueur et à gagner du temps.
Ce n’est plus le cas aujourd'hui. La dette détenue par les pays éligibles à l’ISSD ne représente qu'une part négligeable des portefeuilles des investisseurs institutionnels. Globalement, l'impact de la dette sera faible pour les investisseurs. Ils seront donc beaucoup moins réticents à revenir sur le marché au moment opportun.
Enfin, pour reprendre la fameuse expression de Kenneth Rogoff et de Carmen Reinhart, « cette fois-ci, c'est vraiment différent ». Aujourd'hui les difficultés financières de nombreux pays pauvres ne tiennent pas à une politique imprudente ou au surendettement, elles résultent d’une crise inattendue et brutale.
Les investisseurs sont parfaitement conscients qu'un défaut de paiement dans le contexte actuel n’est pas annonciateur d’un autre défaut. Les stigmates de la défaillance se dissiperont assez rapidement.
Il existe un autre obstacle potentiel au progrès : la réticence des créanciers privés. Certains d’entre eux s’efforcent d’alimenter la peur d’un défaut de paiement souverain. Pourtant des négociations de restructuration qui impliquent les créanciers privés et institutionnels sont quasiment inévitables. Les détenteurs d'obligations constituent maintenant une partie importante de l'équation de la dette dans de nombreux pays (contrairement aux précédentes crises des dettes africaines).
Il vaudrait mieux que ces négociations débutent le plus tôt possible. L'expérience montre qu’un retard aggrave la crise des pays débiteurs, se traduit par des décotes plus importantes pour les créanciers et un allongement de la durée d’exclusion des marchés financiers.
Heureusement, les échéances des obligations africaines seront exceptionnellement proches en 2021. C’est une toile de fond idéale pour les négociations nécessaires et complexes concernant les restructurations, avec la participation des divers créanciers. Pour aider leur population, les dirigeants africains doivent saisir l’occasion, car ils ont toutes les cartes en main.
Toutefois pour que le jeu en vaille la chandelle, les Etats débiteurs doivent s'engager de manière crédible à orienter les flux d’investissement privé au profit du développement social et économique, se protégeant ainsi contre d’éventuels échecs ou crises. L'allégement de la dette et une reprise durable doivent aller de paire. C’est ainsi que l'Afrique accédera à la récompense ultime : un avenir plus prospère et plus résilient !
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Moritz Kraemer est conseiller économique en chef du cabinet de conseil en gestion des risques Acreditus. Il a été directeur de la notation souveraine de S&P de 2013 à 2018.
© Project Syndicate 1995–2021
De son coté, le FMI prévoit que la crise va anéantir une décennie de progrès dans la lutte contre la pauvreté, avec des effets durables qui entraveront considérablement les perspectives de développement des pays à faible revenu. Cette situation inacceptable sur le plan humanitaire l’est davantage encore si l’on prend en compte les objectifs de durabilité et de développement à long terme.
Certes, des créanciers ont agi pour alléger le fardeau de la dette des pays en développement. Dans le cadre de l'initiative de suspension du service de la dette (ISSD) du G20, les pays pauvres, notamment en Afrique, peuvent demander un report du service de leurs dettes bilatérales. Les pays du G20 ont également convenu d'un cadre commun de restructuration des dettes publiques.
Mais d'importants obstacles s’opposent au progrès. Ainsi de nombreux pays en développement craignent que les agences de notation ne les déclarent un défaut de paiement s'ils restructurent leur dette obligataire, ce qui, pensent-ils, leur ferait perdre l'accès au marché pendant une période prolongée.
Néanmoins, si les agences de notation peuvent assimiler une restructuration à un défaut de paiement, la crainte de perdre l'accès aux marchés est exagérée : les pays pauvres ont déjà perdu leur accès aux marchés des capitaux en mars dernier. Ils devraient maintenant s'attacher à retrouver un accès durable à ces marchés.
La quête de rendement des investisseurs étant de plus en plus désespérée, ces pays gagnent en pouvoir. Pendant la crise de la dette latino-américaine des années 1980, les rendements à dix ans du Trésor américain étaient supérieurs à 10 %. Même au plus fort de la crise financière mondiale de 2007-2009, ils avoisinaient 4 %. Par contre ils sont aujourd'hui inférieurs à 1 %. Au niveau mondial, les obligations à rendement négatif dépassent 18 000 milliards de dollars.
Les investisseurs ne peuvent donc pas se permettre de se détourner trop longtemps des pays en défaut de paiement si cela implique de renoncer à des rendements attrayants. Ainsi, la baisse généralisée des taux d'intérêt s'est accompagnée d'une réduction visible du temps nécessaire à un Etat pour retrouver l'accès au marché après un défaut de paiement. L'Argentine a émis une obligation à 100 ans en 2017, un an après être sortie d’un défaut de paiement. L'obligation à dix ans de la Grèce a un rendement inférieur à 0,7 % ; ce n'est pas une coïncidence.
En outre, pour un pays emprunteur au bord de l'insolvabilité, restructurer sa dette renforce sa solvabilité. À mesure que l'excès d'endettement diminue, son potentiel de croissance et de développement s'améliore. De ce fait, les pays susceptibles de bénéficier de l'Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) devraient redevenir attractifs pour les investisseurs.
La restructuration des obligations africaines serait une aubaine pour les débiteurs, sans nuire pas aux créanciers, contrairement à ce qui s’est passé lors de la crise de la dette des années 1980. À cette époque, la défaillance unilatérale précoce d’un pays émergent aurait pu rendre insolvables certaines des plus grandes banques américaines. Autrement dit, les créanciers avaient tout intérêt à jouer la carte de la rigueur et à gagner du temps.
Ce n’est plus le cas aujourd'hui. La dette détenue par les pays éligibles à l’ISSD ne représente qu'une part négligeable des portefeuilles des investisseurs institutionnels. Globalement, l'impact de la dette sera faible pour les investisseurs. Ils seront donc beaucoup moins réticents à revenir sur le marché au moment opportun.
Enfin, pour reprendre la fameuse expression de Kenneth Rogoff et de Carmen Reinhart, « cette fois-ci, c'est vraiment différent ». Aujourd'hui les difficultés financières de nombreux pays pauvres ne tiennent pas à une politique imprudente ou au surendettement, elles résultent d’une crise inattendue et brutale.
Les investisseurs sont parfaitement conscients qu'un défaut de paiement dans le contexte actuel n’est pas annonciateur d’un autre défaut. Les stigmates de la défaillance se dissiperont assez rapidement.
Il existe un autre obstacle potentiel au progrès : la réticence des créanciers privés. Certains d’entre eux s’efforcent d’alimenter la peur d’un défaut de paiement souverain. Pourtant des négociations de restructuration qui impliquent les créanciers privés et institutionnels sont quasiment inévitables. Les détenteurs d'obligations constituent maintenant une partie importante de l'équation de la dette dans de nombreux pays (contrairement aux précédentes crises des dettes africaines).
Il vaudrait mieux que ces négociations débutent le plus tôt possible. L'expérience montre qu’un retard aggrave la crise des pays débiteurs, se traduit par des décotes plus importantes pour les créanciers et un allongement de la durée d’exclusion des marchés financiers.
Heureusement, les échéances des obligations africaines seront exceptionnellement proches en 2021. C’est une toile de fond idéale pour les négociations nécessaires et complexes concernant les restructurations, avec la participation des divers créanciers. Pour aider leur population, les dirigeants africains doivent saisir l’occasion, car ils ont toutes les cartes en main.
Toutefois pour que le jeu en vaille la chandelle, les Etats débiteurs doivent s'engager de manière crédible à orienter les flux d’investissement privé au profit du développement social et économique, se protégeant ainsi contre d’éventuels échecs ou crises. L'allégement de la dette et une reprise durable doivent aller de paire. C’est ainsi que l'Afrique accédera à la récompense ultime : un avenir plus prospère et plus résilient !
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Moritz Kraemer est conseiller économique en chef du cabinet de conseil en gestion des risques Acreditus. Il a été directeur de la notation souveraine de S&P de 2013 à 2018.
© Project Syndicate 1995–2021