En principe, il est d’usage que les pratiques contestables des entreprises, où qu’elles se situent dans le monde, soient abordées et traitées de manière juste et impartiale. Or, il semble peu probable que les choses se déroulent de la sorte en l’espèce. En effet, la principale motivation sous-tendant l’assaut réglementaire de l’UE réside bien moins dans une volonté de préserver le bien-être des citoyens Européens que dans une démarche lobbyiste mise en œuvre par des entreprises allemandes protectionnistes, et par leurs défenseurs corporatistes au pouvoir.
Le gouvernement de l’Allemagne ne cesse de vanter la nature « mondialement compétitive » du pays dont il est à la tête, et ses dirigeants de faire la leçon à leurs homologues européens sur la nécessité de répliquer le zèle réformiste allemand. Et pourtant, alors même que le pays demeure champion du monde de l’exportation dans des secteurs tels que l’automobile, il reste considérablement à la traîne dans l’univers de l’Internet. Il n’existe aucun équivalent allemand de Google ou Facebook. Entravés par la lourdeur administrative et le faible goût du risque en Allemagne, les entrepreneurs Internet allemands les plus talentueux ont élu domicile dans la Silicon Valley. Et tandis que les sociétés basées aux États-Unis progressent dans leur conquête du cloud, l’Allemagne demeure au point mort en la matière.
Les start-ups numériques allemandes se trouvant étouffées par la surrèglementation et le sous-investissement, ce sont les dinosaures de l’univers analogique qui fixent l’agenda politique. Les entreprises médias traditionnelles déplorent leur dépendance vis-à-vis de Google dans la direction du trafic vers leurs sites, et la capacité du géant américain à vendre de la publicité attachée à des bribes de contenus leur appartenant. L’entreprise semi-publique Deutsche Telekom se plaint de ne pouvoir percevoir de recettes supplémentaires lorsque les utilisateurs recourent à son réseau pour effectuer des appels via Skype, envoyer des messages sur WhatsApp, ou regarder des vidéos sur Netflix et YouTube. TUI, plus grand voyagiste et tour-opérateur de la planète, se sent menacé par TripAdvisor. Les vendeurs redoutent quant à eux l’expansion implacable de l’empire Amazon.
L’Allemagne a été le premier pays de l’UE à instaurer une interdiction nationale à l’encontre d’Uber, en raison de la crainte concurrentielle des chauffeurs de taxi. Le puissant lobby industriel allemand s’inquiète de voir les entreprises technologiques américaines ravir leur part du gâteau dans le secteur manufacturier. Comme l’a fait valoir Günther Oettinger, commissaire (allemand) chargé du numérique au sein de l’UE, « Si nous ne nous montrons pas suffisamment attentifs, nous aurons beau investir dans la production de formidables voitures, ce seront les prestataires de nouveaux services automobiles qui en récolteront les fruits. » Là où le prédécesseur féminin d’Oettinger, Neelie Kroes, chantait les louanges de technologies novatrices présentées comme bénéfiques pour les consommateurs et pour la croissance, Oettinger se montre insolemment corporatiste dans la préservation des intérêts des entreprises allemandes.
Les sociétés allemandes ne sont pas les seules à redouter la concurrence américaine, mais leur influence au sein de la Commission européenne se révèle décisive. En effet, l’Allemagne n’a jamais autant pesé sur le UE. La crise de la dette, qui a distrait le France et aliéné le Royaume-Uni, a également assis confortablement l’Allemagne – plus grand créancier de la zone euro – sur le siège conducteur de l’Europe.
Le président de la Commission européenne Jean-Claude Junker doit sa nomination à l’intervention du Parti populaire européen, formation politique de centre-droit dominée par l’Union chrétienne-démocrate de la chancelière allemande Angela Merkel, qui en retour pèse de son influence sur le Parlement européen. Junker est également redevable au groupe de presse Axel Springer, éditeur de Bild, premier tabloïd d’Allemagne, qui l’a vivement soutenu au cours de l’été dernier face aux hésitations de Merkel. Quant à son chef de cabinet, l’Allemand Martin Selmayr, il veille activement à ce que les préoccupations de son pays soient entendues au sein de la Commission.
L’an dernier, l’Allemagne avait fait pression pour que Joaquín Almunia, alors commissaire européen à la concurrence, ne rende pas de décision finale concernant son litige avec Google en matière d’antitrust, afin que son successeur Margethe Vestager puisse poursuivre l’affaire. En réalité, l’enquête relative aux plateformes Internet est commanditée par le ministre allemand de l’Économie, Sigmar Gabriel. L’issue de cette enquête semble par ailleurs prédéfinie ; dans une déclaration de principe qui a fait l’objet de fuites, Oettinger préconise la mise en place d’un nouveau et puissant régulateur de l’UE, chargé de contrôler les plateformes en ligne. Le commissaire au numérique a récemment fait valoir la nécessité de « remplacer les actuels moteurs de recherche Internet, systèmes d’exploitation et réseaux sociaux ».
Rien n’oblige les Européens à utiliser le moteur de recherche Google ; la concurrence est à portée d’un simple clic. Dans le cadre de leurs achats sur Internet, les Européens contournent de plus en plus le géant, en effectuant des recherches directement sur Amazon ou eBay, ou en naviguant sur Facebook. Ainsi Google contrôle-t-il à peine, et ne monopolise certainement pas, ce paysage en constante évolution. Les internautes désireux d’effectuer des achats n’en souffrent nullement. Or, là où la loi antitrust américaine se focalise précisément et à juste titre sur les situations dans lesquelles les consommateurs sont foulés, les autorités européennes de la concurrence prennent également en considération les pertes subies par les entreprises rivales – dont les plateformes de shopping les plus obsolètes, telles que Ladenzeile.de, qui appartient à Axel Springer.
La création d’un marché unique du numérique constitue un choix judicieux. En effet, à l’heure où les start-ups Internet américaines bénéficient d’un marché domestique colossal, leurs homologues européennes se trouvent limitées par des réglementations nationales qui les cantonnent à des marchés locaux plus restreints.
Seulement voilà, les propositions de la Commission européenne ne se destinent malheureusement pas à permettre aux Italiens d’acheter sur des sites britanniques, ni à ouvrir aux start-ups espagnoles un marché de 500 millions d’Européens. Leur objectif consiste principalement à limiter les plateformes numériques américaines. Comme l’a fait valoir Sigmar Gabriel dans une lettre adressée à la Commission au mois de novembre : « L’UE dispose d’un marché unique attractif, ainsi que d’importants moyens politiques lui permettant de structurer ce marché ; il incombe à l’UE de faire entrer en jeu ces facteurs, afin de s’affirmer face aux autres parties prenantes à l’échelle mondiale. »
Plutôt que de conspirer dans l’espoir de faire obstacle à ses entreprises rivales américaines, plutôt que d’asphyxier l’innovation, et de priver les Européens des pleins avantages de l’Internet, l’Allemagne aurait intérêt à joindre la parole aux actes, en procédant aux difficiles réformes qui lui sont nécessaires pour élever son niveau de jeu. La démarche se trouverait facilité si elle débutait par l’amorce et l’expansion d’entreprises Internet. Il incombe au pays de dynamiser l’investissement dans les infrastructures haut-débit et les technologies numériques. Il lui faut également peser de son poids en faveur d’un véritable marché unique du numérique en UE, susceptible de bénéficier aux consommateurs et de contribuer à l’épanouissement des start-ups, plutôt que de recourir à une politique industrielle détournée, qui n’alimente que le fiasco numérique de l’Allemagne.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Philippe Legrain est membre intervenant au European Institute de la London School of Economics, et ancien conseiller économique du président de la Commission européenne.
Le gouvernement de l’Allemagne ne cesse de vanter la nature « mondialement compétitive » du pays dont il est à la tête, et ses dirigeants de faire la leçon à leurs homologues européens sur la nécessité de répliquer le zèle réformiste allemand. Et pourtant, alors même que le pays demeure champion du monde de l’exportation dans des secteurs tels que l’automobile, il reste considérablement à la traîne dans l’univers de l’Internet. Il n’existe aucun équivalent allemand de Google ou Facebook. Entravés par la lourdeur administrative et le faible goût du risque en Allemagne, les entrepreneurs Internet allemands les plus talentueux ont élu domicile dans la Silicon Valley. Et tandis que les sociétés basées aux États-Unis progressent dans leur conquête du cloud, l’Allemagne demeure au point mort en la matière.
Les start-ups numériques allemandes se trouvant étouffées par la surrèglementation et le sous-investissement, ce sont les dinosaures de l’univers analogique qui fixent l’agenda politique. Les entreprises médias traditionnelles déplorent leur dépendance vis-à-vis de Google dans la direction du trafic vers leurs sites, et la capacité du géant américain à vendre de la publicité attachée à des bribes de contenus leur appartenant. L’entreprise semi-publique Deutsche Telekom se plaint de ne pouvoir percevoir de recettes supplémentaires lorsque les utilisateurs recourent à son réseau pour effectuer des appels via Skype, envoyer des messages sur WhatsApp, ou regarder des vidéos sur Netflix et YouTube. TUI, plus grand voyagiste et tour-opérateur de la planète, se sent menacé par TripAdvisor. Les vendeurs redoutent quant à eux l’expansion implacable de l’empire Amazon.
L’Allemagne a été le premier pays de l’UE à instaurer une interdiction nationale à l’encontre d’Uber, en raison de la crainte concurrentielle des chauffeurs de taxi. Le puissant lobby industriel allemand s’inquiète de voir les entreprises technologiques américaines ravir leur part du gâteau dans le secteur manufacturier. Comme l’a fait valoir Günther Oettinger, commissaire (allemand) chargé du numérique au sein de l’UE, « Si nous ne nous montrons pas suffisamment attentifs, nous aurons beau investir dans la production de formidables voitures, ce seront les prestataires de nouveaux services automobiles qui en récolteront les fruits. » Là où le prédécesseur féminin d’Oettinger, Neelie Kroes, chantait les louanges de technologies novatrices présentées comme bénéfiques pour les consommateurs et pour la croissance, Oettinger se montre insolemment corporatiste dans la préservation des intérêts des entreprises allemandes.
Les sociétés allemandes ne sont pas les seules à redouter la concurrence américaine, mais leur influence au sein de la Commission européenne se révèle décisive. En effet, l’Allemagne n’a jamais autant pesé sur le UE. La crise de la dette, qui a distrait le France et aliéné le Royaume-Uni, a également assis confortablement l’Allemagne – plus grand créancier de la zone euro – sur le siège conducteur de l’Europe.
Le président de la Commission européenne Jean-Claude Junker doit sa nomination à l’intervention du Parti populaire européen, formation politique de centre-droit dominée par l’Union chrétienne-démocrate de la chancelière allemande Angela Merkel, qui en retour pèse de son influence sur le Parlement européen. Junker est également redevable au groupe de presse Axel Springer, éditeur de Bild, premier tabloïd d’Allemagne, qui l’a vivement soutenu au cours de l’été dernier face aux hésitations de Merkel. Quant à son chef de cabinet, l’Allemand Martin Selmayr, il veille activement à ce que les préoccupations de son pays soient entendues au sein de la Commission.
L’an dernier, l’Allemagne avait fait pression pour que Joaquín Almunia, alors commissaire européen à la concurrence, ne rende pas de décision finale concernant son litige avec Google en matière d’antitrust, afin que son successeur Margethe Vestager puisse poursuivre l’affaire. En réalité, l’enquête relative aux plateformes Internet est commanditée par le ministre allemand de l’Économie, Sigmar Gabriel. L’issue de cette enquête semble par ailleurs prédéfinie ; dans une déclaration de principe qui a fait l’objet de fuites, Oettinger préconise la mise en place d’un nouveau et puissant régulateur de l’UE, chargé de contrôler les plateformes en ligne. Le commissaire au numérique a récemment fait valoir la nécessité de « remplacer les actuels moteurs de recherche Internet, systèmes d’exploitation et réseaux sociaux ».
Rien n’oblige les Européens à utiliser le moteur de recherche Google ; la concurrence est à portée d’un simple clic. Dans le cadre de leurs achats sur Internet, les Européens contournent de plus en plus le géant, en effectuant des recherches directement sur Amazon ou eBay, ou en naviguant sur Facebook. Ainsi Google contrôle-t-il à peine, et ne monopolise certainement pas, ce paysage en constante évolution. Les internautes désireux d’effectuer des achats n’en souffrent nullement. Or, là où la loi antitrust américaine se focalise précisément et à juste titre sur les situations dans lesquelles les consommateurs sont foulés, les autorités européennes de la concurrence prennent également en considération les pertes subies par les entreprises rivales – dont les plateformes de shopping les plus obsolètes, telles que Ladenzeile.de, qui appartient à Axel Springer.
La création d’un marché unique du numérique constitue un choix judicieux. En effet, à l’heure où les start-ups Internet américaines bénéficient d’un marché domestique colossal, leurs homologues européennes se trouvent limitées par des réglementations nationales qui les cantonnent à des marchés locaux plus restreints.
Seulement voilà, les propositions de la Commission européenne ne se destinent malheureusement pas à permettre aux Italiens d’acheter sur des sites britanniques, ni à ouvrir aux start-ups espagnoles un marché de 500 millions d’Européens. Leur objectif consiste principalement à limiter les plateformes numériques américaines. Comme l’a fait valoir Sigmar Gabriel dans une lettre adressée à la Commission au mois de novembre : « L’UE dispose d’un marché unique attractif, ainsi que d’importants moyens politiques lui permettant de structurer ce marché ; il incombe à l’UE de faire entrer en jeu ces facteurs, afin de s’affirmer face aux autres parties prenantes à l’échelle mondiale. »
Plutôt que de conspirer dans l’espoir de faire obstacle à ses entreprises rivales américaines, plutôt que d’asphyxier l’innovation, et de priver les Européens des pleins avantages de l’Internet, l’Allemagne aurait intérêt à joindre la parole aux actes, en procédant aux difficiles réformes qui lui sont nécessaires pour élever son niveau de jeu. La démarche se trouverait facilité si elle débutait par l’amorce et l’expansion d’entreprises Internet. Il incombe au pays de dynamiser l’investissement dans les infrastructures haut-débit et les technologies numériques. Il lui faut également peser de son poids en faveur d’un véritable marché unique du numérique en UE, susceptible de bénéficier aux consommateurs et de contribuer à l’épanouissement des start-ups, plutôt que de recourir à une politique industrielle détournée, qui n’alimente que le fiasco numérique de l’Allemagne.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Philippe Legrain est membre intervenant au European Institute de la London School of Economics, et ancien conseiller économique du président de la Commission européenne.