L’Amérique en guerre contre les technologies chinoises

Dimanche 10 Novembre 2019

La pire décision de politique étrangère prise par les États-Unis au cours de la dernière génération – et peut-être pour longtemps encore – aura été la « guerre de choix » lancée contre l’Irak en 2003, prétendument destinée à éliminer des armes de destruction massives qui en fin de compte n’existaient pas. La nécessité de comprendre la logique défaillante derrière cette décision désastreuse n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui, dans la mesure où cette logique est a nouveau appliquée pour justifier actuellement une politique américaine tout aussi malavisée.


La décision d’envahir l’Irak a été fondée sur le raisonnement du vice-président américain de l’époque, Richard Cheney, selon lequel même si le risque de voir des ADM tomber entre les mains de terroristes était infime – disons un risque de 1 % – nous devions agir comme si un tel scénario allait se produire à coup sûr.

Un tel raisonnement est voué à engendrer de mauvaises décisions. Or, les États-Unis et certains de leurs alliés appliquent aujourd’hui à nouveau la doctrine Cheney  pour s’en prendre aux technologies chinoises. Le gouvernement américain considère que puisqu’il est impossible de savoir avec certitude si les technologies chinoises sont sûres, nous devons agir comme si elles étaient incontestablement dangereuses, et par conséquent les bannir.

Un processus décisionnel digne de ce nom applique des estimations de probabilité à différentes actions alternatives. Il y a une génération, les dirigeants américains auraient considéré non seulement le (prétendu) risque de 1 % de voir des AMD finir entre les mains de terroristes, mais également le risque de 99 % de déclencher une guerre fondée sur des hypothèses défaillantes. En se concentrant uniquement sur le risque de 1 %, Cheney (et beaucoup d’autres) ont détourné l’attention du public de la probabilité bien supérieure de voir la guerre en Irak manquer de justification, ainsi que de la voir gravement déstabiliser le Moyen-Orient et la politique mondiale.

Le problème de la doctrine Cheney, c’est non seulement qu’elle dicte la prise de mesures fondées sur des risques faibles, sans considérer les coûts potentiellement très élevés, mais également qu’elle incite les décideurs politiques à alimenter les peurs à des fins ultérieures.

C’est ce que font à nouveau aujourd’hui les dirigeants américains, qui créent la panique autour des technologies chinoises en pointant et en exagérant des risques minimes. Illustration la plus révélatrice (parmi tant d’autres), le gouvernement américain s’attaque à la société de haut débit sans fil Huawei. L’Amérique ferme ses marchés à l’entreprise, et ne ménage pas ses efforts pour anéantir les activités de Huawei à travers le monde. Ainsi, comme en Irak, les États-Unis pourraient bien engendrer un désastre géopolitique sans véritable justification.

Je me suis intéressé aux avancées technologiques et activités de Huawei dans les pays en voie de développement. Je pense que la 5G et autres technologies numériques constituent la promesse d’une progression majeure sur la voie de l’éradication de la pauvreté et de l’accomplissement d’autres ODD. J’ai également échangé avec d’autres sociétés de télécommunication, et encouragé l’industrie à intensifier ses efforts en direction des ODD. Après avoir rédigé (sans aucune rémunération) la courte préface d’un             rapport de Huawei  sur le sujet, et avoir essuyé les critiques des rivaux de la Chine, j’ai demandé à plusieurs dirigeants du secteur et décideurs gouvernementaux de m’éclairer sur les activités prétendument malveillantes de Huawei. À maintes reprises, mes interlocuteurs m’ont répondu que Huawei ne se comportait pas différemment des autres leaders d’industrie reconnus.

Or, le gouvernement américain affirme que les équipements 5G de Huawei pourraient menacer la sécurité mondiale. Une porte dérobée (ou « backdoor ») dissimulée dans les matériels et logiciels de Huawei pourrait, selon les dirigeants américains, permettre au gouvernement chinois de surveiller le monde entier. En effet, soulignent ces officiels américains, le droit appliqué en Chine impose aux entreprises chinoises de coopérer avec le gouvernement aux fins de la sécurité nationale.

La réalité des faits est la suivante. Les équipements 5G de Huawei allient faibles coûts et qualité élevée, actuellement bien en avance sur de nombreux concurrents, et sont d’ores et déjà en cours de déploiement. Les performances supérieures de ces équipements résultent de plusieurs années de dépenses substantielles dans la recherche et développement, les économies d’échelle, et l’apprentissage par la pratique sur les places de marché numériques chinoises. Compte tenu de l’importance des technologies pour leur propre développement durable, les économies à faible revenu du monde entier auraient tort de refuser un tel déploiement précoce de la 5G.

Or, malgré l’absence de preuves quant aux fameuses backdoors, l’Amérique somme le monde de garder ses distances avec Huawei. Les allégations américains restent vagues. Tel que l’a formulé  le commissaire fédéral américain aux communications, « L’État qui possèdera la 5G possédera également l’innovation, et fixera la norme pour le reste du monde. Or, en l’état actuel des choses, ce pays ne sera probablement pas les États-Unis ». De leur côté, d’autres pays en premier lieu desquels le Royaume-Uni n’ont détecté aucune backdoor  dans les matériels et logiciels de Huawei. Et même si des portes dérobées étaient découvertes plus tard, il serait certainement possible de les refermer.

Le débat autour de Huawei fait rage en Allemagne, auprès de laquelle le gouvernement américain menace de réduire la coopération en matière de renseignement si les autorités allemandes ne renoncent pas à la technologie 5G de Huawei. Peut-être sous la pression américaine, le chef du renseignement allemand a récemment formulé une déclaration  en phase avec la doctrine Cheney : « Les infrastructures ne constituent pas un domaine adapté à un groupe auquel nous ne pouvons faire totalement confiance », sans pour autant apporter les preuves d’actes répréhensibles spécifiques. La chancelière Angela Merkel, en revanche, lutte en coulisses  pour maintenir le marché ouvert à Huawei.
Constat à la fois ironique et prévisible, les plaintes américaines reflètent en partie les propres activités de surveillance  conduites par les États-Unis au niveau national ainsi qu’à l’étranger. Les équipements chinois pourraient ainsi compliquer les activités secrètes de surveillance menées par le gouvernement américain. Or, toute surveillance illicite de la part d’un gouvernement quel qu’il soit doit cesser. Un contrôle indépendant mené par les Nations Unies pour lutter contre ce type d’activités doit faire partie intégrante du système mondial des télécommunications. En somme, nous devons opter pour des garde-fous diplomatiques et institutionnels, pas pour une guerre technologique.

Les menaces américaines exigeant le boycott de Huawei concernent plus que le déploiement précoce du réseau 5G. Les risques pour le système de commerce mondial fondé sur des règles sont en effet profonds. L’Amérique n’étant plus aujourd’hui le leader technologique incontesté de la planète, le président Donald Trump et ses conseillers n’entendent plus respecter ce système basé sur des règles. Leur objectif consiste à endiguer l’ascension technologique de la Chine. Leur tentative simultanée visant à neutraliser l’Organisation mondiale du commerce en mettant à mal son système de règlement des litiges  illustre ce mépris pour les règles internationales.

Si l’administration Trump parvient à diviser le monde en deux camps technologiques rivaux, alors les risques de conflits futurs se multiplieront. Les États-Unis ont défendu l’ouverture du commerce après la Seconde Guerre mondiale, non seulement afin d’améliorer l’efficience globale et de développer les marchés pour les technologies américaines, mais également pour inverser l’effondrement du commerce mondial caractéristique des années 1930, un effondrement en partie lié aux droits de douanes protectionnistes imposés par les États-Unis en vertu du Smoot-Hawley Act de 1930, qui a amplifié la Grande dépression, et ainsi contribué à la montée d’Hitler, puis à l’explosion de la Seconde Guerre mondiale.

Dans le domaine des affaires internationales, comme dans beaucoup d’autres, le fait d’attiser les peurs et de les exploiter, plutôt que d’agir en fonction d’éléments de preuve, constitue la voie du désastre. Tenons-nous en à la rationalité, aux faits et aux règles, car tel est le mode d’action le plus sûr. Créons par ailleurs des mécanismes de contrôle indépendants chargés d’atténuer la menace d’un pays qui userait des réseaux mondiaux à des fins de surveillance ou de cyberguerre contre d’autres États. Ainsi le monde pourra-t-il s’atteler à la tâche urgente d’une pleine exploitation des technologies numériques innovantes, pour le bien du monde entier.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour le développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2019
 
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