Cette concession ne put être exploitée (je fus relâchée deux semaines plus tard à l’occasion d’un échange de prisonniers). Mais la coopération du gouvernement des États-Unis aux recherches pour ma libération – celle d’une journaliste canadienne enlevée alors qu’elle était en reportage en Afghanistan – représentait une sorte de filet de sécurité pour celles et ceux qui font ce travail dangereux. Onze ans plus tard, ce filet de sécurité a disparu – et les journalistes sont plus que jamais en danger.
Depuis ma libération, en novembre 2008, 628 journalistes ont été tués de par le monde dans l’exercice de leur profession. Aujourd’hui, selon un décompte effectué par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), 64 journalistes sont toujours portés disparus et 250 sont en prison. Un nouveau rapport, réalisé par l’association britannique Article 19 – ainsi nommée en raison de l’article de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui affirme le droit de recevoir et de répandre des informations comme celui d’exprimer ses opinions –, conclut que la liberté d’expression est à son niveau le plus bas depuis dix ans et ne cesse de s’affaiblir.
De fait, trois personnes sur quatre dans le monde « assistent à une détérioration de leur environnement dans le domaine de la liberté d’expression », note le rapport d’Article 19. Thomas Hughes, ancien directeur de l’organisation, en tient responsables, pour partie, les gouvernements et leur usage de « la technologie numérique afin de surveiller leurs citoyens, de restreindre les contenus et de couper les communications ».
La pandémie actuelle de Covid-19 aggrave encore la situation. Tandis que le virus se répand dans le monde entier, il fournit aux gouvernements autoritaires un prétexte pour renforcer encore leur contrôle sur l’information. Le gouvernement chinois a éliminé tous les reportages faisant état du virus lorsqu’il a fait son apparition à Wuhan, dénonçant les médecins qui ont lancé les premières alertes, et emprisonnant ceux qui tentaient de relayer ces alertes. Il se sert aujourd’hui des médias publics pour réécrire l’histoire. En Hongrie, Viktor Orban a fait adopter par le Parlement une loi qui permettra aux autorités de punir quiconque diffuse de « fausses nouvelles » sur le virus.
Selon un récent rapport du CPJ, les gouvernements autoritaires, mais aussi élus démocratiquement, ont de plus en plus tendance à légiférer dans l’intention affichée de lutter contre les informations falsifiées – les « fake news » – et la cybercriminalité, ce qui équivaut en réalité, dans de nombreux cas, à criminaliser le journalisme. De l’Égypte à la Turquie et au Cameroun, les journalistes sont harcelés, intimidés, condamnés à des amendes ou à de la prison sous l’accusation fallacieuse de diffusion de fausses nouvelles.
Et lorsqu’il s’agit de discréditer les efforts des journalistes pour demander des comptes aux puissants, ce sont les États-Unis – historiquement les premiers défenseurs de la liberté de la presse – qui montrent l’exemple aux autres pays. Les conférences de presse quasi quotidiennes du président des États-Unis Donald Trump dégénèrent en attaques contre les journalistes qui mettent en doute ses mensonges et réfutent la désinformation sur la façon dont son administration a géré la crise.
Comme l’a fait remarquer l’an dernier A. G. Sulzberger, directeur de la publication du New York Times, Trump, en se moquant constamment des journalistes et des organes de presse, qui pis est en les menaçant, a « de facto donné aux dirigeants étrangers l’autorisation de se comporter de la même manière envers les journalistes de leurs pays, et leur a même donné le vocabulaire pour cela ». Les réticences de l’administration Trump à défendre les journalistes ont engendré une culture de l’impunité.
Elle n’a jamais été plus flagrante qu’après le meurtre brutal du journaliste dissident saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Comme le note Courtney Radsch, porte-parole du CPJ, Trump « a décidé ouvertement que les relations économiques et stratégiques [de l’Amérique] avec l’Arabie saoudite comptaient davantage que la question soulevée par le fait que [le régime] avait assassiné un journaliste ». Le refus de l’administration Trump d’entreprendre le moindre effort pour demander des comptes aux Saoudiens fut, de son point de vue, « déterminant quant au déclin de la liberté de la presse dans le monde ».
Un incident moins médiatisé, survenu un an auparavant, montre à quel point l’administration Trump est indifférente au sort des journalistes. Selon Sulzberger, en 2017, un haut responsable du gouvernement des États-Unis prit contact avec le journal pour l’avertir que les autorités égyptiennes s’apprêtaient à arrêter un reporter du Times en poste au Caire, Declan Walsh, suite à un article qu’il avait signé et qui reliait la mort d’un étudiant italien aux forces de sécurité égyptiennes.
Ce qui ressortait de l’appel, se souvient Sulzberger, c’est que ce responsable en avait pris l’initiative sans l’aval de l’administration Trump – et peut-être même contre l’avis de celle-ci –, puisque le département d’État avait apparemment décidé, malgré l’usage, de ne pas intervenir. Fort heureusement, le quotidien parvint à obtenir l’aide de l’Irlande, pays natal de Walsh, dont les diplomates intervinrent rapidement pour le faire sortir sain et sauf d’Égypte.
Revenant plus tard sur l’incident, Walsh écrit qu’« il devient de plus en plus clair que nous autres journalistes ne pouvons plus compter comme autrefois sur le gouvernement des États-Unis pour nous défendre ».
Je ne peux pas savoir ce qui m’arriverait si j’étais kidnappée aujourd’hui en Afghanistan. Mais à en juger par le comportement jusqu’à présent de l’administration Trump, on peut estimer, sans trop se tromper, que le gouvernement des États-Unis resterait indifférent et demanderait d’abord pourquoi j’étais là-bas.
Or ce sont précisément dans les pays frappés par des conflits ou souffrant sous la férule de régimes autoritaires que les journalistes sont les plus nécessaires. Heureusement pour les gens de ces pays, de courageux reporters locaux continuent de se battre au quotidien pour révéler la corruption, garantir la transparence, et demander des comptes aux puissants, même au prix de leur propre sécurité.
Cet engagement, on le trouve bien sûr en Afghanistan. Voici deux ans, au mois d’avril, alors que j’étais revenue en reportage à Kaboul, le conducteur d’une moto-suicide s’est fait exploser non loin de mon hôtel, dans une rue derrière l’ambassade américaine. Tandis que les journalistes se précipitaient pour couvrir l’événement, une seconde bombe humaine a frappé, qui a tué neuf personnes, dont Shah Marai, le chef du service photo de l’AFP dans le pays.
Jamais autant de journalistes n’étaient morts en un seul jour en Afghanistan. Mais cela n’a pas empêché les courageux Afghans de poursuivre leur travail et de continuer à partager leurs articles avec le reste du monde. Bien au contraire. L’événement a raffermi la volonté d’une nouvelle génération de jeunes journalistes – dont beaucoup sont des femmes – dans la poursuite du combat pour la vérité et l’obligation de rendre des comptes.
Aujourd’hui, les reporters du monde entier suivent bravement la propagation du Covid-19, dans un monde où l’équipement de protection individuel n’est plus une question de gilets pare-balles ou de casques mais de masques et de gants. Ces reporters racontent les histoires de celles et ceux qui ont été frappés, honorent les morts, et fournissent à l’opinion une information indispensable. Plus important encore, ils réfutent la désinformation et les théories du complot.
Il n’est pas normal que des journalistes craignent les attaques de leur propre gouvernement pour la seule raison qu’ils font leur métier. Les règles qu’on détruit aujourd’hui seront difficiles à rebâtir, quelle que soit l’identité du locataire de la Maison Blanche, mais l’avenir de la liberté de la presse dans le monde exige que nous relevions le défi.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Mellissa Fung est l’autrice de Under An Afghan Sky: A Memoir of Captivity [non traduit].
© Project Syndicate 1995–2020
Depuis ma libération, en novembre 2008, 628 journalistes ont été tués de par le monde dans l’exercice de leur profession. Aujourd’hui, selon un décompte effectué par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), 64 journalistes sont toujours portés disparus et 250 sont en prison. Un nouveau rapport, réalisé par l’association britannique Article 19 – ainsi nommée en raison de l’article de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui affirme le droit de recevoir et de répandre des informations comme celui d’exprimer ses opinions –, conclut que la liberté d’expression est à son niveau le plus bas depuis dix ans et ne cesse de s’affaiblir.
De fait, trois personnes sur quatre dans le monde « assistent à une détérioration de leur environnement dans le domaine de la liberté d’expression », note le rapport d’Article 19. Thomas Hughes, ancien directeur de l’organisation, en tient responsables, pour partie, les gouvernements et leur usage de « la technologie numérique afin de surveiller leurs citoyens, de restreindre les contenus et de couper les communications ».
La pandémie actuelle de Covid-19 aggrave encore la situation. Tandis que le virus se répand dans le monde entier, il fournit aux gouvernements autoritaires un prétexte pour renforcer encore leur contrôle sur l’information. Le gouvernement chinois a éliminé tous les reportages faisant état du virus lorsqu’il a fait son apparition à Wuhan, dénonçant les médecins qui ont lancé les premières alertes, et emprisonnant ceux qui tentaient de relayer ces alertes. Il se sert aujourd’hui des médias publics pour réécrire l’histoire. En Hongrie, Viktor Orban a fait adopter par le Parlement une loi qui permettra aux autorités de punir quiconque diffuse de « fausses nouvelles » sur le virus.
Selon un récent rapport du CPJ, les gouvernements autoritaires, mais aussi élus démocratiquement, ont de plus en plus tendance à légiférer dans l’intention affichée de lutter contre les informations falsifiées – les « fake news » – et la cybercriminalité, ce qui équivaut en réalité, dans de nombreux cas, à criminaliser le journalisme. De l’Égypte à la Turquie et au Cameroun, les journalistes sont harcelés, intimidés, condamnés à des amendes ou à de la prison sous l’accusation fallacieuse de diffusion de fausses nouvelles.
Et lorsqu’il s’agit de discréditer les efforts des journalistes pour demander des comptes aux puissants, ce sont les États-Unis – historiquement les premiers défenseurs de la liberté de la presse – qui montrent l’exemple aux autres pays. Les conférences de presse quasi quotidiennes du président des États-Unis Donald Trump dégénèrent en attaques contre les journalistes qui mettent en doute ses mensonges et réfutent la désinformation sur la façon dont son administration a géré la crise.
Comme l’a fait remarquer l’an dernier A. G. Sulzberger, directeur de la publication du New York Times, Trump, en se moquant constamment des journalistes et des organes de presse, qui pis est en les menaçant, a « de facto donné aux dirigeants étrangers l’autorisation de se comporter de la même manière envers les journalistes de leurs pays, et leur a même donné le vocabulaire pour cela ». Les réticences de l’administration Trump à défendre les journalistes ont engendré une culture de l’impunité.
Elle n’a jamais été plus flagrante qu’après le meurtre brutal du journaliste dissident saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Comme le note Courtney Radsch, porte-parole du CPJ, Trump « a décidé ouvertement que les relations économiques et stratégiques [de l’Amérique] avec l’Arabie saoudite comptaient davantage que la question soulevée par le fait que [le régime] avait assassiné un journaliste ». Le refus de l’administration Trump d’entreprendre le moindre effort pour demander des comptes aux Saoudiens fut, de son point de vue, « déterminant quant au déclin de la liberté de la presse dans le monde ».
Un incident moins médiatisé, survenu un an auparavant, montre à quel point l’administration Trump est indifférente au sort des journalistes. Selon Sulzberger, en 2017, un haut responsable du gouvernement des États-Unis prit contact avec le journal pour l’avertir que les autorités égyptiennes s’apprêtaient à arrêter un reporter du Times en poste au Caire, Declan Walsh, suite à un article qu’il avait signé et qui reliait la mort d’un étudiant italien aux forces de sécurité égyptiennes.
Ce qui ressortait de l’appel, se souvient Sulzberger, c’est que ce responsable en avait pris l’initiative sans l’aval de l’administration Trump – et peut-être même contre l’avis de celle-ci –, puisque le département d’État avait apparemment décidé, malgré l’usage, de ne pas intervenir. Fort heureusement, le quotidien parvint à obtenir l’aide de l’Irlande, pays natal de Walsh, dont les diplomates intervinrent rapidement pour le faire sortir sain et sauf d’Égypte.
Revenant plus tard sur l’incident, Walsh écrit qu’« il devient de plus en plus clair que nous autres journalistes ne pouvons plus compter comme autrefois sur le gouvernement des États-Unis pour nous défendre ».
Je ne peux pas savoir ce qui m’arriverait si j’étais kidnappée aujourd’hui en Afghanistan. Mais à en juger par le comportement jusqu’à présent de l’administration Trump, on peut estimer, sans trop se tromper, que le gouvernement des États-Unis resterait indifférent et demanderait d’abord pourquoi j’étais là-bas.
Or ce sont précisément dans les pays frappés par des conflits ou souffrant sous la férule de régimes autoritaires que les journalistes sont les plus nécessaires. Heureusement pour les gens de ces pays, de courageux reporters locaux continuent de se battre au quotidien pour révéler la corruption, garantir la transparence, et demander des comptes aux puissants, même au prix de leur propre sécurité.
Cet engagement, on le trouve bien sûr en Afghanistan. Voici deux ans, au mois d’avril, alors que j’étais revenue en reportage à Kaboul, le conducteur d’une moto-suicide s’est fait exploser non loin de mon hôtel, dans une rue derrière l’ambassade américaine. Tandis que les journalistes se précipitaient pour couvrir l’événement, une seconde bombe humaine a frappé, qui a tué neuf personnes, dont Shah Marai, le chef du service photo de l’AFP dans le pays.
Jamais autant de journalistes n’étaient morts en un seul jour en Afghanistan. Mais cela n’a pas empêché les courageux Afghans de poursuivre leur travail et de continuer à partager leurs articles avec le reste du monde. Bien au contraire. L’événement a raffermi la volonté d’une nouvelle génération de jeunes journalistes – dont beaucoup sont des femmes – dans la poursuite du combat pour la vérité et l’obligation de rendre des comptes.
Aujourd’hui, les reporters du monde entier suivent bravement la propagation du Covid-19, dans un monde où l’équipement de protection individuel n’est plus une question de gilets pare-balles ou de casques mais de masques et de gants. Ces reporters racontent les histoires de celles et ceux qui ont été frappés, honorent les morts, et fournissent à l’opinion une information indispensable. Plus important encore, ils réfutent la désinformation et les théories du complot.
Il n’est pas normal que des journalistes craignent les attaques de leur propre gouvernement pour la seule raison qu’ils font leur métier. Les règles qu’on détruit aujourd’hui seront difficiles à rebâtir, quelle que soit l’identité du locataire de la Maison Blanche, mais l’avenir de la liberté de la presse dans le monde exige que nous relevions le défi.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Mellissa Fung est l’autrice de Under An Afghan Sky: A Memoir of Captivity [non traduit].
© Project Syndicate 1995–2020