Dani Rodrik, professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard University
Pour la plupart des gens, la plupart du temps, le travail est généralement désagréable. Historiquement, c’est grâce à de grandes quantités de travail éreintant que les pays sont devenus riches. Et c’est la richesse qui permet à certaines personnes d’avoir la chance de faire un travail plus agréable.
Grâce à la révolution industrielle, de nouvelles technologies dans les textiles en coton, dans le fer et l’acier, ainsi que dans le transport ont permis une hausse constante des niveaux de productivité du travail pour la première fois dans l'histoire. D’abord en Grande-Bretagne au milieu du XVIIIe siècle, puis en Europe occidentale et en Amérique du Nord, des hommes et des femmes affluèrent de la campagne vers les villes pour satisfaire la demande croissante de main-d'œuvre des usines.
Cependant, pendant plusieurs décennies, les travailleurs n’ont que peu profité des avantages de la hausse de la productivité. Ils travaillèrent de longues heures dans des conditions étouffantes, habitèrent dans des logements surpeuplés et insalubres, et leurs revenus ne progressèrent que très peu. Certains indicateurs, tels que la taille moyenne des travailleurs, suggèrent que les niveaux de vie ont peut-être même diminué pendant un certain temps.
Avec le temps, le capitalisme s’est transformé et ses gains ont commencé à être plus largement partagés. Cela s’est produit en partie parce que les salaires ont commencé à augmenter naturellement lorsque le surplus des travailleurs ruraux s’est tari. Mais, de manière tout aussi importante, les travailleurs se sont organisés pour défendre leurs intérêts. Craignant la révolution, les industriels acceptèrent des compromis. Les droits civils et politiques furent étendus à la classe ouvrière.
La démocratie, à son tour, dompta encore un peu plus le capitalisme. Les conditions de travail s’améliorèrent grâce à des arrangements négociés ou prescrits par l'Etat qui conduisirent à une réduction des heures de travail, une plus grande sécurité, ainsi que des allocations de famille, de santé et d'autres avantages. Les investissements publics dans l'éducation et la formation des travailleurs les rendirent à la fois plus productifs et plus libres d'exercer des choix.
En conséquence, la part du travail dans l'excédent des entreprises s’est mise à augmenter. Bien que les emplois en usine ne soient jamais devenus agréables, les métiers d’ouvriers permettaient dorénavant d’accéder à un niveau de vie de la classe moyenne, avec toutes ses possibilités de consommation et ses opportunités de style de vie.
Finalement, le progrès technologique a amoindri le capitalisme industriel. La productivité du travail dans les industries manufacturières a augmenté beaucoup plus vite que dans le reste de l'économie: une quantité identique (voire supérieure) d'acier, de voitures et de matériel électronique pouvait être réalisée avec beaucoup moins de travailleurs. Ainsi, les travailleurs « excédentaires » furent déplacés vers les industries de services – l'éducation, la santé, la finance, le divertissement et l'administration publique, par exemple. Ainsi est née l'économie post-industrielle.
Le travail devint plus agréable pour certains, mais pas pour tous. A ceux qui avaient les compétences, le capital et le bon sens pour prospérer dans l'ère post-industrielle, les services ont offert des possibilités démesurées. Des banquiers, des consultants et des ingénieurs gagnèrent des salaires beaucoup plus élevés que leurs ancêtres de l'ère industrielle.
De manière toute aussi importante, le travail de bureau permit un degré de liberté et d'autonomie personnelle que le travail en usine n'avait jamais fourni. Malgré de longues heures (peut-être plus que dans les emplois en usine), les professionnels des services bénéficièrent d’un contrôle beaucoup plus grand sur leur vie quotidienne et les décisions en milieu de travail. Les enseignants, les infirmières et les serveurs étaient loin d’être aussi bien payés mais ont, eux aussi, été libérés de la monotonie de la corvée mécanique de l'atelier.
Pour les travailleurs les moins qualifiés, cependant, les emplois du secteur des services ont impliqué de renoncer aux avantages négociés du capitalisme industriel. La transition vers une économie de services a souvent été de pair avec le déclin des syndicats, de la protection de l'emploi et des normes d’équité salariale, ce qui a affaiblit grandement le pouvoir de négociation et la sécurité d'emploi des travailleurs.
Ainsi, l'économie post-industrielle a-t-elle ouvert un nouvel abîme au sein du marché du travail, entre les personnes disposant d’emplois dans les services stables, à salaire élevé et épanouissants, et celles devant se contenter d’emplois éphémères, peu rémunérés et peu satisfaisants. Deux facteurs ont déterminé la part de chaque type d'emploi – et donc l'ampleur des inégalités produites par la transition post-industrielle : le niveau d’éducation et de compétences de la main-d'œuvre, et le degré d'institutionnalisation des marchés du travail dans les services (outre l’industrie manufacturière).
L'inégalité, l'exclusion et la dualité se sont accrues dans les pays où les compétences étaient mal réparties et de nombreux services se sont approchés de « l’idéal » des marchés au comptant des manuels d’économie. Les États-Unis, où de nombreux travailleurs sont obligés de de combiner plusieurs emplois afin de s’assurer un niveau de vie adéquat, demeure l'exemple canonique de ce modèle.
La grande majorité des travailleurs vivent encore dans des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire et doivent encore passer par ces transformations. Il y a deux raisons de penser que leur trajectoire future ne se déroulera pas (nécessairement) tout à fait de la même façon.
Tout d'abord, il n'y a aucune raison pour laquelle des conditions de travail sécurisées, la liberté d'association et la négociation collective ne pourraient pas être introduites à des stades de développement plus précoces que ce qui n’a eu lieu historiquement. Tout comme la démocratie politique n'a pas besoin d'attendre que les revenus augmentent, des normes de travail solides ne doivent pas nécessairement arriver après le développement économique. Les travailleurs des pays à faibles revenus ne devraient pas être privés des droits fondamentaux pour des raisons de développement industriel et de performance à l'exportation.
Deuxièmement, les forces de la mondialisation et du progrès technologique ont concouru à modifier la nature du travail manufacturier d'une manière qui rend très difficile, voire impossible, pour les nouveaux arrivants d’imiter l'expérience industrielle des quatre Tigres asiatiques, ou celle des économies européenne et nord-américaine avant eux. Beaucoup (sinon la plupart) des pays en développement sont en train de devenir des économies de services sans avoir développé un grand secteur manufacturier – un processus que j’ai baptisé « désindustrialisation prématurée ».
La désindustrialisation prématurée pourrait-elle être une bénédiction déguisée, permettant aux travailleurs dans le monde en développement de contourner la corvée du travail en usine ?
Si c’est le cas, comment un tel avenir pourrait être construit n’est pas du tout clair. Une société dans laquelle la plupart des travailleurs sont auto-propriétaires – commerçants, professionnels indépendants ou artistes – et fixent leurs propres conditions d'emploi tout en bénéficiant d’un niveau vie adéquat est possible uniquement lorsque la productivité globale de l'économie est déjà très élevée. Les services de haute productivité – tels que l'informatique ou la finance – ont besoin de travailleurs bien formés, et non pas le genre non qualifié que les pays pauvres ont en abondance.
En conclusion, il y a à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles pour l'avenir du travail dans les pays en développement. Grâce à la politique sociale et le droit du travail, les travailleurs peuvent devenir des acteurs à part entière de l'économie beaucoup plus tôt dans le processus de développement. En même temps, le moteur traditionnel de développement économique – l’industrialisation – est susceptible de fonctionner à capacité beaucoup plus faible. La combinaison résultante des attentes élevées du public et de la faible capacité de production de revenus sera un défi majeur pour les économies en développement partout dans le monde.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Dani Rodrik, professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard University, est l’auteur de: The Rights and Wrongs of the Dismal Science.
© Project Syndicate 1995–2015
Grâce à la révolution industrielle, de nouvelles technologies dans les textiles en coton, dans le fer et l’acier, ainsi que dans le transport ont permis une hausse constante des niveaux de productivité du travail pour la première fois dans l'histoire. D’abord en Grande-Bretagne au milieu du XVIIIe siècle, puis en Europe occidentale et en Amérique du Nord, des hommes et des femmes affluèrent de la campagne vers les villes pour satisfaire la demande croissante de main-d'œuvre des usines.
Cependant, pendant plusieurs décennies, les travailleurs n’ont que peu profité des avantages de la hausse de la productivité. Ils travaillèrent de longues heures dans des conditions étouffantes, habitèrent dans des logements surpeuplés et insalubres, et leurs revenus ne progressèrent que très peu. Certains indicateurs, tels que la taille moyenne des travailleurs, suggèrent que les niveaux de vie ont peut-être même diminué pendant un certain temps.
Avec le temps, le capitalisme s’est transformé et ses gains ont commencé à être plus largement partagés. Cela s’est produit en partie parce que les salaires ont commencé à augmenter naturellement lorsque le surplus des travailleurs ruraux s’est tari. Mais, de manière tout aussi importante, les travailleurs se sont organisés pour défendre leurs intérêts. Craignant la révolution, les industriels acceptèrent des compromis. Les droits civils et politiques furent étendus à la classe ouvrière.
La démocratie, à son tour, dompta encore un peu plus le capitalisme. Les conditions de travail s’améliorèrent grâce à des arrangements négociés ou prescrits par l'Etat qui conduisirent à une réduction des heures de travail, une plus grande sécurité, ainsi que des allocations de famille, de santé et d'autres avantages. Les investissements publics dans l'éducation et la formation des travailleurs les rendirent à la fois plus productifs et plus libres d'exercer des choix.
En conséquence, la part du travail dans l'excédent des entreprises s’est mise à augmenter. Bien que les emplois en usine ne soient jamais devenus agréables, les métiers d’ouvriers permettaient dorénavant d’accéder à un niveau de vie de la classe moyenne, avec toutes ses possibilités de consommation et ses opportunités de style de vie.
Finalement, le progrès technologique a amoindri le capitalisme industriel. La productivité du travail dans les industries manufacturières a augmenté beaucoup plus vite que dans le reste de l'économie: une quantité identique (voire supérieure) d'acier, de voitures et de matériel électronique pouvait être réalisée avec beaucoup moins de travailleurs. Ainsi, les travailleurs « excédentaires » furent déplacés vers les industries de services – l'éducation, la santé, la finance, le divertissement et l'administration publique, par exemple. Ainsi est née l'économie post-industrielle.
Le travail devint plus agréable pour certains, mais pas pour tous. A ceux qui avaient les compétences, le capital et le bon sens pour prospérer dans l'ère post-industrielle, les services ont offert des possibilités démesurées. Des banquiers, des consultants et des ingénieurs gagnèrent des salaires beaucoup plus élevés que leurs ancêtres de l'ère industrielle.
De manière toute aussi importante, le travail de bureau permit un degré de liberté et d'autonomie personnelle que le travail en usine n'avait jamais fourni. Malgré de longues heures (peut-être plus que dans les emplois en usine), les professionnels des services bénéficièrent d’un contrôle beaucoup plus grand sur leur vie quotidienne et les décisions en milieu de travail. Les enseignants, les infirmières et les serveurs étaient loin d’être aussi bien payés mais ont, eux aussi, été libérés de la monotonie de la corvée mécanique de l'atelier.
Pour les travailleurs les moins qualifiés, cependant, les emplois du secteur des services ont impliqué de renoncer aux avantages négociés du capitalisme industriel. La transition vers une économie de services a souvent été de pair avec le déclin des syndicats, de la protection de l'emploi et des normes d’équité salariale, ce qui a affaiblit grandement le pouvoir de négociation et la sécurité d'emploi des travailleurs.
Ainsi, l'économie post-industrielle a-t-elle ouvert un nouvel abîme au sein du marché du travail, entre les personnes disposant d’emplois dans les services stables, à salaire élevé et épanouissants, et celles devant se contenter d’emplois éphémères, peu rémunérés et peu satisfaisants. Deux facteurs ont déterminé la part de chaque type d'emploi – et donc l'ampleur des inégalités produites par la transition post-industrielle : le niveau d’éducation et de compétences de la main-d'œuvre, et le degré d'institutionnalisation des marchés du travail dans les services (outre l’industrie manufacturière).
L'inégalité, l'exclusion et la dualité se sont accrues dans les pays où les compétences étaient mal réparties et de nombreux services se sont approchés de « l’idéal » des marchés au comptant des manuels d’économie. Les États-Unis, où de nombreux travailleurs sont obligés de de combiner plusieurs emplois afin de s’assurer un niveau de vie adéquat, demeure l'exemple canonique de ce modèle.
La grande majorité des travailleurs vivent encore dans des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire et doivent encore passer par ces transformations. Il y a deux raisons de penser que leur trajectoire future ne se déroulera pas (nécessairement) tout à fait de la même façon.
Tout d'abord, il n'y a aucune raison pour laquelle des conditions de travail sécurisées, la liberté d'association et la négociation collective ne pourraient pas être introduites à des stades de développement plus précoces que ce qui n’a eu lieu historiquement. Tout comme la démocratie politique n'a pas besoin d'attendre que les revenus augmentent, des normes de travail solides ne doivent pas nécessairement arriver après le développement économique. Les travailleurs des pays à faibles revenus ne devraient pas être privés des droits fondamentaux pour des raisons de développement industriel et de performance à l'exportation.
Deuxièmement, les forces de la mondialisation et du progrès technologique ont concouru à modifier la nature du travail manufacturier d'une manière qui rend très difficile, voire impossible, pour les nouveaux arrivants d’imiter l'expérience industrielle des quatre Tigres asiatiques, ou celle des économies européenne et nord-américaine avant eux. Beaucoup (sinon la plupart) des pays en développement sont en train de devenir des économies de services sans avoir développé un grand secteur manufacturier – un processus que j’ai baptisé « désindustrialisation prématurée ».
La désindustrialisation prématurée pourrait-elle être une bénédiction déguisée, permettant aux travailleurs dans le monde en développement de contourner la corvée du travail en usine ?
Si c’est le cas, comment un tel avenir pourrait être construit n’est pas du tout clair. Une société dans laquelle la plupart des travailleurs sont auto-propriétaires – commerçants, professionnels indépendants ou artistes – et fixent leurs propres conditions d'emploi tout en bénéficiant d’un niveau vie adéquat est possible uniquement lorsque la productivité globale de l'économie est déjà très élevée. Les services de haute productivité – tels que l'informatique ou la finance – ont besoin de travailleurs bien formés, et non pas le genre non qualifié que les pays pauvres ont en abondance.
En conclusion, il y a à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles pour l'avenir du travail dans les pays en développement. Grâce à la politique sociale et le droit du travail, les travailleurs peuvent devenir des acteurs à part entière de l'économie beaucoup plus tôt dans le processus de développement. En même temps, le moteur traditionnel de développement économique – l’industrialisation – est susceptible de fonctionner à capacité beaucoup plus faible. La combinaison résultante des attentes élevées du public et de la faible capacité de production de revenus sera un défi majeur pour les économies en développement partout dans le monde.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Dani Rodrik, professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de Harvard University, est l’auteur de: The Rights and Wrongs of the Dismal Science.
© Project Syndicate 1995–2015