On se souvient, en novembre 2008, moins de deux mois après la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, de la question lancée par une reine Elizabeth manifestement courroucée, lors d’une visite à la London School of Economics : « Pourquoi personne ne s’en est-il rendu compte ? »
Au cours des dix années qui se sont écoulées, toute sortes de réponses ont été avancées, reprochant aux experts leur arrogance, leur complicité, ou estimant que leurs compétences étaient largement surestimées. Le contexte était affreux, avec disparitions d’emplois et contraction des bilans. La fortune personnelle de la reine avait perdu (quoique partant de très haut) 25 millions de livres (32,1 millions de dollars) depuis le début de la crise.
Aujourd’hui, avec le recul offert par ces dix années, nous sommes peut-être en meilleure posture pour répondre à la question de la reine Elizabeth. Mais nous devons d’abord considérer d’une façon plus générale les difficultés auxquelles sont confrontés les économistes et les experts financiers – difficultés qui demeurent aussi mal comprises des contempteurs de l’économie contemporaine que de ses défenseurs.
Un premier problème se présente : pour certains types de phénomènes économiques – tels les récessions financières, les krachs du marché boursier ou les fluctuations des taux de change –, il est logiquement impossible que quiconque soit reconnu comme capable de livrer longtemps à l’avance des prévisions justes. Cela ne signifie pas que personne n’ait les capacités de prévoir un krach, mais que personne ne peut être réputé avoir ses capacités. Car si tel était le cas, les prévisions émises deviendraient ipso facto des prophéties auto-réalisatrices : sur la foi d’un prévisionniste fiable qui annoncerait par exemple un effondrement de la Bourse, tout le monde commencerait à vendre ses actions et l’issue prévue deviendrait inévitable.
Le second problème soulevé par l’expertises vient du fait qu’il n’est pas toujours dans l’intérêt des experts de révéler ce qu’ils savent ou ne savent pas. La plupart des gens sont tentés de faire valoir leur expertise, en exagérant peut-être son étendue.
Il ne s’agit évidemment pas de mettre en doute la valeur des experts. Ainsi lorsque j’étais conseiller du gouvernement indien, fut-il décidé de vendre des fréquences 3G. Certains d’entre nous poussaient les pouvoirs publics à recourir à des enchères en bonne et due forme – un domaine dans lequel les économistes ont une expertise d’ingénieurs – plutôt que de céder pour un prix prédéterminé ces autorisations. Les responsables politiques indiens nous ont écoutés, et les fréquences, qui avaient été estimées par l’administration à 7 milliards de dollars ont atteint le prix étonnant de 15 milliards de dollars.
Mais de nombreux domaines subsistent où le savoir des économistes est très imprécis et doit s’assortir de certaines réserves, ce qui n’est peut-être pas totalement compris. La raison en est parfois que ceux qui prennent les décisions choisissent de ne pas tenir compte de ces réserves, parfois aussi que les économistes eux-mêmes ne formulent pas clairement les risques.
Et ces risques sont d’autant plus graves dans un monde où le progrès scientifique et technologique nous conduit en territoire inconnu. Les décisions qui doivent être prises en réponse à ces évolutions – que ces dernières soient liées à la nature du monde ou que nous en soyons nous-mêmes responsables – nécessitent une information aussi pertinente que possible.
La complexité croissante se traduit dans les domaines législatif et politique. Il n’est pas rare aujourd’hui que des gens concluent des contrats si longs et contournés que les signataires ne savent pas ce qu’ils comportent (ce fut l’un des principaux facteurs ayant contribué à la crise des crédits hypothécaires à risques aux États-Unis, qui a nourri la crise économique mondiale et, ultérieurement, la Grande Récession). De même les procédures d’intervention des banques centrales sont-elles aujourd’hui mal comprises par ceux qui sont les plus touchés.
Il en résulte que nous sommes de plus en plus dépendants des experts. Et ceux-ci peuvent décider de ne pas se contenter d’utiliser leur savoir-faire pour relever les défis qui s’annoncent, mais aussi pour servir leurs propres intérêts.
C’est un vieux problème. Au XVIIe siècle, sir William Petty, économiste et investisseur britannique, fut chargé du relevé de vastes étendues de terres appartenant alors à l’armée, dont beaucoup étaient des jachères, situées en Irlande. Il fit du bon travail, introduisant des méthodes réellement novatrices. Mais il finit par devenir le propriétaire d’une grande partie des terres qu’il avait relevées.
Ce « problème Petty » est voué à s’aggraver à mesure que s’accroît la complexité du monde – et par conséquent notre dépendance aux experts. Cela ne contribuera pas à renforcer l’affection que leur porte les gens ordinaires. On voit déjà monter un peu partout dans le monde, des États-Unis à l’Inde, un sentiment populiste d’extrême-droite fondé au moins en partie sur la méfiance envers les experts, perçus comme étant au service de leurs propres intérêts.
La solution du problème Petty n’apparaît pas immédiatement. Mais nous devons reconnaître son existence – et admettre qu’il est intimement lié à la montée quasi générale des inégalités dans le monde. Nous devons en outre attaquer de front ces inégalités, en limitant l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. S’il devenait par exemple impossible à un ou une PDG de gagner plus qu’un certain multiple de la rémunération du travailleur ordinaire dans son entreprise, l’ingéniosité des dirigeants à s’enrichir trouverait rapidement ses limites.
Certes, imposer des plafonds à la rémunération des cadres dirigeants, c’est utiliser dans la lutte contre les inégalités un instrument contondant. Mais les politiques plus nuancées – souvent fondées sur l’assomption trompeuse d’entreprises capables de s’autoréguler ou qui seraient poussées à le faire d’elles-mêmes – ont jusque-là échoué. Il est grand temps de prendre des mesures que tout le monde comprenne.
Traduction François Boisivon
Kaushik Basu, ancien chef économiste de la Banque mondiale, est professeur d’économie à l’université Cornell, aux États-Unis.
Au cours des dix années qui se sont écoulées, toute sortes de réponses ont été avancées, reprochant aux experts leur arrogance, leur complicité, ou estimant que leurs compétences étaient largement surestimées. Le contexte était affreux, avec disparitions d’emplois et contraction des bilans. La fortune personnelle de la reine avait perdu (quoique partant de très haut) 25 millions de livres (32,1 millions de dollars) depuis le début de la crise.
Aujourd’hui, avec le recul offert par ces dix années, nous sommes peut-être en meilleure posture pour répondre à la question de la reine Elizabeth. Mais nous devons d’abord considérer d’une façon plus générale les difficultés auxquelles sont confrontés les économistes et les experts financiers – difficultés qui demeurent aussi mal comprises des contempteurs de l’économie contemporaine que de ses défenseurs.
Un premier problème se présente : pour certains types de phénomènes économiques – tels les récessions financières, les krachs du marché boursier ou les fluctuations des taux de change –, il est logiquement impossible que quiconque soit reconnu comme capable de livrer longtemps à l’avance des prévisions justes. Cela ne signifie pas que personne n’ait les capacités de prévoir un krach, mais que personne ne peut être réputé avoir ses capacités. Car si tel était le cas, les prévisions émises deviendraient ipso facto des prophéties auto-réalisatrices : sur la foi d’un prévisionniste fiable qui annoncerait par exemple un effondrement de la Bourse, tout le monde commencerait à vendre ses actions et l’issue prévue deviendrait inévitable.
Le second problème soulevé par l’expertises vient du fait qu’il n’est pas toujours dans l’intérêt des experts de révéler ce qu’ils savent ou ne savent pas. La plupart des gens sont tentés de faire valoir leur expertise, en exagérant peut-être son étendue.
Il ne s’agit évidemment pas de mettre en doute la valeur des experts. Ainsi lorsque j’étais conseiller du gouvernement indien, fut-il décidé de vendre des fréquences 3G. Certains d’entre nous poussaient les pouvoirs publics à recourir à des enchères en bonne et due forme – un domaine dans lequel les économistes ont une expertise d’ingénieurs – plutôt que de céder pour un prix prédéterminé ces autorisations. Les responsables politiques indiens nous ont écoutés, et les fréquences, qui avaient été estimées par l’administration à 7 milliards de dollars ont atteint le prix étonnant de 15 milliards de dollars.
Mais de nombreux domaines subsistent où le savoir des économistes est très imprécis et doit s’assortir de certaines réserves, ce qui n’est peut-être pas totalement compris. La raison en est parfois que ceux qui prennent les décisions choisissent de ne pas tenir compte de ces réserves, parfois aussi que les économistes eux-mêmes ne formulent pas clairement les risques.
Et ces risques sont d’autant plus graves dans un monde où le progrès scientifique et technologique nous conduit en territoire inconnu. Les décisions qui doivent être prises en réponse à ces évolutions – que ces dernières soient liées à la nature du monde ou que nous en soyons nous-mêmes responsables – nécessitent une information aussi pertinente que possible.
La complexité croissante se traduit dans les domaines législatif et politique. Il n’est pas rare aujourd’hui que des gens concluent des contrats si longs et contournés que les signataires ne savent pas ce qu’ils comportent (ce fut l’un des principaux facteurs ayant contribué à la crise des crédits hypothécaires à risques aux États-Unis, qui a nourri la crise économique mondiale et, ultérieurement, la Grande Récession). De même les procédures d’intervention des banques centrales sont-elles aujourd’hui mal comprises par ceux qui sont les plus touchés.
Il en résulte que nous sommes de plus en plus dépendants des experts. Et ceux-ci peuvent décider de ne pas se contenter d’utiliser leur savoir-faire pour relever les défis qui s’annoncent, mais aussi pour servir leurs propres intérêts.
C’est un vieux problème. Au XVIIe siècle, sir William Petty, économiste et investisseur britannique, fut chargé du relevé de vastes étendues de terres appartenant alors à l’armée, dont beaucoup étaient des jachères, situées en Irlande. Il fit du bon travail, introduisant des méthodes réellement novatrices. Mais il finit par devenir le propriétaire d’une grande partie des terres qu’il avait relevées.
Ce « problème Petty » est voué à s’aggraver à mesure que s’accroît la complexité du monde – et par conséquent notre dépendance aux experts. Cela ne contribuera pas à renforcer l’affection que leur porte les gens ordinaires. On voit déjà monter un peu partout dans le monde, des États-Unis à l’Inde, un sentiment populiste d’extrême-droite fondé au moins en partie sur la méfiance envers les experts, perçus comme étant au service de leurs propres intérêts.
La solution du problème Petty n’apparaît pas immédiatement. Mais nous devons reconnaître son existence – et admettre qu’il est intimement lié à la montée quasi générale des inégalités dans le monde. Nous devons en outre attaquer de front ces inégalités, en limitant l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. S’il devenait par exemple impossible à un ou une PDG de gagner plus qu’un certain multiple de la rémunération du travailleur ordinaire dans son entreprise, l’ingéniosité des dirigeants à s’enrichir trouverait rapidement ses limites.
Certes, imposer des plafonds à la rémunération des cadres dirigeants, c’est utiliser dans la lutte contre les inégalités un instrument contondant. Mais les politiques plus nuancées – souvent fondées sur l’assomption trompeuse d’entreprises capables de s’autoréguler ou qui seraient poussées à le faire d’elles-mêmes – ont jusque-là échoué. Il est grand temps de prendre des mesures que tout le monde comprenne.
Traduction François Boisivon
Kaushik Basu, ancien chef économiste de la Banque mondiale, est professeur d’économie à l’université Cornell, aux États-Unis.