L'industrie pharmaceutique peut mieux faire

Jeudi 21 Mai 2015

LONDRES – Lorsque David Cameron, le Premier ministre britannique, m'a demandé de faire un rapport concernant les problèmes de résistance aux antibiotiques, je ne m'attendais pas à ce que cela me conduise à remettre en question l'un des outils de gestion financière les plus répandus : le rachat par une entreprise de ses propres actions.


La résistance de plus en plus fréquente aux antibiotiques est un problème grave. Si l'on ne trouve pas de solution, elle pourrait causer le décès de 10 millions de personnes par an vers 2050, un nombre supérieur à celui des décès dus actuellement au cancer. Et cela aura un coût astronomique : 100 000 milliards de dollars. Mais heureusement il est possible de faire face à la menace - à condition d'y consacrer les moyens voulus.
L'une des meilleures solutions consiste à développer de nouveaux médicaments. Dans un article qui va sortir prochainement, la Review on Antimicrobial Resistance évalue à 25 milliards de dollars le coût du développement, de la mise sur le marché et de l'amélioration de l'administration de nouveaux antibiotiques. C'est une somme significative, mais qui ne représente pas grand chose comparée au coût des dommages si l'on ne trouve pas de solution au problème. Or c'est à peu près l'équivalent de la somme que les deux plus grands laboratoires pharmaceutiques de la planète vont consacrer cette année au rachat de leurs propres actions.
Même si la Review on Antimicrobial Resistance ne formule pas encore de recommandations relatives au financement de la recherche de nouveaux médicaments, il est évident que l'industrie pharmaceutique a les moyens d'y contribuer. Ses dirigeants soulignent qu'ils ont besoin de garanties financières avant d'investir dans des recherches qui paraissent peu rentables et qu'il faut donc les autoriser à augmenter les prix, de manière à ajuster la demande à l'offre.
L'industrie pharmaceutique peut et doit jouer un rôle majeur dans le financement d'un Fonds commun consacré à l'innovation destiné à soutenir la recherche sur la résistance aux antibiotiques. Il y a une bonne raison pour cela, une raison qui m'est devenue familière lors de mes années passées à Goldman Sachs : la recherche éclairée de son propre intérêt.
Six ans après le début de la crise financière mondiale, on accuse encore fréquemment le secteur bancaire d'être responsable de la catastrophe. C'est pourquoi une réglementation de plus en plus contraignante pèse sur certaines activités de ce secteur. Si ce dernier avait fait preuve de plus de réactivité sur certaines questions (par exemple les revenus excessifs de leurs dirigeants) il se trouverait aujourd'hui dans un environnement moins hostile.
On peut en dire autant de l'industrie pharmaceutique. Le rachat d'actions est parfois légitime, mais il ne se justifie pas toujours, notamment du point de vue de l'intérêt éclairé de la firme qui en prend l'initiative. En décembre dernier, Merck, un géant de l'industrie pharmaceutique, a dépensé 8,4 milliards de dollars pour acheter Cubist Pharmaceuticals, un laboratoire pharmaceutique du Massachusetts spécialisé dans la lutte contre le staphylocoque doré (encore appelé staphylococcus aureus résistant à la méticilline ou SARM), une bactérie qui est devenue résistante à de nombreux antibiotiques. Or début mars - moins de 3 mois après cette acquisition - Merck annonçait la fermeture de l'unité de recherche fondamentale de Cubist et le licenciement de 120 employés, ce qui compromet probablement le développement de nouveaux médicaments. Et 3 semaines plus tard, Merck annonçait son intention de consacrer 10 milliards de dollars supplémentaires au rachat d'une partie de ses actions. Il est difficile de ne pas faire le lien entre ces deux décisions.
Certes, l'industrie pharmaceutique n'est pas la seule à pratiquer des rachats douteux de ce type, Apple en est une autre illustration. Les derniers chiffres concernant ses ventes trimestrielles montre que cette société est devenue bien plus qu'une entreprise de haute technologie ; c'est maintenant une marque qui joue un rôle essentiel pour la classe moyenne chinoise. Dans un an la taille de son marché chinois dépassera probablement celle de son marché américain.
La somme qu'Apple consacre actuellement à son programme de rachat  est encore plus frappante que cette confirmation de l'importance croissante des BRICS (le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine). En avril la firme à la pomme a annoncé qu'elle avait autorisé une rallonge de 50 milliards de dollars pour le rachat de ses actions, portant ainsi le budget dédié à cette opération à 140 milliards de dollars.
Survenant à un moment où la gestion financière du secteur de la haute technologie est de plus en plus dans la ligne de mire des pays développés qui se débattent avec des restrictions budgétaires et des dettes croissantes, la décision d'Apple me semble contestable. Le savoir-faire d'une société pour échapper à la fiscalité tout en dopant les dividendes de ses actionnaires grâce au rachat d'actions (parfois financé par l'endettement) ne me paraît pas être un gage de stabilité.
Lorsque les grandes entreprises sont dans l'incapacité d'identifier les domaines de recherche prometteurs et les investissements qui leurs sont favorables (ainsi qu'à leurs employés et à leurs clients), elles ont tout intérêt à distribuer des dividendes plus élevés à leurs actionnaires plutôt qu'à se lancer dans le rachat d'actions. Ou mieux encore, dans un monde confronté à de nombreux problèmes (du réchauffement climatique à la résistance aux antibiotiques), les grands dirigeants industriels devraient se demander comment ils peuvent contribuer à éviter les crises.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Jim O’Neil dirige la Review on Antimicrobial Resistance créée par le gouvernement britannique ; il est également chercheur invité du cercle de réflexion économique Bruegel de Bruxelles. Il a été président de Goldman Sachs Asset Management.
© Project Syndicate 1995–2015
 
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